lundi 23 août 2021

Drive my car

Drive My Car de Ryūsuke Hamaguchi (2021).

Le point aveugle.

L'important dans une adaptation cinématographique est moins ce que le cinéaste a conservé de l'œuvre originale que ce qu'il y a corrigé, retranché et surtout ajouté. De la nouvelle de Murakami, qui ouvre son recueil Des hommes sans femmes, de la même manière que la chanson éponyme des Beatles ouvrait l'album Rubber Soul (1), Hamaguchi n'a quasiment rien retiré, ce qui est en soi logique vu la structure déjà particulièrement épurée de la nouvelle. Tout au plus y a-t-il gommé un peu de ce qui constitue la petite musique murakamienne, ce fameux style "souple et neutre": souple comme la façon de conduire de Misaki, la jeune femme taciturne et peu attirante qui sert de chauffeur à Kafuku; neutre comme l'écriture de Kafka, auquel le nom du héros fait écho (la référence à Kafka est une constante chez Murakami), en plus de signifier "bonheur dans le foyer" en japonais... Quant aux corrections, elles sont pour la plupart sans conséquence: la Saab jaune est devenue rouge (c'est plus esthétique), on est passé de Tokyo à Hiroshima (la symbolique y est plus forte, trop peut-être), l'épouse décédée des suites d'une longue maladie meurt ici, brutalement, d'une hémorragie méningée... L'essentiel est ailleurs, dans ce que Hamaguchi développe à partir de la nouvelle, conférant au film sa dimension "hamaguchienne". Et tient à deux choses:
1) la "présence" des femmes — déplaçant ou plutôt modulant le motif qui donne son titre au recueil (des femmes qui ont disparu laissant les hommes seuls) — à travers notamment les deux parties qui encadrent le cœur proprement dit du film (la question de la langue et du jeu de l'acteur, avec en point d'orgue la séquence du dîner chez le couple coréen), soit le long prologue, avant le générique (le couple étrange que formaient de leurs côtés Kafuku et sa femme, leurs relations s'éclairant par la suite, progressivement, via les échanges entre Kafuku et Misaki — mais aussi Takatsuki, celui qui fut le dernier amant de l'épouse), et l'épilogue (le voyage à Kamijūnitaki, le village de Misaki), deux parties qui n'existent pas dans le récit de Murakami (2) et apportent au film l'incarnation, en l'occurrence féminine, qui aurait manqué si Hamaguchi s'était strictement limité à la nouvelle étant donné l'aspect très théorique du dispositif (un homme et une femme dans une voiture). Le film dure trois heures (je ne l'ai pas minuté mais il semble découpé en tranches à peu près égales d'une quarantaine de minutes), la nouvelle, elle, ne fait que cinquante pages, et c'est bien dans ce déploiement du récit, marquée par la fluidité et la précision de sa construction (à l'instar, là encore, de la conduite de Misaki), que se manifeste en premier lieu l'apport d'Hamaguchi (je me réfère à ses précédents films, ceux du moins que je connais: Passion, Senses, Asako I & II);
2) l'importance accordée à la pièce de théâtre de Tchekhov, Oncle Vania (dans la nouvelle, elle se résume à la cassette que Kafuku écoute en allant au théâtre, tout en répétant ses répliques — il a tenu autrefois le rôle de l'oncle —, et ne sert qu'à favoriser le rapprochement avec Misaki — elle s'identifie au personnage de Sonia, la nièce "moche" de Vania). Là, et c'est probablement ce qui a poussé Hamaguchi a adapté la nouvelle, la pièce devient centrale, non seulement parce qu'elle résonne douloureusement avec le passé de Kafuku (expliquant qu'il ne peut plus jouer le personnage de Vania), mais surtout parce qu'elle permet à Hamaguchi de creuser davantage le récit, en tant que metteur en scène, à travers les répétitions que dirige Kafuku (c'est le côté bergmanien du film), l'originalité venant du fait que la pièce est jouée par des acteurs de langues différentes, s'exprimant dans leur propre langue (du japonais au mandarin en passant par le coréen et... la langue des signes!), certains ne pouvant communiquer que par le biais d'un interprète. Cette pluralité de la langue (dont on est peut-être moins sensible en tant qu'occidental que le spectateur asiatique), associée au ton neutre que doivent adopter les acteurs lors des séances de lecture, permet ainsi de prolonger sous une autre forme, plus spécifique au cinéma d'Hamaguchi, la référence au style de Kafka qui court en filigrane chez Murakami. On y ajoutera l'impassibilité droopyenne de Kafuku, interprété par Hidetoshi Nishijima (dont le visage est comme "la surface d'un lac une fois que les ondulations se sont élargies et que le calme est revenu"), même si à l'intérieur ça travaille et que, chez lui, le sentiment de la perte est toujours aussi envahissant.

Reste à relier les différents pôles du film que constituent les trajets en voiture de Kafuku et Misaki, les interrogations du héros concernant la sexualité extra-conjugale de son épouse et les répétitions de la pièce de Tchekhov, avec au départ l'ancien amant dans le rôle de Vania. C'est toute la force et la beauté de Drive My Car: naviguer en eaux (faussement) calmes dans les profondeurs de la psyché de Kafuku, qui est celle de l'inconsolable, en s'attachant à l'être aimé et désormais absent, bien sûr, mais aussi à ce qui restera inexpliqué pour le héros; parce qu'il n'a pas su le voir en son temps, tel un point aveugle (Kafuku souffre d'un début de glaucome expliquant qu'on ne lui laisse plus conduire sa voiture), n'a pas réussi à savoir (l'aenigma de la femme) et que, de toute façon, il persistera toujours, si minime soit-elle, une part d'insondable, comparable à l'écart qui existe par exemple dans la traduction d'une langue dans une autre, même si elles sont très proches. Cet écart, Hamaguchi le décline sous différents angles (dont celui de la "différence des sexes", thème gouvernant la nouvelle de Murakami, à travers notamment la question tarte à la crème de "la femme au volant"), pour mieux le réduire, dans une dernière partie (imaginée par le cinéaste, on l'a dit) à fonction consolatrice, qui fait suite à la fin de la pièce et sa célèbre réplique, dite par Sonia, plus précisément le personnage muet (figure clé du film) qui l'interprète dans la langue des signes: "Tu n'as pas eu de joie dans la vie... mais patience, oncle Vania... nous nous reposerons". Un repos qui prend ici la forme d'une "reconnaissance" entre ces deux personnages que tout opposait et que l'histoire de chacun — la mort de l'être aimé qu'ils auraient pu empêcher si... — a fini par rapprocher: lui, Kafuku/Vania, oubliant un instant la douleur du passé; elle, Misaki/Sonia, révélant enfin sa beauté cachée.

(1) La référence aux Beatles est également habituelle chez Murakami. La nouvelle suivante s'intitule d'ailleurs "Yesterday". Pensons de même au roman La Ballade de l'impossible dont le titre original est Norwegian Wood (chanson des Beatles présente elle aussi sur Rubber Soul) et, dans le dernier recueil, Première personne du singulier, une des nouvelles s'intitule, on ne saurait être plus clair: "With the Beatles"!

(2) En fait, la première partie s'inspire d'une autre nouvelle du recueil où il est question d'une femme qui, chaque fois qu'elle fait l'amour, raconte à son partenaire des histoires extravagantes, où l'on retrouve également le thème de la lamproie que la femme dit avoir été dans une vie antérieure.

5 commentaires:

  1. Très beau texte. Vous en avez écrit d'autres sur Hamaguchi ?

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    1. Merci. Oui j'ai écrit un autre texte sur Passion et Asako (deux films que j'avais placés en tête de mon Top 2019) mais il n'a pas été mis en ligne.

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    2. Ce serait sympa de le publier.

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  2. A part le titre, il y a un rapport avec la chanson des Beatles ?

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    1. Dans le film non, pas directement en tous les cas, mais dans la nouvelle oui, le titre fait volontairement écho à la chanson (d'ailleurs la nouvelle qui suit s'intitule Yesterday)... chez Murakami ces références/clins d'oeil sont classiques sans que ça nourrisse nécessairement le récit, c'est le cas par exemple de la pièce de Tchekhov qui n'est que citée dans la nouvelle.

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