mardi 31 août 2021

Péguy à la sauce Dumont

France de Bruno Dumont (2021).

Deux Jeanne, une France.

Jeannette était une purge: le texte de Péguy massacré... la musique d'Igorrr, la chorégraphie de Decouflé, le chant, que ce soit celui de la petite Jeanne (genre casserole) ou celui de la grande (genre Castafiore), une véritable horreur... "il y a quelque chose qui ne marche pas" disait Jeannette au début, et Dumont d'en faire la preuve tout au long du film, un film qui tournait en rond, faute de "partance", toujours différée... A l'arrivée, ne restait que l'idée du headbanging, le personnage de l'oncle (qui rappait comme un manche, seul moment un peu drôle du film), et de jolis plans en plongée sur la Meuse, enfin l'équivalent... quasiment rien, quoi.
Puis vint Jeanne... et là, c'est autre chose. D'abord la petite (qui remplace la grande qui aurait sûrement chanté) ne chante pas. Et c'est tant mieux. Ensuite Igorrr, qui n'est pas Stravinsky, a été remplacé par Christophe, qui en plus chante, à la place de Jeanne. Et c'est parfait. Quant à la choré, il n'y en a plus, tout juste celle des chevaux de la Garde nationale pour illustrer les batailles. Bref, de Jeannette, Dumont n'a conservé que la fillette (qui est passée de 10 à 12 ans — de la jeannette à la guide, parole de scout —, ça aussi ça change beaucoup de choses) et les dunes comme décor. Fini les moutons et les cabrioles... la cheffe de guerre est là, en miniature et en armure, à fixer longuement le ciel, immense, et les hommes, immondes, c'est le bon dispositif. La première partie, le temps des batailles, est un régal, c'est du théâtre (amateur) en plein air, qui voit les personnages avancer dans le sable, bafouiller leur texte devant Jeanne et repartir (mention à Gilles de Rais, mauvais comme un cochon). Les plans serrés sur les chevaux et les étendards rappellent évidemment Bresson. La seconde partie, celle du procès, marque une rupture. Non seulement parce qu'on passe des dunes à la cathédrale (c'est celle impressionnante d'Amiens, symbole du "temps vertical" de Péguy?), mais aussi parce qu'on quitte le cadre disons béotien du film, où le jeu des acteurs était approximatif (euphémisme), pour celui des érudits (un linguiste, un professeur de droit, des prêtres dominicains, etc.), au jeu forcément plus précis, obligeant la jeune actrice à "serrer" elle aussi son jeu, comme si Jeanne tenant tête à ses juges, c'était aussi la fille du peuple affrontant sans complexe ceux qui ont le savoir, ce qui crée une belle tension. On pouvait craindre le pire (le personnage de Nicolas Loyseleur en ancêtre improbable du commandant Van der Weyden), mais non, Dumont nous fait grâce de ses dernières pitreries. Et nous fait pas non plus du Tarantino. S'il revisite l'histoire et s'amuse avec les anachronismes (ah le bunker en guise de prison!), il ne va pas jusqu'à sauver Jeanne (même si ceux qui ne connaissent pas ou ont oublié l'épisode de l'abjuration peuvent avoir un doute à la fin). La caricature, chère à Dumont, se limite aux gros plans sur les visages, ce qui rappelle cette fois Dreyer... Convoquer ainsi Bresson et Dreyer, à propos de Jeanne, rien de plus normal, mais pas simplement par quelques effets de style, les convoquer aussi à travers ce que Jeanne exprime, ce refus obstiné de transiger (avec les compromissions) et de révéler ce que ses "voix" lui disent, parce que celles-ci s'inscrivent dans un mouvement plus vaste, contemplatif, qui n'appartient qu'à elle — "ça ne vous regarde pas", répète-t-elle —, englobant la terre et le ciel (si l'on considère les deux parties), soit l'essence de la vie... c'est là finalement que Dumont est le meilleur. Et Péguy d'y trouver son compte.

Dumont se déchaîne.

France n'est pas à proprement parler une satire (au vitriol) du milieu de la télé et, plus précisément, des chaînes d'info en continu ("i" comme I-Télé, l'ancien nom de CNews), mais plutôt une parodie (lourdingue) de l'univers dans lequel baigne tout ce petit monde (Télé-Dumont)... un monde que Dumont visiblement connaît mal (vous en connaissez, vous, des célèbres animatrices de télévision qui soient en même temps correspondantes de guerre?), ce qui n'est pas grave, on peut même dire que c'est un atout, que ça permet de se débarrasser des questions, à vrai dire stériles, de vraisemblance... pour s'intéresser au propre regard de Dumont sur le monde en général, un regard filtré puisque vu à travers Péguy et ses écrits, comme lus par-dessus son épaule, ce qui faisait la force de Jeanne, sauf qu'ici Péguy, il faut vraiment le chercher, à commencer par ce fameux "demi-clair matin" (premier titre du film) qui, chez l'écrivain, renvoyait à un événement bien précis: la révélation brutale (un jour de juin 1905) d'une réalité-vérité: la menace allemande, et à partir de là, l'exacerbation du sentiment nationaliste, jusqu'au grand chaos que constituera la Guerre de 14. Qu'en est-il dans France? Le demi-clair matin, c'est ce jour où Léa Seydoux, en icône du PAF, renverse un jeune neuneu en scooter et qu'elle a subitement, elle aussi, en tant que "France", la révélation brutale d'une réalité. Laquelle? L'inanité de son métier, qui racole à tout va tout en méprisant son public. Une façon de retrouver Péguy et ce qu'il écrivait sur les journalistes, aussi démagogues à ses yeux que les politiques (cf. )... Très bien. Chez Dumont, la charge pèse une tonne, on est habitué, le problème c'est qu'elle ne débouche sur rien, ou trop peu par rapport à l'engagement qu'il y met. Ce qu'il dit au début du film, il le répète tout du long et encore à la fin. Pendant ce temps-là, Léa déprime, Léa quitte la télé, Léa aide les pauvres, Léa se retape à la montagne, Léa rencontre l'amour, Léa se fait rouler dans la farine... puis c'est le retour à la télé, vu qu'elle ne sait faire que ça, de la même manière que Dumont ne s'occupe qu'à faire du Dumont (comme Blanche Gardin fait du Blanche Gardin, et Benjamin Biolay du Benjamin Biolay), non pas qu'il n'ait rien à dire, mais parce qu'il s'en fout... que ce qui l'intéresse, c'est: 1) balancer des scuds, en l'occurrence sur la télé, mais aussi de la même façon — tellement appuyée que tout s'y trouve écrasé — que dans certains médias et sur les réseaux sociaux, ce qui relativise la force de la charge; 2) traquer le visage protéiforme de Léa Seydoux pour y capter quelque chose dans le regard (comme il l'avait déjà fait dans Hadewijch avec Julie Sokolowski), mais là, sans qu'il se passe grand-chose (des larmes oui, façon pour l'actrice de dire à son metteur en scène: "désolée, je n'ai rien d'autre à t'offrir, et en plus elles sont fausses"). De sorte que tout ça tourne à vide, sans émotion...
Bref, à la question "c'est bon, Lolo? ", que répète à tout bout de champ Léa Seydoux à son caméraman quand ils sont sur le terrain, on répondra "bah non, c'est pas bon du tout". Non seulement parce qu'on retrouve, avec ce film, la veine antipathique de Ma Loute, mais surtout parce que tout y est d'une totale platitude, écrasé disais-je — ce qui pour le coup est anti-péguyien —, ainsi de la mise en scène, particulièrement peu inspirée — c'est vraiment "mou du genou", à l'image de Baptiste et de sa rotule déboîtée —, Dumont allant jusqu'à congédier la part de mystique (au sens d'idéal) qui d'ordinaire apporte un peu de souffle à ses films, même les plus grotesques, cette part resurgissant timidement à la toute fin, quand — à l'instar de Léa revenue à la télé — lui aussi revient, mais dans le Nord, sur ses terres, couvertes de boue et balayées par le vent — le Nord, son pays, son Péguy — et qu'un "rin" d'émotion traverse le film, via le regard embué de Danièle, la femme du monstre, signe que chez Dumont, c'est vraiment avec les non-comédiens qu'il s'en sort le mieux, échouant le plus souvent avec les acteurs professionnels, au point qu'on se demande s'il ne le fait pas exprès, jusqu'à les ranger dans le même sac que tous ces professionnels qu'il aime ridiculiser, ceux de la télé ou de la politique. Reste enfin, question mystique, la musique de Christophe ("Le désastre des eaux claires"), une musique dont on peut penser qu'elle renvoie, elle aussi, au "demi-clair matin" de Péguy.... sans qu'on sache pour autant de quelle révélation il s'agit. Pour ma part, impossible de ne pas penser au chanteur, disparu juste après l'enregistrement de la BO, m'éloignant un peu plus du film à chaque fois qu'elle apparaissait. D'où cette impression d'infinie tristesse. La seule chose qui finalement me restera de France.

2 commentaires:

  1. Jeannette : “Il y a quelque chose qui ne marche pas.”
    France : “Le pire, c’est le mieux.”
    Dumont fait sciemment tout à l’envers.
    Contrairement à vous, je trouve que ça marchait formidablement dans Jeannette. Pour France, je suis plus partagé. J’ai retrouvé l’impression que j’avais eue devant L’humanité. Très long, très symbolique, très appuyé avec des scènes trop disjointes les unes des autres. Mais aussi la même envie de laisser le film se décanter et de n’en garder que les moments intenses.

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    1. C'est vrai que chez Dumont c'est toujours sur la crête, prêt à se casser la gueule, ce qui arrive souvent, mais quand ça tient (pour moi davantage dans Jeanne que dans Jeannette), l'impression peut être très forte. Dumont n'est pas un cinéaste du récit, il ne sait pas faire avec les moments hors climax qui nourrissent secrètement un film, d'où ces creux chez lui, entre les pics, où finalement rien ne se passe.

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