Travolta et moi de Patricia Mazuy (1994).
"Ô terrible frisson des amours novices !"
Le film de Patricia Mazuy avait surgi comme ça, sans crier gare, un soir d'automne 1994, véritable météorite dans le ciel du PAF (1); le choc avait été violent, à l'époque je tâtais un peu de philo et cette histoire de séduction, de désir et de folie entre deux ado, qui mêle Travolta et Nietzsche ("des danseurs tous les deux" dixit le garçon), OK magazine et Zarathoustra, je l'avais vue comme quelque chose de très deleuzien (2). Revoyant le film récemment, l'impression n'a pas changé. Cet aspect tient au mouvement du film qui ne se contente pas de suivre un axe, lequel irait d'une première rencontre dans un bus, au retour du lycée, jusqu'à son dénouement tragique, dans une patinoire où la cousine du garçon fête son anniversaire, en passant par la boulangerie que l'héroïne, coincée par ses parents partis à un congrès de pâtisserie, doit tenir. L'axe est là, mais démultiplié par tout un ensemble de lignes courant dans différentes directions, depuis le lacet dénoué jusqu'aux figures sur la glace, les personnages eux-mêmes n'arrêtant pas de descendre et monter des escaliers, traverser des espaces aux allures de réseaux (exemplairement la boulangerie — 3), dynamisant ainsi le processus du désir chez la jeune fille (extraordinaire Leslie Azzoulai qui — c'est dommage — abandonnera le métier peu de temps après). Tout ça crée des intensités, des potentialités, que le film, volontairement abrupt, voire sauvage, dans son écriture, organise sous forme de flux qui, outre l'enchevêtrement des lignes, font jurer les couleurs (du jaune-orangé au bleu), télescoper les musiques (du disco — Saturday Night Fever des Bee Gees — au punk: "Naturträne" de Nina Hagen et "White Riot" des Clash, mais aussi Higelin, les Stones, Dylan, Dassin, Polnareff... soit la musique qu'on écoute dans les boums, les tubes du moment, ainsi dans la dernière partie du film, la longue séquence à la patinoire)... Et, bien sûr, permettent aux corps, désirants, de se rapprocher, selon une gestuelle très chorégraphique. De sorte que Travolta et moi n'a pas la structure du classique "roman d'apprentissage", qui verrait, l'espace d'un week-end, le temps d'un incendie et d'un suicide, l'héroïne passer de l'adolescente insolente et râleuse à la femme déjà marquée par la vie. Si le film la fait grandir, symboliquement quand elle déchire et brûle la photo de Travolta, son devenir est déjà là, en tant que puissance de vie, présent dès les premières scènes, à travers ses cris et ses colères, dirigés autant contre l'autorité parentale que contre elle-même et les autres qui ne la comprennent pas. Il n'y a pas d'éveil du désir chez elle au sens où ce n'est pas seulement de ce désir-là dont nous parle Patricia Mazuy, mais de celui qui est d'emblée connecté au familial, au social, au politique, et représente une réelle force subversive, ce dont témoignera la boulangerie en feu. On est en 1978. Le "girl meets boy" du film, c'est la rencontre (en province, ça se passe à Châlons-sur-Marne) d'une fille au franc-parler, qui jusque-là idéalisait Travolta (comme ses copines qu'elle traite néanmoins d'attardées mentales) et d'un garçon aux formules définitives, qui lit Nietzsche et cite Rimbaud (le poème "H" — "Ô terrible frisson des amours novices..."); elle, en crise, toujours à la limite; lui, minéral et plein de morgue... soit la rencontre du devenir (la femme en train d'advenir, engageant tous les possibles) et du "no future" (le nihilisme d'une certaine jeunesse, incarné par le garçon), rencontre impossible, qui conduit à la folie. Foutre le feu, se jeter dans le vide... Désir et folie, ça va toujours ensemble. Et la poésie aussi, qui rime avec Mazuy.
(1) Travolta et moi est le cinquième des neuf téléfilms de la série Tous les garçons et les filles de leur âge, diffusée sur Arte entre octobre et décembre 1994, avec pour thème unique l'adolescence à une époque donnée: du début des années 60 pour le premier épisode au début des années 90 pour le dernier, le film de Mazuy se situant à la fin des années 70.
(2) Je ne parle que de Deleuze mais c'est, plus justement, de Deleuze et Guattari dont il faudrait parler, mes références se trouvant du côté de leur Kafka et du concept de "rhizome". Drôle de coïncidence: la semaine d'après, je regardais l'épisode suivant, pas terrible, réalisé par la fille du philosophe, Emilie Deleuze.
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Bonjour Buster.
RépondreSupprimerEst-ce qu’il n’y aurait pas un parallèle possible à faire avec le Deep End de Skolimowski (avec la patinoire à la place de la piscine) ?
Bonsoir Joachim,
SupprimerOui c'est vrai on pourrait établir des parallèles entre l'adolescent de Deep End et l'adolescente de Travolta et moi... les questions existentielles soulevées par les deux films... le rôle des décors et de la couleur... à quoi vous pensez?
L'importance de la musique aussi...
SupprimerLes couples sont assez différents dans les deux films, mais il y a quand même la peinture d’une jeunesse butée, sauvage que l’amour ne domptera pas.
SupprimerPlus simplement, j’ai vu le Mazuy bien après Deep End et la fin me paraissait vraiment « Eros et Thanatos à la patinoire » comme le Skolimowski est « Éros et Thanatos à la piscine ». Il y a quelques plans en plongée, sur la scène d’amour (et après) dont le voisinage me sautait aux yeux.
Ah d'accord... pour tout dire je n'ai plus trop en tête la fin de Deep End, j'ai vu le film il y a longtemps, je me souviens seulement de la piscine en train de se remplir et du garçon dans l'eau avec le corps de la fille morte... j'ai le dvd, je vais jeter un oeil
SupprimerTrès beau texte Buster, la boulangerie du film avec ses deux niveaux est symbolique en effet du cheminement très chaotique de l'héroïne.
RépondreSupprimerMerci Sandra, oui c'est ça, l'espace supérieur, social, et l'espace inférieur, intime, qui est comme une caverne où l'héroïne se réfugie et d'où partira le feu qui embrasera toute la boulangerie. J'ai lu quelque part que le père de Patricia Mazuy avait été à la fois artisan pâtissier et artiste peintre... il faudrait que je retrouve la référence.
SupprimerC'est fait... cf. le texte, la dernière note
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