Merlin d'Adolfo Arrieta (1991).
Bien sûr, il y a les Contes (de printemps, d'hiver, d'été, d'automne) de Rohmer, le Van Gogh de Pialat, la Céline de Brisseau ou encore la Cérémonie de Chabrol, mais le cinéma français des années 90, c'est aussi des films plus rares, découverts sur le tard pour la plupart, et que pour ma part je considère parmi les plus beaux de la décennie:
- Merlin (Adolfo Arrieta, 1991) - OK le film est espagnol mais bon...
- Le Mirage (Jean-Claude Guiguet, 1992)
- Travolta et moi (Patricia Mazuy, 1993)
- Li per li (Pierre Léon, 1994)
- Le Complexe de Toulon (Jean-Claude Biette, 1995)
- Plus qu'hier moins que demain (Laurent Achard, 1998)
Et pour commencer: Merlin.
Adolfo et ses doubles.
Ah Merlin, quelle merveille! J’ai rarement vu un film communiquer à ce point son bonheur d’exister. Parce que vous en connaissez beaucoup, vous, des films comme celui-là qu’on peut revoir en boucle, sans se lasser, comme on réécouterait par exemple Ma mère l'oye de Ravel, un exemple que je ne prends pas au hasard puisque Ravel est l’une des deux grandes sources d’inspiration d’Arrieta (cf. Flammes), l’autre étant bien sûr Cocteau dont il adapte ici la pièce, Les Chevaliers de la Table ronde. Qu’est-ce qui rend ce film si miraculeux? A quoi tient le prodige qui fait d’Arrieta — jouant lui-même le rôle de Merlin — le véritable enchanteur de son film? Peut-être à cette capacité d’émerveillement qui, malgré les années, est restée intacte chez lui, comme si le plaisir de filmer l’emportait sur tout, aussi bien les contraintes d’une production moins artisanale que d’habitude (le film est en 35 mm) que le relatif dédain dans lequel le tient la profession depuis 50 ans, expliquant qu'il soit redécouvert à peu près tous les dix ans. Mais ce qui pour moi rend le cinéma d'Arrieta si miraculeux, c'est que cet état d'émerveillement ne se limite pas à ses effets de surface; s'y dégage aussi, de manière plus profonde bien que toujours discrète, le sentiment que, comme les rêves ou les contes pour enfants, la vie n'est pas si enjouée, qu'elle est au contraire sans cesse menacée et que l'émerveillement n'est là finalement que pour s'affranchir des terreurs les plus folles...
Avec Merlin, Arrieta adapte donc, pour la première et unique fois, Cocteau. On peut s’amuser à comparer le film et la pièce, elle-même à comparer au mythe arthurien. Outre la volonté de renouer avec l’image originelle, maléfique, de Merlin, qui recourt à l’opium comme moyen d’enchantement, et certains détails, comme "la fleur qui parle", inspirée d’un fait divers ("une plante émet des ondes en Floride comme un poste de TSF" — 1), la grande différence par rapport au mythe est le personnage de Ginifer, totalement inventé par Cocteau. Il s’agit du valet de Merlin, un démon invisible, sauf lorsqu’il prend la forme d’autres personnages, tels Gauvain et Guenièvre, entraînant chez ces derniers un comportement bizarre, un peu queer (c’est la seule façon de le repérer, outre son incapacité à bien prononcer les x), ce qui permet à Cocteau de brouiller les représentations habituelles des jeux de l’amour (voir la relation pour le moins trouble entre Gauvain/Ginifer et Artus et celle, autrement plus virile, entre Guenièvre/Ginifer et Lancelot — 2). Car si le dédoublement est à mettre en parallèle avec les nombreuses figures duelles, gémellaires, qui peuplent l’univers de Cocteau, il est davantage ici une variante de la figure transgenre. Idem quant au couple formé par Merlin et Ginifer: le premier est, selon la légende, né de l’union d’une vierge avec le démon, alors que le second est capable de s’incarner en n’importe quel personnage, homme ou femme. Le cinéaste interprétant lui-même le magicien, une question se pose, inévitable: Arrieta est-il Merlin, de la même manière que Cocteau était Orphée? Oui, si l’on s’en tient à la seule fonction enchanteresse de son cinéma et au fait que c’est bien Merlin le metteur en scène des événements. Mais ce serait oublier la nature ici pernicieuse du personnage. On sait que la pièce est placée sous le signe de l’opium, écrite par Cocteau après une nouvelle cure de désintoxication, et que s’il fallait choisir un personnage de la pièce auquel identifier l’auteur, ce serait autant celui de Merlin que celui d’Artus, lorsqu’à la fin, une fois "désintoxiqué", la réalité se révèle au Roi dans toute sa violence. Car si le poète est aux ordres de la nuit, comme le rappelait Cocteau, l’opium n’est pas sa muse. Merlin incarne autant les pouvoirs de la poésie que les subterfuges auxquels on a recours pour créer l’illusion d’un monde meilleur, simplement parce qu’il est endormi. Pour Cocteau, le dilemme est là, entre le plaisir d’une fausse vie et la douleur du monde réel. A la fois Merlin et Artus. Mais pour Arrieta? Qu’il soit Merlin, c’est évident, mais il lui faut également un "double" qui vient pondérer, à défaut de neutraliser, l’aspect négatif du personnage. Et comment ne pas voir en Ginifer le double facétieux qui, non seulement fait du film d’Arrieta une vraie comédie, où l’on se poursuit autour d’une table, mais dévoile aussi, de manière éclatante, la dimension ludique qui parcourt toute son œuvre. Plus encore, ne faut-il pas y voir, au-delà de la figure transgenre, l’essence même du cinéma d’Arrieta: un drôle de jeu — aux règles mystérieuses — avec la réalité, où l’important n’est pas dans la ressemblance, ni même la différence, mais bien dans l’écart qui existe entre les deux, qui fait du monde arriettien une copie imparfaite, souvent émouvante, parfois grotesque, mais toujours vivante — et en cela indispensable — de notre propre monde.
(1) Jean Cocteau, Les Chevaliers de la table ronde, Gallimard, 1937, préface.
(2) Le prénom "Ginifer" est dérivé de "Jennifer", équivalent anglais de "Guenièvre", ce qui laisse supposer que le personnage serait surtout l’incarnation pour Cocteau de la double face, hystérique, de la reine, sinon de la femme en général: séductrice et castratrice. Mais il fait aussi écho à "Lucifer" dont Ginifer apparaît, sur un mode espiègle, comme le "chiasme raté" (c'est pourquoi il bloque sur les "x"); une sorte de Loki, ce compagnon des dieux doué pour les métamorphoses, qui lui permettent de s'adonner à son sport favori: faire des farces, mais pas n'importe lesquelles, celles, méchantes, qui tournent toujours mal. Jusqu'à provoquer le Mal.
Rappel: Les règles du jeu, un précédent texte, plus général, sur le cinéma d'Arrieta.
Bonus: Cinéma, de notre temps: Adolfo Arrietta [cadré - décadré] d'André S. Labarthe (2015).
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La photo est tirée du film ?
RépondreSupprimerOui mais je l'ai trafiquée. Clin d'oeil à Arrieta qui a toujours aimé bidouiller ses films.
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