mercredi 2 septembre 2020

Les règles du jeu




Le Château de Pointilly d'Adolfo Arrieta (1972).

Deux et deux ne font plus quatre, tous les murs peuvent s’abattre,
chèvre, chèvre, chèvre blanche, coq de bruyère et bouc cornu.
(Udolfo Arrieta dans Merlin, d’après Jean Cocteau)

Ravel fut grand comme un jockey, donc comme Faulkner.
Son corps était si léger qu'en 1914, désireux de s'engager,
il tenta de persuader les autorités militaires
qu'un pareil poids serait justement idéal pour l'aviation.
(Jean Echenoz)

Adolpho Arrietta est un mystère. Déjà, on ne sait jamais comment écrire son nom: Arrieta, Arietta ou Arrietta? Et son prénom: Adolfo, Adorfo, Udolfo, Alfo, Adolpho...? (1) Mais plus encore, c’est le destin d’Arrietta-cinéaste qui a quelque chose de mystérieux. Considéré à la fin des années 60 comme l’un des pionniers du cinéma underground espagnol, et français par la même occasion, il n’a pourtant jamais accédé à une vraie reconnaissance de la part de la critique, en dehors d’un petit cercle d’aficionados, parmi lesquels Jean-André Fieschi et Jean-Claude Biette qui voyait en lui un des rares cinéastes dont les films donnent envie de faire soi-même des films, moins d’ailleurs pour leur côté artisanal et faussement amateur (laissant croire que c’est à la portée de tous) que pour le bonheur de filmer qui s’en dégage, presque miraculeusement. Le mystère est d’abord là, qui fait que depuis quarante ans Arrietta ne cesse d’être redécouvert - à peu près tous les dix ans - sans que jamais ces découvertes répétées ne débouchent, pour lui, sur des projets de film qui soit à la mesure de son génie créatif. Certes, Arrietta se trouve ainsi préservé du risque d’embourgeoisement qui menace l’artiste reconnu, mais gageons que si quelques producteurs s’étaient montrés plus aventureux, il nous aurait offert une œuvre, d’abord moins confidentielle, mais surtout plus accomplie, et sans que disparût nécessairement ce qui fait le prix - inestimable - de ses films: l’innocence du regard. Au lieu de cela, plutôt que de s’investir dans de nouveaux projets [ndlr: le texte a été écrit en 2010, bien avant la réalisation de Belle dormant], Arrietta en est réduit à remonter ses anciens films, tels le Château de Pointilly (1972) et Grenouilles (1983), entreprises salutaires en ce qui le concerne, tant il ne supporte pas les versions initiales (surtout celle de Grenouilles), mais malgré tout dommageables dans la mesure où ces films se retrouvent pour le coup largement amputés. Grenouilles est réduit d’un bon tiers: on y voit encore quelques hommes(et femmes)-grenouilles, mais il ne reste quasiment rien du personnage de l’espionne russe, interprété par Anne Wiazemsky, et celui de la baronne Kempf, joué par Arrietta lui-même, se résume à une apparition. Quant au Château de Pointilly, devenu Pointilly, c’est près de la moitié qui a été coupée, de sorte que lorsqu’on lit le texte que lui avait consacré Marguerite Duras à l’époque, certains passages deviennent difficilement compréhensibles.

Les deux Pointilly, ou l'oreille de Biette.

La comparaison des deux films est d’ailleurs instructive. Dans la nouvelle version, Arrietta a surtout réduit les plans où Françoise Lebrun évoque de façon un peu trop explicite le fantasme freudien de l’inceste paternel (il ne reste ici que le château de Pointilly comme symbole de l’interdit), mais aussi les séquences où l’image semble redondante par rapport au texte. Ainsi, par exemple, quand l’héroïne raconte qu’elle a l’impression d’être espionnée et que, dans le plan suivant, on découvre l’oreille d’un homme en train d’écouter (2). Dans la version remontée, Arrietta n’a conservé que le plan de l’oreille - c’est Jean-Claude Biette qui figure l’espion -, privilégiant la dimension onirique du film à son discours, au point que l’on se demande si ce nouveau Pointilly n’est pas finalement une réponse d’Arrietta au texte de Duras. Non pas que cette version soit antidurassienne, en célébrant on ne sait quelle revanche de l’image sur le texte, mais parce que, dans son texte, Duras défend l’usage du pléonasme, une figure qui, pour elle, est "la seule voie possible pour arriver à rendre compte d’une donnée générale à travers une donnée particulière et cela, sans que l’histoire particulière, le vécu-par-une-seule [celui de l’héroïne], ne l’emporte en importance, en intérêt immédiat, sur le vécu-par-tous [ce qui touche à l’universel, ce que Duras appelle "le sort commun"]" (3), autrement dit qu’en répétant, via l’image, ce qui vient d’être dit, en répétant également les mêmes plans, il se crée un phénomène qui à la fois banalise le singulier (puisque cela conduit au général) et lui donne, paradoxalement, plus d’éclat (au niveau de l’écriture) du fait même de cet usage répété du pléonasme. Or, en coupant nombre de plans qui apparaissaient comme redondants, Arrietta rompt en quelque sorte le mécanisme décrit par Duras. Son film gagne en puissance visuelle ce qu’il perd au niveau du récit. C’est toujours le même film, mais condensé, comme si Arrietta n’avait gardé de son film que le strict nécessaire, du moins ce qu’il juge comme tel, trente-cinq ans après. C’est infiniment plus beau, c’est mieux structuré, mais qu’en est-il de la respiration du film? Biette disait à propos de Merlin que c’est un film "inspiré", ajoutant que les films inspirés se caractérisent par des hauts et des bas, des moments où il y a l’inspiration et des moments où elle n’y est pas, ce qui leur donne cette "vie particulière". Tous les films d’Arrietta répondent à ce modèle (sauf peut-être Flammes dont l’inspiration semble ne jamais faiblir), mais dans la version courte de Pointilly, on a le sentiment que, finalement, le cinéaste a aussi éliminé ce qui lui semblait "non inspiré" - pensons à certains plans d’intérieur, quasi documentaires, ou au long plan-séquence qui se déroule sur la place Furstenberg -, détruisant (en partie) cette part "vivante" qui faisait toute la réussite de la première version. Remonter une œuvre n’est donc pas sans risque, à l’image du finale - le retour à Pointilly - qui, une fois coupés quelques plans jugés là encore superflus, voit la chanson de Marlene Dietrich, "I’ve been in love before", littéralement déborder le film.

Echos de Narcisse.

Ce principe de répétition n’en est pas moins un vrai motif qui structure les films d’Arrietta, comme le soulignait Duras, et ce jusqu’à se matérialiser dans Eco y Narciso sous la forme de l’écho, bien sûr, mais aussi du reflet. Echo et Narcisse, c’est d’abord le son et l’image, soit le cinéma, Arrietta nous dévoilant à travers ce film autant sa vision du mythe (différente en cela de la version, contemporaine et jazzy, qu’en a donné Pierre Zucca), via le livre III des Métamorphoses d’Ovide, qu’une forme d’ars poetica où se trouvent exposés, comme à l’état brut, à la fois le noyau narratif de ses films - des bribes d’intrigues et d’actions vécues dans l’intensité du moment, reliées entre elles par quelque fil secret et entrecoupées de plans sur un personnage tantôt songeur tantôt sommeillant (ici Bacchus), de sorte qu’on ne sait jamais, à l’instar du Jouet criminel, quelle est la part de rêve dans ce qui nous est montré -, et les bases de son esthétique, qui empruntent pour beaucoup au cinéma muet, ici à travers la couleur, rappelant (outre les aplats de bleu, de vert ou de rouge des tableaux de Matisse) les teintages et la technique du pochoir des films primitifs, alors que dans ses films en noir et blanc le rapport au muet s'établit davantage par la vitesse de défilement des images, la naïveté des trucages - l’ange aux ailes de papier et habillé d’un drap, figure récurrente des premiers Arrietta - et l’expression de certains personnages, surtout féminins (voir les Intrigues de Sylvia Couski où le jeu "musidorien" d’Hélène Hazera n’est pas sans évoquer le cinéma de Feuillade). Echo et Narcisse, c’est encore l’occasion pour Arrietta de nous rappeler que ces répétitions - à l’intérieur de chaque film, comme autant de variations sur un même motif, mais aussi d’un film à l’autre (citons, en dehors de l’image de l’ange, celle du globe terrestre, présente dans Pointilly et Tam Tam, mais également dans Flammes, sous la forme d’un atlas géographique, trois films où se répète le son du tam-tam) -relèvent justement du jeu, d’un jeu qui, artistiquement parlant, prend sa source dans le Crime de la toupie, film-matrice s’il en est, au point d’ailleurs que le mouvement du globe terrestre, tournant sur son axe au début de Tam Tam, peut être vu comme la reprise du mouvement originel de la toupie, en équilibre sur sa pointe. Mais Echo et Narcisse, c’est surtout, concernant Arrietta, l’expression du désir. A bien écouter, c’est sur le mot "amor", répété par Echo, que disparaît Narcisse. A bien regarder, c’est en rose rouge qu’il se trouve métamorphosé. Ni "adieu" ni narcisse. Ce qui se joue là n’est autre que la passion. Passion amoureuse, passion de filmer. Si le cinéma d’Arrietta a à voir avec l’univers de l’enfance, celui féerique des contes, le regard que, lui, porte sur le monde n’a évidemment rien d’enfantin, bien qu’empreint de cette innocence qui caractérise l’enfance, à l’instar du cinéma de Jacques Tourneur (4). Ce qui meut les films d’Arrietta, au sens où ses films sont en mouvement perpétuel, toujours en devenir (c’est ainsi finalement qu’il faut comprendre ce besoin chez lui, quasi pulsionnel, de les retravailler, moins par souci de perfection que par volonté de prolonger le mouvement), c’est bien le désir, autant le sien que celui de ses personnages (que seule la mort - qu’il s’agisse d’un meurtre ou d’une simple envie de dormir - semble capable d’épuiser). Le désir est là, présent, tapi dans les recoins de chaque film. Il traverse littéralement le Jouet criminel (dont le début évoque une scène de drague homosexuelle), Pointilly et Flammes, qui forment un ensemble (lui-même résonnant avec cet autre ensemble, germanopratin, que représentent Sylvia Couski et Tam Tam), où se dégage la même impression de désir lointain, inatteignable, à travers les personnages de Florence Delay, Françoise Lebrun ou Caroline Loeb (on pourrait y ajouter celui d’Elisabeth Bourgine dans Grenouilles), des personnages mélancoliques, souvent perdus dans leurs pensées et en définitive assez durassiens (5).

Un cinéma no straight.

Dans Eco y Narciso, quand Narcisse disparaît et se transforme en fleur, Arrietta ne montre rien, juste un plan monochrome, entièrement rose, qui rappelle le fond bleu de Merlin, marquant la vision du Graal, ou encore le plan de ciel bleu dans la version actuelle du Jouet criminel, le seul plan en couleur du film, ellipse extatique de ce qui semble être une scène d’amour fantasmée entre Jean Marais et Javier Grandes (le double d’Arrietta), après que le premier eut dit au second qu’il ne peut faire partie de son rêve, autrement dit, que son désir est impossible. Mais ici, de quoi l’insert rose est-il l’ellipse? Blanchot, pour qui, à l’instar de Schlegel, "le poète est Narcisse", resituait le mythe dans sa dimension imaginaire: "Narcisse ne se reconnaît pas en l’image fluide que lui renvoient les eaux", il n’est pas amoureux de sa propre image, il est seulement fasciné par "l’inconnu d’une représentation sans présence". (6) Si Arrietta demeure dans l’interprétation ovidienne, quant à l’attrait qu’offre à Narcisse le reflet de son image, il semble néanmoins suivre Blanchot sur un point: contrairement au mythe, Narcisse n'y meurt pas. Ce que suggère Arrietta, c’est que Narcisse, après sa rencontre avec Echo, découvre qu’il n’aime finalement que les garçons, ceux qui sont à son image. En disparaissant, il quitte un monde antique, sinon mythique, et son modèle unisexe, ainsi que nous le montre le film - Narcisse attirant tous les regards, des filles comme des garçons -, pour rejoindre, via l’insert rose, la réalité, celle de la différence des sexes qui fait de l’hétérosexualité la norme dominante. En un sens, Echo y Narciso - qui au départ s’intitulait simplement Narciso - préfigure, rétroactivement, tout le cinéma d’Arrietta; c’est le film qui précéderait le Crime de la toupie et toute la série des "anges aux ailes de papier", manifestation d’une homosexualité clandestine, ghettoïsée, ce que révèlent les scènes de placard dans le Jouet criminel, où l’on enferme l’ange, écho au concept de closet, véritable point de départ de la culture gay. A ce titre, on peut voir la séquence de Pointilly où les ailes de papier sont jetées par la fenêtre, et ainsi révélées au grand jour, comme une sorte de coming out, marquant la fin du "placard". Fin de l’ange, mais pas de l’être-ange. Avec les Intrigues de Sylvia Couski et Tam Tam, Arrietta célèbre la femme transgenre et, à travers elle, la dissociation genre-sexe. L’affirmation queer, héritée de Foucault, comme quoi la sexualité n’a rien de naturel, s’accorde idéalement avec sa manière de filmer: disruptive, antinormative, politique aussi... Qu’il s’agisse de Marie France, d'Hélène Hazera, de Gaétane Gaël, de Jacquie Severo Sarduy ou de Maud Molyneux, la femme transgenre jouit ici de l’aura qui est propre aux divas les plus divagantes. Telle une star du muet ou du music-hall (Sylvia Couski), du cinéma des années 30 ou du théâtre (Tam Tam), elle est le centre toujours fluctuant d’un cinéma de pure jouissance. Exit le discours œdipien qui, selon l’auteur, alourdissait et donc "figeait" un peu trop la première version du Château de Pointilly. Sylvia Couski et Tam Tam sont moins des films-spectacles (quid de la représentation?) que des films-réceptacles, ouverts à l’événement, à l’imprévu, débarrassés de tout souci de vérité dans la mesure où ce qui compte n'est pas les personnages en tant que tels mais bien ce qui les fait agir, et réagir, autant de forces intensives (au sens deleuzien du terme) révélant, derrière l’aspect chaotique de l’ensemble, la principale caractéristique de l’art arriettien: la spontanéité du geste - en quoi il est résolument moderne.

De Ravel en Cocteau.

Arrietta n’a pas toujours filmé pauvrement, il a parfois eu des moyens - disons, un peu plus de moyens. Et par deux fois. D’abord en 1977 pour Flammes; puis, surtout, en 1990 pour Merlin. Deux œuvres magnifiques, où se manifeste, mieux qu’ailleurs, son talent d’enchanteur. Flammes est le plus ravélien des films d’Arrietta, non seulement parce qu’on y entend Ma mère l’Oye et son finale prodigieux, "Le Jardin féerique" (7), mais surtout parce que la fluidité du film évoque celle de Ravel, laquelle doit d’ailleurs beaucoup à la figure de la répétition (8). Répétition mais également dissonance, à travers ce que Ravel appelait les "sonorités cassées", telles celles d’un piano désaccordé, quand on ne s’en est pas servi depuis longtemps, ce qu’Arrietta avait reproduit à sa manière dans le Crime de la toupie, en accélérant l’enregistrement du morceau de Scarlatti joué par sa mère, retrouvant par là le son des petits pianos mécaniques de l’enfance. Précision du rythme, délicatesse du ton, richesse des couleurs..., Flammes est le plus abouti des films d’Arrietta. Et le fait qu’il épouse la ligne esthétique de Ravel n’y est sans doute pas étranger tant leurs univers se rejoignent. Pensons à l’extraordinaire séquence qui précède l’arrivée des pompiers. On n’y entend quasiment pas de musique, et pour cause, c’est la séquence tout entière qui est musique, jusqu’aux silences (chez Arrietta, il faut toujours tendre l’oreille), ceux de la nuit, dont on sait l’importance pour créer un climat. Le temps ici est celui de Barbara (Caroline Loeb), qui divise la séquence en deux: d’abord le temps de l’ennui (telles ces notes de musique, pianotées sans conviction), rythmé par les pages de l’atlas que déplie le frère (Pascal Greggory); puis, après l’appel téléphonique ("Au feu les pompiers!"), le temps de l’impatience, qui transforme le livre en "invitation au voyage" (l’Amérique du sud, le lac Titicaca, le bruit des tams-tams). Univers chatoyant, charmant, où l’on rêve du pompier-fantôme, mais aussi fragile et menacé: une inquiétude sourde imprègne l’œuvre. C’est que l’émerveillement est là aussi pour masquer des peurs plus profondes, parfois terrifiantes, qui touchent non seulement à l’enfance, mais également à la cruauté du monde. Comme chez Ravel, comme chez Tourneur... Comme chez Cocteau.
Si la fluidité ravélienne ne se dévoile que progressivement chez Arrietta pour finalement éclater, véritable apothéose, dans Flammes, l’héritage de Cocteau est lui, au contraire, présent depuis le début, à travers la figure de l’ange (exemplairement dans l’Imitation de l’ange) et celle de la Bête (via Jean Marais dans le Jouet criminel) - l’adage "Qui fait l’ange fait la bête", au sens où le réel est l’ambiguïté même, pourrait servir d’exergue à l’ensemble de son œuvre – et de nombreux "blasons" coctaliens, parmi lesquels on retiendra: la chambre, le sommeil, les sortilèges, mais aussi le 16 mm (que Cocteau surnommait "le grand seize") et les faux raccords. Avec Merlin, Arrietta adapte pour la première et unique fois Cocteau. On peut s’amuser à comparer le film et la pièce (Les Chevaliers de la Table ronde), elle-même à comparer au mythe arthurien. Outre la volonté de renouer avec l’image originelle, maléfique, de Merlin, qui recourt à l’opium comme moyen d’enchantement, et certains détails, comme "la fleur qui parle", inspirée d’un fait divers ("une plante émet des ondes en Floride comme un poste de TSF" - 9), la grande différence par rapport au mythe est le personnage de Ginifer, totalement inventé par Cocteau. Il s’agit du valet de Merlin, un démon invisible, sauf lorsqu’il prend la forme d’autres personnages, tels Gauvain et Guenièvre, entraînant chez ces derniers un comportement bizarre, un peu queer (c’est la seule façon de le repérer, outre son incapacité à bien prononcer les x), ce qui permet à Cocteau de brouiller les classiques jeux de l’amour (voir la relation pour le moins trouble entre Gauvain/Ginifer et Artus et celle, autrement plus virile, entre Guenièvre/Ginifer et Lancelot - 10). Car si le dédoublement est à mettre en parallèle avec les nombreuses figures duelles, gémellaires, qui peuplent l’univers de Cocteau, il est davantage ici une variante de la figure transgenre. Idem quant au couple formé par Merlin et Ginifer: le premier est, selon la légende, né de l’union d’une vierge avec le démon, alors que le second est capable de s’incarner en n’importe quel personnage, homme ou femme. Le cinéaste interprétant lui-même le magicien, une question se pose, inévitable: Arrietta est-il Merlin, de la même manière que Cocteau était Orphée? Oui, si l’on s’en tient à la seule fonction enchanteresse de son cinéma et au fait que c’est bien Merlin le metteur en scène des événements. Mais ce serait oublier la nature ici pernicieuse du personnage. On sait que la pièce est placée sous le signe de l’opium, écrite par Cocteau après une nouvelle cure de désintoxication, et que s’il fallait choisir un personnage de la pièce auquel identifier l’auteur, ce serait autant celui de Merlin que celui d’Artus, lorsqu’à la fin, une fois "désintoxiqué", la réalité se révèle au Roi dans toute sa violence. Car si le poète est aux ordres de la nuit, comme le rappelait Cocteau, l’opium n’est pas sa muse. Merlin incarne autant les pouvoirs de la poésie que les subterfuges auxquels on a recours pour créer l’illusion d’un monde meilleur, simplement parce qu’il est endormi. Pour Cocteau, le dilemme est là, entre le plaisir d’une fausse vie et la douleur du monde réel. A la fois Merlin et Artus. Mais pour Arrietta? Qu’il soit Merlin, c’est évident, mais il lui faut également un "double" qui vient pondérer, à défaut de neutraliser, l’aspect négatif du personnage. Et comment ne pas voir en Ginifer le double facétieux qui, non seulement fait du film d’Arrietta une vraie comédie, où l’on se poursuit autour d’une table, mais dévoile aussi, de manière éclatante, la dimension ludique qui parcourt toute son œuvre. Plus encore, ne faut-il pas y voir, au-delà de la figure transgenre, l’essence même du cinéma d’Arrietta: un drôle de jeu - aux règles mystérieuses - avec la réalité, où l’important n’est pas dans la ressemblance, ni même la différence, mais bien dans l’écart qui existe entre les deux, qui fait du monde arriettien une copie imparfaite, souvent émouvante, parfois grotesque, mais toujours vivante - et en cela indispensable - de notre propre monde. (Vertigo n°39, hiver 2011)

(1) Lorsqu’on lui demande les raisons de ces orthographes multiples, Arrietta reste évasif. Sur l’orthographe actuelle - Adolpho Arrietta -, il explique: "Adolpho a 7 lettres, Arrietta a 8 lettres. 7+8=15; 1+5=6. Et 6 est un chiffre très commercial." Il y aurait donc une cause numérologique à toutes ces orthographes. Mais puisque le cinéma d’Arrietta renvoie à l’enfance, au monde des rêves, comme à l’univers poétique des contes, que lui-même se dit très superstitieux, jouons le jeu et avançons notre propre explication. Si l’on considère l’orthographe officielle - Adolfo Arrieta -, nous avons: 6+7=13, 1+4=4, soit le chiffre 4. Or, d’un point de vue numérologique, le 4 est lié au carré, il symbolise le respect des règles et des lois, alors que le 6, chiffre correspondant à l’orthographe actuelle, est plus lié au cercle et symbolise la recherche de l’harmonie. Si "Adolfo Arrieta", c’est bien le nom-du-père, "Adolpho Arrietta" aurait-il à voir avec la chose artiste?

(2) Ce gros plan de l’oreille, on le retrouvera dans Merlin - il s’agit cette fois de l’oreille d’Arrietta -, signe d’un monde non pas sous écoute, mais plutôt à l’affût. Chez Arrietta, la curiosité prime sur le besoin d’espionner.

(3) Marguerite Duras, "Le Château de Pointilly", in Le Monde extérieur, Outside 2, P.O.L, 1993.

(4) Grenouilles apparaît tourneurien dans son rapport au noir et à la nuit. Pensons à la longue scène de piscine, évoquant Cat People, que l’on retrouve d’ailleurs dans Eco y Narciso. Pensons aussi à ces hommes-grenouilles, sortis d’on ne sait quelle Atlantide, tels les hommes-poissons du dernier film de Tourneur, War-Gods of the Deep / The City Under the Sea. Il n’est pas jusqu’à la première apparition d’Elisabeth Bourgine, dont la robe jaune fait écho à celle - fétichisée par toute une génération de cinéphiles (il s’agit en fait d’un déshabillé) - qu’arbore Ann Sheridan dans Appointment in Honduras.

(5) Le rapprochement entre Arrietta et Tourneur passe aussi par la mélancolie qui imprègne nombre de personnages féminins. La mélancolie féminine n’est-elle pas le vrai sujet d’un film comme I Walked with a Zombie dont Biette trouvait, à juste titre, qu’il faisait penser au cinéma de Duras?

(6) Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980.

(7) A travers ce finale, réduit à un seul plan (la "Belle au bois dormant" et le pompier/prince charmant réunis dans le cockpit d’un avion), Arrietta résout le plus élémentairement possible une question majeure du cinéma: comment finir une œuvre?, question qui fut aussi pendant très longtemps celle de la musique classique, surtout romantique, et à laquelle Ravel sut apporter de splendides réponses.

(8) Ainsi les fameuses notes répétées de Scarbo, en écho avec l’anaphore "que de fois..." qui scande le poème d’Aloysius Bertrand dans son recueil Gaspard de la nuit.

(9) Jean Cocteau, Les Chevaliers de la table ronde, Gallimard, 1937, préface.

(10) Le prénom "Ginifer" est dérivé de "Jennifer", équivalent anglais de "Guenièvre", ce qui laisse supposer que le personnage serait surtout l’incarnation pour Cocteau de la double face, hystérique, de la reine, sinon de la femme en général: séductrice et castratrice.


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