lundi 28 septembre 2020

Ah Syd (2)

Etre une légende de son vivant.

Il y eut une dernière séance d'enregistrement au studio De Lane Lea, un épisode de folie pure qui donne naissance à trois des plus belles divagations de Syd Barrett. Une seule, malheureusement, est disponible en disque, Jungband Blues. La seule composition signée Barrett (chant et musique) de tout l'album A Saucerful of Secrets. A l'entendre, on comprend pourquoi Syd ne figure pas sur le reste du disque. "Même à ce point-là, Syd savait ce qui lui arrivait, prétend Jenner, "Jungband Blues" est une parfaite auto-analyse d'un état schizophrène: "It's awfully considerate of you to think of me here. And I'm most obliged to you for making it clear that I'm not here. And I'm wondering who could be writing this song" (C'est extrêmement prévenant de votre part de penser à moi. Et je vous suis très obligé de me rappeler que je ne suis pas ici. Et je me demande bien qui écrit cette chanson). Barrett invite même un orchestre de l'Armée du Salut à jouer au milieu du morceau, au grand étonnement de tous. Les deux autres titres, jamais sorties, sont inachevés. Le premier, "Scream Your Last Scream", ressemble à une explosion de folie à glacer les sangs: "Scream your last scream, old woman with a basket. Wave your arms madly, madly flat tops of houses. Houses mouses. She'll be scrubbing apples on all hours. Middle-dee tiddle with dumpty Mrs Dee. We'll be watching telly for all hours" (Lance ton dernier cri, vieille femme au panier. Agite tes bras comme une folle, follement, les toits plats des maisons. Maisons souris. Elle astiquera des pommes à quatre pattes. 'Middle-dee tiddle with dumpty Mrs Dee'. Nous regarderons la télé pendant des heures). L'autre, "Vegetable Man", est un chant de cinglé, d'après Jenner. "Syd était chez moi juste avant l'enregistrement et, comme il manquait une chanson, il fit simplement une description des vêtements qu'il portait et improvisa un refrain: Vegetable man, où es-tu?"
Jimi Hendrix, The Move, The Nice et Pink Floyd s'embarquent alors ensemble dans une tournée anglaise qui envenime encore plus les choses. Souvent, Syd n'arrive pas à l'heure et, parfois, ne joue même pas du tout. Pendant les voyages, dans le car de la tournée, il reste seul et semble absent, pendant que les autres membres du Floyd sympathisent avec The Nice - dont le guitariste David O'List remplace Syd lorsque celui-ci ne peut pas jouer. Selon la rumeur, Hendrix baptiste, non sans ironie, le leader de Floyd "Laughing Syd Barrett". On a du mal à imaginer que ces deux rois sans couronne de l'acid-rock ne se soient pas parlé. "Hendrix avait sa propre limousine et Syd parlait à peine, assure Jenner. A ce stade, il ne jouait qu'un seul accord pendant tout le set lorsqu'il se trouvait sur scène. Il était totalement impliqué dans ses expérimentations, d'une anarchie totale, et ne faisait plus attention aux autres membres du groupe."
Syd considère pourtant toujours le Floyd comme "son groupe". L'arrivée de David Gilmour, un vieil ami et bon guitariste qui venait de travailler avec divers groupes en France, semble aujourd'hui une manœuvre évidente: "A l'époque, Dave faisait de véritables démonstrations de technique hendrixienne avec sa guitare. Le groupe lui a donc demandé de jouer à la Syd Barrett. Le slide et l'écho, c'était exactement Syd", affirme Jenner. Gilmour, lui, nie ces allégations et atteste qu'il a enseigné lui-même cette technique unique à Barrett.
Le temps de quatre concerts à cinq membres et Syd Barrett est viré. Son dernier excès au sein de Pink Floyd: une répétition pendant laquelle il force le groupe à exécuter une de ses compositions. Une véritable torture mentale, puisqu'il en change à plusieurs reprises les accords, le tempo et les paroles. Le seul élément "stable" est le refrain, Barrett criant "Have you got it yet?" (Est-ce que vous comprenez là — apparemment le titre de la chanson) pendant que les autres entonnent en retour "non, non, non!" Il leur faut trois heures pour comprendre que Syd Barrett, à sa façon, leur dit "Allez vous faire enculer." Le jour suivant, alors que le groupe part donner un concert, Roger Waters interdit aux autres de passer prendre Barrett. Il ne jouera plus jamais pour le Floyd. La décision semble courageuse, mais très sévère. Dans le groupe, tout le monde pense qu'elle est justifiée, sauf Syd. Selon Jenner, "Syd a conservé une haine farouche du Floyd. Peut-être l'appelle-t-il toujours "son" groupe." Barrett s'échappe et trouve refuge dans l'arrière-pays rocailleux de Earl's Court, où il se plonge dans un nouveau voyage hallucinatoire, après être resté un moment à South Kensington, chez Storm Thorgeson: "Syd était vraiment en orbite. Il voyageait très vite d'une de ses planètes à l'autre et je pensais pouvoir agir comme un médiateur. Il faudra un jour comprendre que la folie de Syd n'est pas le fait d'un enchaînement linéaire de situations, mais plutôt d'une spirale d'événements qui ont fini par se télescoper et s'écraser sur lui. Il n'est pas resté longtemps chez moi, ça s'est plutôt mal terminé. Je ne pouvais plus supporter son regard."
Le Floyd et Blackhill Enterprises - leur compagnie de management - se séparent alors. Jenner choisit de suivre Barrett, pensant tenir là un meilleur joker. Ce qui arrive ensuite au Floyd appartient à l'histoire: ils ont survécu et se sont épanouis avec des albums concepts reflétant souvent les conditions mentales de leur ancien leader. Pendant ce temps, Syd, lui, ne s'est pas épanoui. Il lui faut une année sporadique, mais néanmoins active, pour terminer son premier album solo, The Madcap Laughs. Ses producteurs changent sans arrêt, de Peter Jenner à Malcolm Jones - qui abandonne en milieu de parcours. C'est finalement Dave Gilmour et Roger Waters qui finissent le disque. A cette époque, Syd Barrett est incapable de canaliser sa créativité et le résultat est souvent hétérogène et dur d'approche. Le Madcap (l'écervelé) s'agite étrangement dans son brouillard. Mais peut-être est-il en train de sombrer. "My head kissed the ground. I was half the way down. Please, lift  a hand, I'm only a person. With eskimo chain I tattoed my brain all the way. Would you miss me? Oh wouldn't you miss me at all?" (Ma tête s'est cognée par terre. J'étais à mi-parcours. Tendez-moi la main s'il vous plaît. Je ne suis qu'un être humain. Avec une chaîne eskimo, je me suis tatoué la tête. Est-ce que je vais te manquer? Oh, est-ce que je ne te manquerais pas du tout?). La plupart des morceaux, comme Terrapin, sortent de nulle part et se plantent là, devant vous, se tordent sous vos yeux. Ils n'existent que dans leur petit monde, tels des insectes bizarres ou des poissons exotiques que l'on observe dans leur aquarium. "Je pense que Syd était en forme quand il a enregistré The Madcap Laughs, déclare Jenner. Il écrivait encore de bonnes chansons, probablement dans le même état qu'à l'époque de 'Jugband Blues'." D'autres, comme Thorgeson, affirment le contraire: "Le problème, c'est que tout le monde devait supporter Syd, complètement rétamé au Mandrax la plupart du temps. Il déjantait pendant ces sessions, sa main dérapait sur les cordes de sa guitare et il lui arrivait de tomber de son tabouret."
Les souvenirs de June Bolan, l'ex-femme de Marc et à l'époque secrétaire de Peter Jenner, sont encore pires: "J'étais toujours là quand Syd sombrait dans la dépression à cause de l'acide. Il arrivait chez moi à 5h du matin, couvert de boue, lorsqu'il revenait de ses voyages psychédéliques dans Holland Park, poursuivi par la police. Pour lui, je représentais l'argent, un salaire, la sécurité. Il allait à l'auberge de jeunesse de Holland Park, grimpait sur le toit et disjonctait totalement, puis marchait jusqu'à chez moi, à Shepperd's Bush. C'était quelqu'un d'extraordinaire... Comme une bougie prête à s'éteindre. La grande illumination... Il consommait une énorme quantité d'acides. Beaucoup de gens peuvent le faire tout en menant une vie normale. Mais là, il en était à trois ou quatre acides par jour, chaque jour de la semaine. Comme c'était la drogue à la mode, à l'heure du thé chez des amis, on ajoutait une dose dans la tasse à votre insu. Ça arrivait souvent à Syd."
Barrett, le deuxième album, est enregistré plus rapidement. Dave Gilmour se charge de la production, avec l'aide de Rick Wright et de Jerry Shirley, le batteur de Humble Pie. "Trois choix s'offraient à nous pendant les séances en studio à Syd: on pouvait travailler vraiment ensemble et l'accompagner pendant qu'il enregistrait ses morceaux, mais c'était pratiquement impossible, bien qu'on y soit arrivés pour Gigolo Aunt. La seconde solution était d'enregistrer une sorte de base musicale sur laquelle on le faisait jouer. La dernière option était de le laisser poser ses idées à la guitare, avec les paroles, et de tenter ensuite d'en tirer quelque chose", se souvient Gilmour.
Le processus de désintégration de Syd Barrett continue tout au long de l'enregistrement, ce qui explique le son proche de celui d'une démo. A l'occasion, quelques chansons sont traversées par des éclairs de ce que peut être la sensibilité poétique de Syd. Comme Wolfpack ou Rats, avec leurs rimes à double sens, à la fois menaçantes et absurdes. "Rats, rats, lay down flat. We don't need you. We act like cats. If you think you're unloved, well we know about that" (Rats, rats, allongez-vous. On n'a pas besoin de vous. Nous sommes comme des chats. Si vous croyez que personne ne vous aime, nous savons aussi ce que c'est). Dominoes est très certainement le morceau le plus intéressant de l'album, le seul à donner une idée de ce que serait devenu Pink Floyd si Barrett avait mieux contrôlé son "orbite". Le morceau a quelque chose d'exquis, qui reflète l'atmosphère paresseuse d'un après-midi d'été anglais, défiant presque le temps et l'espace - "You and I / And dominoes / A day goes by" (Toi et moi / Et les dominos / Un jour passe) - avant de glisser vers un refrain purement floydien, tout droit sorti de More. "La chanson se terminait sur la voix de Syd et je voulais une fin progressive, j'ai donc rajouté ce passage moi-même, et même joué la batterie", affirme Gilmour.
Beaucoup de proches reconnaissent qu'à cette époque, Gilmour est le seul à pouvoir communiquer normalement avec Syd Barrett: "Personne ne peut vraiment y parvenir. J'ai fait ces albums parce que j'aimais les morceaux, et non pas, comme certains le pensent, parce que je me sentais coupable d'avoir pris sa place dans le Floyd. Je veillais sur lui pour éviter qu'il ne se détruise complètement. C'était déjà moi qui avais signé le mixage final de The Madcap Laughs." Entre les deux albums solos, la maison de disques décide d'organiser une série d'interviews pour Syd Barrett, dont le discours n'est pas taillé pour les médias. La plupart des journalistes sont incapables de trouver le moindre sens à ses vagabondages verbaux. D'autres se doutent que ça ne tourne pas très rond et soulignent avec précaution la maladie de Syd dans leurs articles. Peter Barnes l'a interviewé à cette époque. "C'était ridicule mais il fallait s'y faire. Syd pouvait sortir quelque chose de complètement incongru, comme 'Ça devient pesant, non?' et il fallait répondre 'Oui, Syd, ça devient pesant.' Et la conversation continuait là-dessus pendant cinq minutes. En fait, lorsqu'on réécoute les bandes, on se rend compte qu'il existe une certaine logique, sauf quand Syd répond brusquement à une question posée dix minutes avant, alors qu'on est sur un tout autre sujet." Une autre manie de Syd consiste à jouer obsessionnellement avec la fine crinière de cheveux plantés sur son crâne. Il a alors opté pour une coupe très courte. "Je ne peux me prononcer précisément, mais je crois voir dans ce geste un symbole, comme un adieu au statut de pop-star", avance Jenner.

A cette époque, Syd se plonge dans sa phase crépusculaire. Il habite la cave de la maison de sa mère, à Cambridge. C'est là que l'histoire devient terriblement déprimante. Interviewé par Rolling Stone à la fin 71, Barrett essaye de donner l'impression absurde d'être maître de lui. Il déclare même avoir les pieds sur terre. Un an après, le supplice de sa propre inertie est insupportable et il devient complètement dingue. Il se fracasse la tête au plafond de sa cave. Il retourne pourtant en studio pour tenter d'enregistre un nouvel album. "Un avortement, selon Barnes. Il n'arrêtait pas d'enregistrer des prises de guitare les unes sur les autres, jusqu'au chaos musical. Il ne voulait montrer ses paroles à personne car, en fait, je pense qu'il n'en avait pas du tout écrites." Jenner était aussi présent: "C'était terriblement frustrant parce que parfois, en éclairs instantanés, l'ancien Syd réapparaissait, puis le chaos reprenait le dessus." Rien de concret ne se dégage de ces sessions.
Sous l'influence de Twink, ex-batteur de Tomorrow, des Pretty Things et des Pink Fairies, il rejoint Stars. Twink est lui aussi originaire de Cambridge, connaît Barrett et pousse "l'écervelé" à former un groupe avec lui et le bassiste Jack Monck. Le seul concert important de Stars a lieu au Corn Exchange de Cambridge, en première partie de MC 5. Après une demi-heure d'une totale cacophonie, Barrett débranche sa guitare et quitte la scène pour retourner dans la cave de sa mère. Depuis lors, Syd Barrett aurait travaillé en usine (pendant une semaine), fait le jardinier, tenté sa chance en école d'architecture, fait pousser des champignons dans sa cave, été clochard, traîné dans les rues de New York en jouant de la musique, essayé de devenir roadie de Pink Floyd... Ces histoires sont de sources diverses. La plupart sont certainement fausses. Une seule chose est sûre: Syd Barrett est incapable d'écrire la moindre chanson ("Ou alors, il refuse de montrer quoi que ce soit", dixit Jenner). Il s'est en tout cas imposé comme l'une des plus mystérieuses personnalités du monde rock, Arthur Lee et Brian Wilson étant ses deux seuls concurrents à pouvoir prétendre à cette curieuse notoriété en demi-teintes, proches du mythe. En France, aux Etats-Unis, au Japon, la légende Barrett existe toujours. Dans les années 70, une association, "The Syd Barrett International Appreciation Society", basée en Grande-Bretagne, a même publié des magazines, fabriqué de T-shirts et des badges. "J'en ai parlé à Syd une fois, il a juste déclaré que c'était OK. Ça ne l'intéressait pas. L'ironie, c'est qu'il est beaucoup plus connu maintenant en tant que star restant dans l'ombre que lorsqu'il enregistrait encore. Il pense encore pouvoir faire un troisième album. Dave est le seul qui pourrait l'aider. Ils semblent partager quelque chose", affirme Peter Barnes. Pour David Gilmour, les liens ne sont pas aussi forts. "Premièrement, j'ignore ce que pense Syd et comment il pense. Bien sûr, je serais prêt à retourner en studio avec lui. La dernière fois que je l'ai vu, à Harrod's, on s'est juste dit bonjour, rien de plus. Syd était étrange, même à Cambridge. On le respectait déjà là-bas. A mon avis, un problème familial est à l'origine de tout. La mort de son père l'a profondément bouleversé et sa mère l'a trop gâté, en le traitant comme une sorte de génie. Je me suis vraiment inquiété au moment de l'enregistrement de 'See Emily Play'. Il a commencé à devenir étrange, son regard terrifiant est apparu pour la première fois. Il est évident qu'on m'a fait venir pour le remplacer, au moins sur scène. Mais il était impossible de savoir ce qu'il en pensait. Je crois honnêtement que Syd n'a même pas d'opinion. Il fonctionne à un niveau de logique complètement différent. Certains diront qu'il était perdu dans des hauteurs cosmiques. Tout ce que je peux dire, c'est que ça ne tournait pas rond. Ça ne peut pas être entièrement la faute des drogues. On avait tous les deux essayé l'acide avant le Floyd. C'est plutôt une petite folie (mental mania) qui a fini par lui échapper totalement. Je me souviens de toutes sortes de choses bizarres: à une époque, il portait du rouge à lèvres, des talons aiguilles et était persuadé d'avoir des tendances homosexuelles. On sentait tous qu'il avait besoin d'un psychiatre. Quelqu'un a passé une cassette d'une de ses interviews au psychiatre R. D. Laing et celui-ci a déclaré Syd incurable. Qu'est-ce qu'on pouvait faire? Peut-être que livré à lui-même, il serait capable de s'en sortir. Mais c'est une tragédie, car c'était un précurseur. Un grand, comme il n'en existe que trois ou quatre, de la trempe de Dylan. Ce n'est pas juste, car Syd n'est pas heureux. Et c'est ça qui compte. Ça fait peut-être partie des inconvénients d'être une légende de son vivant." (Nick Kent)

A écouter aussi:

Golden HairThe Madcap Laughs
No Good TryingThe Madcap Laughs
Baby LemonadeBarrett
Love Song, Barrett
- Wined and Dined, Barrett

BonusThe Abbey Road Sessions (1974).

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