Mystères de Lisbonne de Raúl Ruiz (2010).
A mon père, qui aimait les jardins.
Dans l’œuvre pléthorique, protéiforme, labyrinthique et donc insaisissable de Raúl Ruiz, beaucoup s’accordent à reconnaître une inflexion après l’Œil qui ment (1992) - un film au titre emblématique -, où Ruiz avait exacerbé la part d’hermétisme (récit déconstruit et volontiers énigmatique, univers fantastico-onirique, etc.) à laquelle se trouve confronté le spectateur à la vision de ses films, véritable point d’orgue de ce "baroque surréaliste" qui le caractérise (1). Disons, pour simplifier, qu’à partir de Trois vies et une seule mort (1995), le film suivant, le cinéma de Ruiz devient plus proustien que borgésien et qu’au fil des ans il tend même à devenir de plus en plus proustien, sans pour autant congédier la part borgésienne qui lui est propre - de sorte qu’un film comme le Temps retrouvé (1998), qui marque la rencontre officielle entre Ruiz et Proust, apparaît moins comme une adaptation de Proust que comme une tentative (réussie) de Ruiz pour intégrer l’univers de l’écrivain au sien. Aujourd’hui, avec Mystères de Lisbonne et sa structure feuilletonesque, le récit gagne en fluidité (le roman-fleuve), ce qui ne veut pas dire en vraisemblance (le récit cultive à loisir les invraisemblances) mais en cohérence, en "co-errance", les histoires s’assemblant, voire s’emboîtant, telles des matriochkas, autour de la double intrigue que constituent les origines de l’enfant sans nom (João alias Pedro da Silva ou X, c’est tout comme) et les multiples identités du père Dinis, dont le passé reste mystérieux, proche en cela d’autres héros de la littérature, tels le Vautrin de Balzac ou le Rodolphe d’Eugène Sue, mais aussi, à travers son rôle de confident et d’embrayeur de fiction, l’abbé Faria d’Alexandre Dumas.
Ruiz mode d’emploi.
Aux dires mêmes de Ruiz, Mystères de Lisbonne est conçu "comme un puzzle dont chaque scène est un seul plan, et chaque plan une pièce." (2) Du jeu de l’oie au puzzle, en passant par le labyrinthe, le cinéma de Ruiz est depuis le début placé sous le signe du jeu. Le jeu au sens du ludus (Roger Caillois), si l’on considère le plaisir éprouvé par tout artiste à résoudre une difficulté créée par lui-même dans le seul but d’en venir à bout, mais aussi au sens pulsionnel du terme, qui fait du jeu une vraie poétique de l’égarement, où le plaisir est moins dans la réussite du jeu (sortie du labyrinthe, achèvement du puzzle) que dans son expérimentation, la manière de s’y perdre, comme si l’essentiel était de retarder le plus longtemps possible la fin du jeu. Dans Mystères de Lisbonne, cette double notion de ludus et de pulsion est d’autant plus marquée qu’à la figure du puzzle s’ajoute l’aspect foisonnant du récit, évoquant, outre les grands romans du XIXe siècle, l’œuvre d’un Georges Perec (à travers, notamment, le thème des origines), même si chez ce dernier l’assemblage du puzzle participe d’une tout autre ambition: le jeu comme moyen de se reconstruire, où les pièces agencées représenteraient autant de périodes d’une vie, une façon finalement de passer du jeu au "je". Si le film de Ruiz n’est pas aussi cérébral dans sa construction que peuvent l’être certains romans de Perec, tel La Vie mode d’emploi, véritable puzzle de puzzles (3), il n’en demeure pas moins proche, ne serait-ce que parce que Ruiz partage avec Perec le même penchant - quenélien - pour un art faussement aléatoire, qui accepte le hasard, le revendique même, à la condition qu’il soit le produit d’une contrainte, imposée par l’artiste, ici la construction du puzzle et son réservoir de potentialités. Ainsi Perec, en préambule à La Vie mode d’emploi: "ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste: le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc." (4) Dans Mystères de Lisbonne, la "découpe" du puzzle - qui n’est pas le montage - associe des plans-séquences faciles à intégrer au déroulement du récit et d’autres plus difficiles, ménageant des temps d’incertitude, mieux de perplexité (principe même du puzzle). Perplexité d’autant plus réjouissante que, à l’instar du "romans" de Perec, le puzzle de Ruiz est impossible à achever, qu’il est constamment renouvelé, à chaque nouvelle pièce assemblée, à chaque nouvelle scène filmée, le plus souvent en longs travellings ophulsiens, circulant autour des personnages, manifestation du lien qui les unit secrètement.
Le jugement des flèches.
Dans la préface qui accompagne l’édition française du roman de Camilo Castelo Branco (5), Raúl Ruiz précise un peu plus sa conception "hérétique" du récit, prolongeant ce qu’il écrivait dans Poétique du cinéma à propos de la "théorie du conflit central" (6), une théorie qu’il a toujours combattue, au point que Mystères de Lisbonne apparaît aujourd’hui comme le plus bel exemple (à défaut d’être le plus radical) de ce qu’on peut opposer au système narratif classique (hollywoodien). Présenté comme le chef-d’œuvre de Ruiz, ce qu’il est peut-être, le film marque surtout un aboutissement dans sa filmographie; c’est le film rêvé par excellence, celui qu’il rêvait de faire depuis longtemps, qui lui permet - et plus encore que lors de son adaptation de l’Ile au trésor de Stevenson - de renouer avec ses premiers émois de cinéphile, quand, dans les années 1950, au Chili, il s’émerveillait des films de série B qui passaient dans une petite salle de cinéma de son village, des films "sans queue ni tête, monstrueux peut-être par surabondance de queues et de têtes" (7), signés Ford Beebe, Reginald Le Borg, ou encore Hugo Fregonese, et dont il apprendra plus tard, sur la foi du fameux manuel de John Howard Lawson, édictant les règles à respecter pour écrire un bon scénario (Theory and Technique of Playwriting and Screenwriting, 1949), qu’ils "étaient mauvais parce que mal construits" (8). Comme si la quête de Ruiz avait été, toute sa vie, de démentir la sentence de Lawson, de prouver que son "système de valeurs" en valait bien un autre, surtout qu’il pouvait rivaliser avec celui de tous ces "experts ès scénarios" qui, à la suite de Lawson, ont prôné la crédibilité comme condition première à la réussite d’un film. On peut même avancer qu’avec Mystères de Lisbonne Ruiz a cherché à démontrer la supériorité de son système tant celui-ci permet, en s’affranchissant des questions de crédibilité, de concevoir un film non seulement comme une somme d’histoires plus ou moins bien agencées, mais aussi comme une œuvre toujours ouverte, questionnant son propre devenir, une sorte de film à venir, pour citer un de ses autres films, pour paraphraser surtout Blanchot, où l’on devine un horizon, ce vers quoi pourrait/devrait tendre le cinéma, comme la littérature: le récit au pluriel, disséminé, éparpillé...
Car que dit cette théorie du conflit central? Que l’"histoire commence […] quand le personnage auquel on s’attache veut quelque chose et bataille pour l’obtenir (Guillaume Tell voulant fendre la pomme que son fils a sur la tête sans toucher un seul de ses cheveux). Il faut qu’il y ait des risques, des incertitudes, des péripéties soumises à la trajectoire de la flèche que va décrocher le héros (qui représente la flèche narrative guidant toute l’intrigue). Il y a crise, climax et dénouement. Et après, félicité ou tragédie." (9) C’est le conflit majeur sous lequel se rangent tous les autres conflits. Or, chez Ruiz, il n’y a pas de conflit majeur; le récit n’est jamais centré autour d’une action unique, œuvrant dans une seule direction, mais toujours excentré par rapport à plusieurs actions, multipliant les directions, comme autant de flèches, différant donc des techniques habituelles de narration qui, selon David Bordwell (relu par Ruiz), "se basent sur une certaine idée de vraisemblance (ou évidence narrative)", et grâce auxquelles "les fictions les plus échevelées sont acceptables, et acceptées", cette même vraisemblance répugnant à "tout écart par rapport à la ligne directrice" (10). Dans la série télévisée Mystères de Lisbonne, le découpage en épisodes, centrés sur une histoire et un personnage, nuit au principe des flèches multiples décrit par Ruiz. Lui-même le reconnaît. Si, sur le plan narratif, le film s’apparente à la "bataille d’Azincourt", la série, elle, ressemblerait plutôt à six petits "Guillaume Tell". Ainsi réduit à l’état de bloc fictionnel, un épisode comme "Les crimes d’Anacleta dos Remédios", qui raconte par la voix d’un des personnages l’histoire la plus excentrée du roman (elle n’apparaît pas dans la version cinéma), perd de son pouvoir digressif. Reste que chez Ruiz, l’"ex-centricité" ne doit pas seulement au caractère indirect du récit mais aussi aux multiples mises en abyme que le cinéaste opère parallèlement. Voix over, trompe-l’œil, miroirs, tableaux vivants, petits théâtres, etc., tout y est réfléchi. De sorte qu’une histoire, quelle qu’elle soit, en contient nécessairement une autre; de sorte qu’un personnage, quel qu’il soit, en contient nécessairement un autre. Deux histoires en une, deux personnages en un, c’est le minimum fictionnel, pourrait-on dire, dans tout récit ruizien.
Une fiction à la puissance n.
Si dans Mystères de Lisbonne le récit semble se démultiplier à l’infini, c’est peut-être moins lié à la prolifération des histoires - le principe des récits tentaculaires, rhizomiques ou gigognes étant à la base de la plupart des films de Ruiz -, dont on sait qu’elle doit, outre aux films de série B découverts à l’adolescence et au goût de la littérature (de G.K. Chesterton à... Corín Tellado, la reine des novelas, en passant par Edgar Poe, Stevenson et bien d’autres), au statut d’exilé de Ruiz, le poussant, comme chez tout exilé, à faire de son passé une source d’histoires incroyables ("incroyables mais vraies", dirait Pierre Bellemare, le conteur de Trois vies et une seule mort) - même si la mélancolie qui parcourt le film vient pour l’essentiel du roman de Castelo Branco (mais aussi de la maladie du cinéaste durant le tournage, 11) -, donc moins lié à la prolifération des histoires qu’à la richesse des personnages, dans la mesure où ce qui importe pour Ruiz n’est pas la vie comme une suite d’aventures et/ou de passions mais la manière dont celles-ci sont vécues, et, dans le roman, si violemment, si intensément (jusqu’à s’évanouir pour certains), qu’elles finissent par conduire les personnages à une forme de repli - mystique (beaucoup entrent au couvent) ou mélancolique (d’autres s’enferment dans leur pavillon ou leur château) -, conférant au film son extraordinaire puissance fictionnelle, avec ceci de particulier que chaque personnage, à commencer par le père Dinis, semble constitué de plusieurs personnalités.
Certes, l’idée de "personnage multiple" n’est pas nouvelle chez Ruiz. Elle trouve son origine, comme pour la non-vraisemblance, dans la série B des années 1950, à travers ces mêmes comédiens que Ruiz retrouvait le soir dans les différents films programmés, donnant l’impression qu’ils jouaient plusieurs personnages à la fois (12). Le personnage multiple est d’ailleurs le thème de Trois vies et une seule mort, dans lequel Marcello Mastroianni incarne trois personnages eux-mêmes dédoublés. Une multiplicité qui n’est pas sans évoquer le fameux MPD américain (multiple personality disorder), un trouble psychiatrique apparu dans les années 1980 et, depuis, largement popularisé par les médias. Ruiz en parle dans Poétique du cinéma (publié l’année où a été tourné Trois vies...). Ce qui l’intéresse n’est pas la maladie en elle-même (aujourd’hui controversée, 13), mais le lien avec notre époque, ce en quoi un tel trouble - "une folie du XIXe siècle", dit Ruiz -, qui ferait coexister différentes individualités ("virtuelles et néanmoins réelles puisque chacune possède sa propre perception du monde", 14) au sein d’un même corps, emblématise l’indistinction croissante qui existe aujourd’hui entre le "monde audiovisuel" et le monde de tous les jours.
Selon Ruiz, Trois vies et une seule mort évoquait la fin du XXe siècle (15). Mystères de Lisbonne évoque-t-il le début du suivant? Pour le dire autrement: comment Ruiz, pour qui "les règles qui gouvernent le cinéma (disons, Hollywood) sont identiques à la simulation qu’est la vie d’aujourd’hui", nous parle-t-il du XXIe siècle à travers un roman du XIXe? Un paradoxe si l’on considère que, socialement parlant, notre époque exige plutôt d’une personnalité qu’elle soit performante, autrement dit parfaitement unifiée. A moins justement de voir dans la monstruosité que constituerait de nos jours la division subjective (et le MPD qui en est la forme extrême, sinon extrémiste) le symbole même du refus de cette société de performance, dominée par la notion de compétitivité. L’ironie, qui ne pouvait échapper à Ruiz, est que cette société s’incarne idéalement dans ce qu’on appelle la "stratégie de Lisbonne", qui vise à faire de l’Union européenne, "l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" (dixit le rapport Kok). Faut-il voir alors l’Europe de 2010 à travers (et à l’envers de) celle de Napoléon? Et les Mystères… comme un antidote à la stratégie de Lisbonne? Dans le film de Ruiz, chaque personnage, disions-nous, est au moins double (16). Cette multiplicité, loin d’assurer l’efficacité d’un scénario, favorise au contraire la dépense. Au point que lorsqu’on voit le film dans sa continuité, on finit par confondre certains personnages, oublier certaines situations, sans possibilité de retour en arrière, avant de se les rappeler à la faveur d’une nouvelle histoire. Il n’est pas jusqu’aux instances narratives qui, elles aussi, finissent par se mélanger (qui raconte à qui?), laissant planer un doute sur la véracité des faits rapportés. De quoi rendre le film magistralement contre-performant.
Cela dit, on ne saurait trop jouer ici la carte de la contre-performance. Pour la commodité de l’exposé, oublions un instant les préceptes ruiziens et rappelons, en les situant sommairement les uns par rapport aux autres, quels sont les principaux personnages du film:
Les flèches indiquent un rapport de filiation, les traits, un lien conjugal et/ou une passion amoureuse, que celle-ci soit réelle (Pedro da Silva-Angela, Alvaro de Albuquerque-Silvina, Ernest Lacroze-Blanche, Alberto de Magalhães-Eugénia) ou mensongère (Angela-comte de Santa Bárbara, Blanche-Benoît de Montfort, Alberto de Magalhães-duchesse de Cliton, duchesse de Cliton-Pedro), en tous les cas toujours tragique.
Fatum ruizum.
En prônant l’invraisemblance, Ruiz témoigne de l’importance qu’il accorde au récit. Pour autant, c’est l’image qui chez lui détermine la narration. C’est par la forme que le récit advient, à travers notamment la fonction que le cinéaste assigne à ses personnages, dégagés du volontarisme qui caractérise le personnage hollywoodien, subissant l’action plus qu’ils ne la conduisent, comme s’ils étaient sous l’emprise du seul destin. Des personnages, agissant au gré d’événements qu’ils ne maîtrisent pas, et non de vrais "sujets", au sens, disons, métaphysique du terme, avec ce que cela suppose de volonté à satisfaire (volonté d’agir ou de vivre une passion), généralement par la voie la plus directe. "Personne n’échappe à son destin, disaient les anciens Germains. Et les fictions de Camilo le confirment, mais c’est le destin lui-même qui nous échappe. Le fatum." (17) Dans Mystères de Lisbonne, c’est à travers les interventions du père Dinis, toujours là au moment crucial, que le destin, dans ce qu’il a d’incompréhensible, se manifeste le mieux: lorsque la solennité qui lui est propre (qui est aussi celle de Castelo Branco) se trouve désamorcée par une pointe d’humour, parfaitement ruizien (18). Ainsi la scène de l’église, quand le comte de Santa Bárbara, venu prier avant son mariage, entend le père Dinis lui rappeler le malheur qu’un tel mariage va provoquer et, en se retournant, ne découvre que ses habits. Ou encore lorsque Alberto de Magalhães tente d’étrangler Elise de Montfort, après que celle-ci a voulu le tuer, et que le prêtre arrête "miraculeusement" le geste, en convoquant leur passé commun, comme il avait annihilé celui de la jeune femme en retirant préalablement la balle de son pistolet. On peut d’ailleurs voir le père Dinis et Alberto de Magalhães comme deux faces, opposées, d’une même figure. A cause de ce passé commun et des multiples identités sous lesquelles ils ont vécu (pas moins de quatre dans le film), mais aussi parce que tous les deux représentent une figure tutélaire pour João/Pedro, l’un sur le plan spirituel (le père Dinis), l’autre sur le plan matériel (Alberto de Magalhães). Plus généralement, c’est tout le film qui est placé sous le signe de la symétrie et de la dualité. Une dualité qui vient bien sûr de Castelo Branco, mais que Ruiz semble avoir accentuée, soulignant ainsi le côté hawthornien de son cinéma, tel qu’il apparaît dans Trois vies et une seule mort. Ici, les mêmes décors se retrouvent d’un lieu à l’autre, les mêmes situations se répètent d’un personnage à l’autre; les personnages eux-mêmes, non seulement dissimulent plusieurs personnalités, mais semblent chacun le double d’un autre (19).
Il y a un aspect faussement stoïcien chez le père Dinis, marqué, outre l’honnêteté et la vertu, par l’impassibilité du personnage, une impassibilité née, semble-t-il, d’un amour passé, perdu et mué en passion éternelle (autant dire morte). C’est un des nombreux mystères du roman, évoqué lors du troisième épisode de la série ("L’énigme du père Dinis"), dans la scène où Adelaïde, une religieuse, raconte à son amie Angela, au couvent où celle-ci a fait retraite, le destin déchirant de la pauvre Francisca, morte phtisique mais surtout consumée par l’amour impossible qu’elle vouait à Sebastião de Melo, le futur père Dinis, un amour auquel il ne pouvait répondre, prisonnier qu’il était de son passé. Le dialogue est littéralement un dialogue de sourds qui voit les deux nonnes utiliser le langage des signes pour communiquer en secret (la scène, magnifique, exemple parfait de ce que dit Ruiz à propos des images qui préexistent à la narration, n’est malheureusement pas dans le film). Si le père Dinis occupe une place à part dans le récit - centrale sans être au centre -, c’est qu’il est à la fois le fil conducteur et une sorte de court-circuit, révélant (en partie) le secret des autres tout en préservant le sien. Dans la plupart des histoires qui renvoient à sa jeunesse, il apparaît toujours en retrait, parfois flou au second plan, témoin des événements plus qu’acteur (à l’image des servantes du film écoutant leurs maîtres ou maîtresses derrière une porte, ou les observant derrière une fenêtre), personnage en creux, se nourrissant de l’histoire de ceux ou celles qu’il a aimés, connus ou simplement croisés, alors que sa propre histoire, pourtant prodigieuse, reste à l’écart. Un trompe-l’œil, comme toujours chez Ruiz, dans la mesure où ce retrait n’empêche pas le personnage d’influer sur le destin des autres. Car c’est bien la jalousie de Sebastião, transmise à Benoît de Montfort, qui va précipiter la perte de ce dernier, de Blanche et indirectement du colonel Lacroze qu’il avait pourtant contribué à sauver (20). Dans les scènes au présent, qui commandent le récit, le personnage, devenu père Dinis, passe naturellement au premier plan, assurant la fonction de médiation, entre forme et récit, action et narration. L’étrangeté ne vient pas de cette double position, qui est celle finalement de l’écrivain, mais du fait que les deux périodes ne raccordent pas. Il y a comme une fracture dans le récit. L’écart est trop marqué pour ne pas trahir l’existence d’une troisième période, mystérieuse (évoquée dans la chambre secrète que découvre João - une scène absente de la série - et où se trouvent réunis tous les souvenirs du père Dinis, du crâne de sa mère à son uniforme d’ancien soldat napoléonien). Si l’on peut reconnaître au moins deux grandes personnalités au personnage (Sebastião de Melo/père Dinis), on voit qu’entre les deux il en manque une: c’est la pièce manquante du puzzle (du moins la principale), et qui le restera jusqu’à la fin. Une pièce dont on ne sait si elle est française ou portugaise, ou peut-être franco-portugaise. De la même manière que Raúl Ruiz est franco-chilien. Car le secret du film, celui du père Dinis, qui n’est pas celui du roman, inscrit dans son Livre noir, c’est aussi le secret de Ruiz...
A l'envers.
Dans Mystères de Lisbonne, la caméra multiplie les mouvements, allant à la rencontre des personnages, serpentant au milieu des décors, défiant les lois de la physique, parfois s’immobilisant, le temps d’un "tableau", qui rappelle les vieux maîtres hollandais. Mais de toutes ces figures de style, il en est une privilégiée qui revient, de façon incessante, sinon obsédante, lors des scènes de dialogues: le travelling circulaire. Cette insistance, qui confine au systématisme, finit par intriguer. Quelle signification lui accorder? D’abord, on l’a vu, en embrassant ainsi les personnages d’un même mouvement, Ruiz laisse entendre qu’un lien secret les unit. Ensuite, puisqu’il s’agit de dialogues, on se dit qu’il manifeste, à travers ce mouvement, son opposition au système classique du champ-contrechamp qui prévaut dans ce genre de scènes. Et, de fait, il n’y a pas de champ-contrechamp dans Mystères de Lisbonne. Une règle, qui, comme toute règle, a son exception: la rencontre entre Eugénia, l’épouse d’Alberto de Magalhães, et Elise de Montfort (la duchesse de Cliton), son ancienne maîtresse, que Ruiz filme de manière la plus traditionnelle possible, en champ-contrechamp donc, comme si, de tous les couples duels composant le film, celui qui oppose les deux femmes - deux femmes pour un même homme - était le seul véritablement antinomique: le pardon, qui permet d’oublier et vous libère du passé (Eugénia fut elle-même la maîtresse du comte de Santa Bárbara), contre le ressentiment qui, lui, vous y enferme (Elise n’a de cesse de vouloir se venger d’Alberto de Magalhães qui l’a humiliée et a involontairement provoqué la mort de son frère).
En fait, si le mouvement emprunte au travelling circulaire, il n’est pas à proprement parler circulaire; il est plutôt curviligne, fait de très lents va-et-vient, glissant autour des personnages, mouvement d’oscillation qui confère à tous ces plans une temporalité particulière (c’est l’aspect proustien du film). On se souvient alors du début et de cette phrase - l’incipit du roman - prononcée par João/Pedro: "J’étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais." A la fin, Pedro, désespéré devant le mépris affiché à son encontre par la duchesse de Cliton (il n’a pu satisfaire le désir de vengeance de celle-ci, ce désir de vengeance que lui-même avait connu enfant lorsqu’on l’avait traité de bâtard), a décidé de disparaître en s’embarquant pour des terres lointaines, un voyage dont il ne reviendra pas (21). La chambre qu’il occupe, lors de sa dernière étape, redevient celle de son enfance. Il accroche au mur le portrait qu’avait fait de lui une vieille Anglaise, dépose sur la console le petit théâtre en carton que lui avait offert sa mère et la boule en bois (cause de l’accident qui ouvre le récit) que lui avait donné le père Dinis (22), va s’asseoir sur son lit, regarde l’ensemble puis s’allonge, en se recroquevillant. C’est là, dans son lit, à l’approche de la mort, qu’il dicte son histoire. On entend à nouveau la phrase du début mais modifiée: "J’étais un garçon de quinze ans et je ne savais pas qui j’étais." Est-ce une erreur de script, une ruse de Ruiz, ou s’est-il effectivement passé un an entre le début et la fin du film? La voix off continue: "J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que je me suis évanoui. Jusqu’au moment où j’ai rouvert les yeux, j’avais l’impression de rêver." Flash-back. Retour aux premières scènes du film: père Dinis et dona Antónia découvrent João allongé sur son lit, la tête à l’envers. Il est froid. Long plan fixe sur João, resté seul pendant qu’on est parti chercher le médecin. On entend la boule en bois tomber et rouler sur le parquet, puis la musique reprend (23) et la porte de la chambre, laissée entrouverte, commence à se refermer, lentement mais inexorablement. Claquement de la porte. Reprise des visions de João, quand, sous l’emprise de la fièvre, il voyait en "rêve" sa mère et ceux qui l’entouraient, une image flottante, distordue (on pense à Sokourov), progressivement noyés dans un bain de lumière, à la blancheur aveuglante. Fin. Une fin qui suggère manifestement un passage, au moment de la mort.
La dimension cosmique que prend le film dans les derniers plans, via ces corps ondulant jusqu’au blanc final, pourrait faire croire à une "expérience de mort imminente", mais c’est davantage au Bardo tibétain que l’on pense. Michel Chion avait déjà évoqué la question du Bardo à propos d’un autre film de Ruiz, le Borgne (1980), qu’il appelait un "Bardo-film", une formule qu’on pouvait appliquer à tous les films de Ruiz dès l’instant qu’on y retrouve "une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l’impression que les actes n’ont pas lieu qu’une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu’ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d’un centre... et aussi le moment d’une mort que celui qui l’a vécue n’a pas encore vraiment réalisée." (24)
Le lent mouvement de va-et-vient qui caractérise Mystères de Lisbonne prendrait alors tout son sens. Il ne ferait que traduire cet état intermédiaire dans lequel se trouve João/Pedro au moment où il nous raconte son histoire. Le mouvement serait celui du récit, dans ce qu’il a non seulement de répétitif et d’inachevé, telle une boucle impossible à boucler, mais aussi d’apaisant, voire d’anesthésiant, quant aux souffrances physiques et morales du narrateur. En cela Ruiz traduirait aussi celles de l’auteur, Camilo Castelo Branco, dont la vie a largement inspiré le roman. Reste que chez Ruiz, on ne saurait se contenter d’un flash-back, si diffracté soit-il, même à l’instant de mourir. Si João avait quatorze ans au début du film et qu’il en a quinze à la fin, c’est que le film ne dure peut-être qu’une année. L’écart d’âge ne serait pas accidentel, ni même anecdotique; il suggérerait que le mouvement s’inverse, faisant des Mystères de Lisbonne un "Bardo-film" à l’envers. Contrairement au roman, ce que nous raconte João ne serait pas sa vie telle qu’il l’a vécue, mais bien sa vie telle qu’il aurait aimé la vivre. Le film ne serait alors que le long délire d’un enfant malade, sans nom et sans origines - à partir de la vision (qui, elle, est peut-être réelle) d’une femme prise pour sa mère (ce qui est peut-être vrai) -, rêvant d’histoires invraisemblables qui colorent enfin sa vie, jusque-là des plus ternes. De vraies histoires qui ne sont pas de son âge (l’invraisemblance se situe aussi à ce niveau), mais qu’il serait capable de recréer dans une sorte d’hyperconscience. – L’hyperconscience de la mélancolie.
Apostille.
Lorsque j’ai lu pour la première fois l’adaptation de Carlos Saboga, qui me parut excellente, je me suis laissé emporté par la narration et c’est tout. À la seconde lecture, mon attention s’est concentrée sur l’espèce de paix, de tranquillité qui enveloppait les douloureux événements que l’histoire suggérait et montrait. C’était comme parcourir un jardin. Joris-Karl Huysmans évoque dans son roman La Cathédrale un jardin allégorique (mais réel) dans lequel chaque plante, chaque arbre, chaque fleur représente soit des valeurs morales, soit des péchés. C’est ainsi que j’ai imaginé le film qu’il voulait faire. Comme Le Jardin des fleurs curieuses d’Antonio de Torquemada, comme le jardin d’Eden que décrivit saint Brendan quand il revint de l’au-delà, comme le jardin de L’Enfer de Dante dans lequel chaque fleur, chaque plante est un suicidé châtié.
Linné, le père de la botanique, croyait que Dieu punissait chaque mauvaise action de châtiments dadaïstes: quelqu’un donne un coup de pied à un chat, et dix ans après il voit sa chère et tendre épouse tomber d’un balcon et mourir sous ses yeux (voir la "Némésis divine").
Pendant que je tournais les Mystères de Lisbonne, j’ai souvent pensé à Linné: un jardin est un champ de bataille. Toute fleur est monstrueuse. Au ralenti, tout jardin est shakespearien.
Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.
"Un jardinier d’amour / Arrose une rose puis s’en va. / Un autre la cueille et en profite. / Auquel des deux appartient-elle?" (Jardinier d'amour, Compay Segundo)
Raúl Ruiz (25)
(1) Hermétisme relatif que Serge Daney rattachait au baroque: "Certains très bons films ont cette particularité: on ne les "comprend" (je veux dire qu’on n’a pas le sentiment de n’y rien comprendre) qu’au moment où on les voit, dans le présent de l’expérience que constitue leur vision. Arrêter de fumer est facile, disait à peu près Mark Twain, j’y suis souvent arrivé. "Comprendre" M. Arkadin, Non réconciliés, Francisca ou l’Hypothèse du tableau volé est facile, je l’ai fait à chaque nouvelle vision de ces films. Mais entre deux visions, je n’aurais pas pu raconté l’histoire à mon meilleur ami. C’est là un trait baroque. Le scénario, comme le reste, est en trompe-l’œil. On n’est trompé qu’à telle ou telle distance: un pas de plus et on ne sait même plus qu’on pourrait être trompé (c’est ce dont les cannibales du Territoire font la cruelle expérience)" (Serge Daney, "En mangeant, en parlant", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983).
A l'envers.
Dans Mystères de Lisbonne, la caméra multiplie les mouvements, allant à la rencontre des personnages, serpentant au milieu des décors, défiant les lois de la physique, parfois s’immobilisant, le temps d’un "tableau", qui rappelle les vieux maîtres hollandais. Mais de toutes ces figures de style, il en est une privilégiée qui revient, de façon incessante, sinon obsédante, lors des scènes de dialogues: le travelling circulaire. Cette insistance, qui confine au systématisme, finit par intriguer. Quelle signification lui accorder? D’abord, on l’a vu, en embrassant ainsi les personnages d’un même mouvement, Ruiz laisse entendre qu’un lien secret les unit. Ensuite, puisqu’il s’agit de dialogues, on se dit qu’il manifeste, à travers ce mouvement, son opposition au système classique du champ-contrechamp qui prévaut dans ce genre de scènes. Et, de fait, il n’y a pas de champ-contrechamp dans Mystères de Lisbonne. Une règle, qui, comme toute règle, a son exception: la rencontre entre Eugénia, l’épouse d’Alberto de Magalhães, et Elise de Montfort (la duchesse de Cliton), son ancienne maîtresse, que Ruiz filme de manière la plus traditionnelle possible, en champ-contrechamp donc, comme si, de tous les couples duels composant le film, celui qui oppose les deux femmes - deux femmes pour un même homme - était le seul véritablement antinomique: le pardon, qui permet d’oublier et vous libère du passé (Eugénia fut elle-même la maîtresse du comte de Santa Bárbara), contre le ressentiment qui, lui, vous y enferme (Elise n’a de cesse de vouloir se venger d’Alberto de Magalhães qui l’a humiliée et a involontairement provoqué la mort de son frère).
En fait, si le mouvement emprunte au travelling circulaire, il n’est pas à proprement parler circulaire; il est plutôt curviligne, fait de très lents va-et-vient, glissant autour des personnages, mouvement d’oscillation qui confère à tous ces plans une temporalité particulière (c’est l’aspect proustien du film). On se souvient alors du début et de cette phrase - l’incipit du roman - prononcée par João/Pedro: "J’étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j’étais." A la fin, Pedro, désespéré devant le mépris affiché à son encontre par la duchesse de Cliton (il n’a pu satisfaire le désir de vengeance de celle-ci, ce désir de vengeance que lui-même avait connu enfant lorsqu’on l’avait traité de bâtard), a décidé de disparaître en s’embarquant pour des terres lointaines, un voyage dont il ne reviendra pas (21). La chambre qu’il occupe, lors de sa dernière étape, redevient celle de son enfance. Il accroche au mur le portrait qu’avait fait de lui une vieille Anglaise, dépose sur la console le petit théâtre en carton que lui avait offert sa mère et la boule en bois (cause de l’accident qui ouvre le récit) que lui avait donné le père Dinis (22), va s’asseoir sur son lit, regarde l’ensemble puis s’allonge, en se recroquevillant. C’est là, dans son lit, à l’approche de la mort, qu’il dicte son histoire. On entend à nouveau la phrase du début mais modifiée: "J’étais un garçon de quinze ans et je ne savais pas qui j’étais." Est-ce une erreur de script, une ruse de Ruiz, ou s’est-il effectivement passé un an entre le début et la fin du film? La voix off continue: "J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que je me suis évanoui. Jusqu’au moment où j’ai rouvert les yeux, j’avais l’impression de rêver." Flash-back. Retour aux premières scènes du film: père Dinis et dona Antónia découvrent João allongé sur son lit, la tête à l’envers. Il est froid. Long plan fixe sur João, resté seul pendant qu’on est parti chercher le médecin. On entend la boule en bois tomber et rouler sur le parquet, puis la musique reprend (23) et la porte de la chambre, laissée entrouverte, commence à se refermer, lentement mais inexorablement. Claquement de la porte. Reprise des visions de João, quand, sous l’emprise de la fièvre, il voyait en "rêve" sa mère et ceux qui l’entouraient, une image flottante, distordue (on pense à Sokourov), progressivement noyés dans un bain de lumière, à la blancheur aveuglante. Fin. Une fin qui suggère manifestement un passage, au moment de la mort.
La dimension cosmique que prend le film dans les derniers plans, via ces corps ondulant jusqu’au blanc final, pourrait faire croire à une "expérience de mort imminente", mais c’est davantage au Bardo tibétain que l’on pense. Michel Chion avait déjà évoqué la question du Bardo à propos d’un autre film de Ruiz, le Borgne (1980), qu’il appelait un "Bardo-film", une formule qu’on pouvait appliquer à tous les films de Ruiz dès l’instant qu’on y retrouve "une structure plus ou moins labyrinthique, une consistance bizarre de la réalité, l’impression que les actes n’ont pas lieu qu’une fois pour avoir des conséquences sans retour, mais qu’ils tournent plus ou moins en rond dans la recherche d’un centre... et aussi le moment d’une mort que celui qui l’a vécue n’a pas encore vraiment réalisée." (24)
Le lent mouvement de va-et-vient qui caractérise Mystères de Lisbonne prendrait alors tout son sens. Il ne ferait que traduire cet état intermédiaire dans lequel se trouve João/Pedro au moment où il nous raconte son histoire. Le mouvement serait celui du récit, dans ce qu’il a non seulement de répétitif et d’inachevé, telle une boucle impossible à boucler, mais aussi d’apaisant, voire d’anesthésiant, quant aux souffrances physiques et morales du narrateur. En cela Ruiz traduirait aussi celles de l’auteur, Camilo Castelo Branco, dont la vie a largement inspiré le roman. Reste que chez Ruiz, on ne saurait se contenter d’un flash-back, si diffracté soit-il, même à l’instant de mourir. Si João avait quatorze ans au début du film et qu’il en a quinze à la fin, c’est que le film ne dure peut-être qu’une année. L’écart d’âge ne serait pas accidentel, ni même anecdotique; il suggérerait que le mouvement s’inverse, faisant des Mystères de Lisbonne un "Bardo-film" à l’envers. Contrairement au roman, ce que nous raconte João ne serait pas sa vie telle qu’il l’a vécue, mais bien sa vie telle qu’il aurait aimé la vivre. Le film ne serait alors que le long délire d’un enfant malade, sans nom et sans origines - à partir de la vision (qui, elle, est peut-être réelle) d’une femme prise pour sa mère (ce qui est peut-être vrai) -, rêvant d’histoires invraisemblables qui colorent enfin sa vie, jusque-là des plus ternes. De vraies histoires qui ne sont pas de son âge (l’invraisemblance se situe aussi à ce niveau), mais qu’il serait capable de recréer dans une sorte d’hyperconscience. – L’hyperconscience de la mélancolie.
Apostille.
Lorsque j’ai lu pour la première fois l’adaptation de Carlos Saboga, qui me parut excellente, je me suis laissé emporté par la narration et c’est tout. À la seconde lecture, mon attention s’est concentrée sur l’espèce de paix, de tranquillité qui enveloppait les douloureux événements que l’histoire suggérait et montrait. C’était comme parcourir un jardin. Joris-Karl Huysmans évoque dans son roman La Cathédrale un jardin allégorique (mais réel) dans lequel chaque plante, chaque arbre, chaque fleur représente soit des valeurs morales, soit des péchés. C’est ainsi que j’ai imaginé le film qu’il voulait faire. Comme Le Jardin des fleurs curieuses d’Antonio de Torquemada, comme le jardin d’Eden que décrivit saint Brendan quand il revint de l’au-delà, comme le jardin de L’Enfer de Dante dans lequel chaque fleur, chaque plante est un suicidé châtié.
Linné, le père de la botanique, croyait que Dieu punissait chaque mauvaise action de châtiments dadaïstes: quelqu’un donne un coup de pied à un chat, et dix ans après il voit sa chère et tendre épouse tomber d’un balcon et mourir sous ses yeux (voir la "Némésis divine").
Pendant que je tournais les Mystères de Lisbonne, j’ai souvent pensé à Linné: un jardin est un champ de bataille. Toute fleur est monstrueuse. Au ralenti, tout jardin est shakespearien.
Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.
"Un jardinier d’amour / Arrose une rose puis s’en va. / Un autre la cueille et en profite. / Auquel des deux appartient-elle?" (Jardinier d'amour, Compay Segundo)
Raúl Ruiz (25)
(Vertigo n°40, été 2011)
(1) Hermétisme relatif que Serge Daney rattachait au baroque: "Certains très bons films ont cette particularité: on ne les "comprend" (je veux dire qu’on n’a pas le sentiment de n’y rien comprendre) qu’au moment où on les voit, dans le présent de l’expérience que constitue leur vision. Arrêter de fumer est facile, disait à peu près Mark Twain, j’y suis souvent arrivé. "Comprendre" M. Arkadin, Non réconciliés, Francisca ou l’Hypothèse du tableau volé est facile, je l’ai fait à chaque nouvelle vision de ces films. Mais entre deux visions, je n’aurais pas pu raconté l’histoire à mon meilleur ami. C’est là un trait baroque. Le scénario, comme le reste, est en trompe-l’œil. On n’est trompé qu’à telle ou telle distance: un pas de plus et on ne sait même plus qu’on pourrait être trompé (c’est ce dont les cannibales du Territoire font la cruelle expérience)" (Serge Daney, "En mangeant, en parlant", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983).
(2) Jean-Marc Lalanne, "Raúl Ruiz sur un plateau", Les Inrockuptibles n°746, mars 2010.
(3) A ce titre - et même si la référence se situe plutôt du côté de Defoe et son Robinson Crusoé, un des plus grands "poèmes" jamais écrits selon Chesterton - le plus peréquien des grands films de Ruiz demeure peut-être les Trois Couronnes du matelot (1982), entre autres par le plaisir que prend Ruiz, à certains moments, à dresser des "listes" d’objets aussi hétéroclites que celle qui associe une bague, un collier, deux bicyclettes et du café, ou encore une brosse à dents, un roman, un missel, une bouteille d’eau de Cologne, une lettre, un disque de Caruso, des bas et une chaussure (une seule). Car, pour le reste, l’art combinatoire de Ruiz, plus "chamanique" que mathématique, "se distingue des combinaisons froides, ou saturées, telles qu’on les trouve chez Perec" (Raúl Ruiz, in Poétique du cinéma, 1995).
(4) Georges Perec, La Vie mode d'emploi, 1978.
(5) Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, 2011.
(6) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", Poétique du cinéma, op. cit.
(7) Raúl Ruiz, "Théorie du conflit central", op. cit.
(8) Id., ibid.
(9) La théorie du conflit central, vaguement inspirée d’Aristote, dont Lawson et ceux qui lui ont emboîté le pas ont assuré le succès aux États-Unis, semble avoir été inventée par Henrik Ibsen et Bernard Shaw et se retrouve sous différentes appellations chez Ruiz: "drame moderne", "drame bourgeois", "postulat Ibsen Shaw". Aujourd’hui elle est devenue le "paradigme de Bordwell", du nom du célèbre théoricien américain. Sur la question du récit chez Ruiz, voir le texte d’Alain Boillat, "Trois vies et un seul cinéaste (Raúl Ruiz). Des récits singuliers qui se conjuguent au pluriel", Décadrages n°15, automne 2009.
(9) La théorie du conflit central, vaguement inspirée d’Aristote, dont Lawson et ceux qui lui ont emboîté le pas ont assuré le succès aux États-Unis, semble avoir été inventée par Henrik Ibsen et Bernard Shaw et se retrouve sous différentes appellations chez Ruiz: "drame moderne", "drame bourgeois", "postulat Ibsen Shaw". Aujourd’hui elle est devenue le "paradigme de Bordwell", du nom du célèbre théoricien américain. Sur la question du récit chez Ruiz, voir le texte d’Alain Boillat, "Trois vies et un seul cinéaste (Raúl Ruiz). Des récits singuliers qui se conjuguent au pluriel", Décadrages n°15, automne 2009.
(10) Id., ibid.
(11) Dans l’attente d’une intervention chirurgicale lourde, Ruiz a tourné son film en pensant que c’était peut-être le dernier.
(12) "Il y avait Vincent Price ou Robert Taylor qui jouaient beaucoup de rôles, et comme on projetait plusieurs films différents par soir dans ces salles populaires du Chili, un même acteur jouait l’espion soviétique dans un film, Ivanhoé dans un autre; se transformait en un cow-boy qui mourait avant de réapparaître en avocat boiteux... Bref, trois ou quatre personnages pour un même acteur. C’est là quelque chose d’important, que j’ai gardé, surtout dans la Ville des pirates: il y a dans ce film des revenants qui 'reviennent' mécaniquement" (Christine Buci Glucksmann et Fabrice Revault d’Allonnes, "Entretien avec Raúl Ruiz", Raúl Ruiz, 1987).
(13) Le MPD s’est développé aux Etats-Unis dans un climat très particulier, marqué par l’importance des mouvements féministes (invitant à ne plus parler de "névrose hystérique", un concept aux résonances misogynes), le renouveau de l’hypnose, la "découverte" des sévices subis dans l’enfance (dont le MPD devint rapidement synonyme!) et la persistance des figures diaboliques dans les traditions puritaines. Aujourd’hui il semble acquis que la plupart des "personnalités" d’un MPD sont d’origine iatrogène, c’est-à-dire induites par la thérapeutique elle-même.
(12) "Il y avait Vincent Price ou Robert Taylor qui jouaient beaucoup de rôles, et comme on projetait plusieurs films différents par soir dans ces salles populaires du Chili, un même acteur jouait l’espion soviétique dans un film, Ivanhoé dans un autre; se transformait en un cow-boy qui mourait avant de réapparaître en avocat boiteux... Bref, trois ou quatre personnages pour un même acteur. C’est là quelque chose d’important, que j’ai gardé, surtout dans la Ville des pirates: il y a dans ce film des revenants qui 'reviennent' mécaniquement" (Christine Buci Glucksmann et Fabrice Revault d’Allonnes, "Entretien avec Raúl Ruiz", Raúl Ruiz, 1987).
(13) Le MPD s’est développé aux Etats-Unis dans un climat très particulier, marqué par l’importance des mouvements féministes (invitant à ne plus parler de "névrose hystérique", un concept aux résonances misogynes), le renouveau de l’hypnose, la "découverte" des sévices subis dans l’enfance (dont le MPD devint rapidement synonyme!) et la persistance des figures diaboliques dans les traditions puritaines. Aujourd’hui il semble acquis que la plupart des "personnalités" d’un MPD sont d’origine iatrogène, c’est-à-dire induites par la thérapeutique elle-même.
(14) Raúl Ruiz, Poétique du cinéma, op. cit.
(15) "Dans Trois vies..., il y a plusieurs personnages qui n’en font qu’un seul. C’est une sorte d’évocation de cette fin de siècle. J’en discutais avec un ami poète chilien, notre siècle s’est ouvert autour de grands ego (Proust, Joyce) et s’achève dans l’éparpillement des personnalités (Pessoa, Pirandello)" (Alain Masson et Philippe Rouyer, "Nous sommes tous des recueils de nouvelles", entretien avec Raúl Ruiz, Positif n°424, juin 1996).
(16) On nous objectera qu’il ne s’agit pas ici véritablement de MPD. Si les personnages connaissent plusieurs vies, elles ne sont pas parallèles, et à ce titre le film évoquerait davantage les jeux de rôle. Pour autant, il est difficile de ne pas voir chez beaucoup de ces personnages des personnalités multiples. Dans la scène où le père Dinis raconte à la duchesse de Cliton l’histoire de sa mère, Blanche de Montfort, l’acteur Adriano Luz est doublé lorsqu’il parle en français mais conserve sa voix lorsqu’il prononce certains noms portugais. Le montage des deux voix, pour le coup très distinctes, crée l’illusion d’un dédoublement de personnalité.
(16) On nous objectera qu’il ne s’agit pas ici véritablement de MPD. Si les personnages connaissent plusieurs vies, elles ne sont pas parallèles, et à ce titre le film évoquerait davantage les jeux de rôle. Pour autant, il est difficile de ne pas voir chez beaucoup de ces personnages des personnalités multiples. Dans la scène où le père Dinis raconte à la duchesse de Cliton l’histoire de sa mère, Blanche de Montfort, l’acteur Adriano Luz est doublé lorsqu’il parle en français mais conserve sa voix lorsqu’il prononce certains noms portugais. Le montage des deux voix, pour le coup très distinctes, crée l’illusion d’un dédoublement de personnalité.
(17) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, op. cit.
(18) S’il fallait ne retenir qu’une seule scène dans laquelle joue pleinement l’humour de Ruiz, ce serait celle où le baron de Sá retrouve Alberto de Magalhães pour lui transmettre le message de la duchesse de Cliton. Un message qui plonge Alberto dans des pensées impénétrables, ce que Ruiz traduit par un long (et total) silence d’une bonne demi-minute, sous le regard mi-amusé mi-décontenancé du baron.
(19) Si la figure du père Dinis trouve en celle d’Alberto de Magalhães une sorte de double inversé, Benoît de Montfort apparaît, lui, comme le véritable double du prêtre. L’important n’est donc ni la prolifération des histoires, ni même la multiplication des personnages, mais bien, comme l’a souligné Guy Scarpetta, que "chaque personnage puisse donner l’impression qu’il est à la fois lui-même et un autre (celui qu’il a été dans une autre vie, celui dont il est l’écho à différents niveaux du récit)" (Guy Scarpetta, "Vertige de la passion", Positif n°596, octobre 2010).
(20) L’épisode de Blanche de Montfort, qui a trait au passé napoléonien du père Dinis, n’apparaît pas dans le roman Mystères de Lisbonne mais dans la suite écrite par Castelo Branco sous la forme d’un préquel: Le Livre noir du père Dinis (l’existence de ce livre est mentionnée plusieurs fois dans le roman initial), sorte de "généalogie d’un crime" où l’on apprend le douloureux secret du prêtre. Raúl Ruiz envisage de le porter à l’écran.
(21) Rappelons que Mystères de Lisbonne est un enchâssement de deux récits. Le premier, celui de João/Pedro, ouvre et conclut le film; le second, celui du père Dinis, est inclus dans le premier.
(22) Le portrait (que João avait confondu, la première fois qu'il l'avait vu, avec l'image d'un cheval), le théâtre miniature et la boule en bois (pièce d'un jeu de quilles) n'existent pas dans le roman.
(23) La musique, superbe, est signée Jorge Arriagada, le musicien attitré de Raúl Ruiz. Elle s’inspire de Luís de Freitas Branco, l’un des plus grands compositeurs portugais, dont le style, imprégné de thèmes cycliques, s’apparente beaucoup à celui de César Franck.
(24) Michel Chion, "Un Bardo-film", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983.
(25) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, op. cit.
(18) S’il fallait ne retenir qu’une seule scène dans laquelle joue pleinement l’humour de Ruiz, ce serait celle où le baron de Sá retrouve Alberto de Magalhães pour lui transmettre le message de la duchesse de Cliton. Un message qui plonge Alberto dans des pensées impénétrables, ce que Ruiz traduit par un long (et total) silence d’une bonne demi-minute, sous le regard mi-amusé mi-décontenancé du baron.
(19) Si la figure du père Dinis trouve en celle d’Alberto de Magalhães une sorte de double inversé, Benoît de Montfort apparaît, lui, comme le véritable double du prêtre. L’important n’est donc ni la prolifération des histoires, ni même la multiplication des personnages, mais bien, comme l’a souligné Guy Scarpetta, que "chaque personnage puisse donner l’impression qu’il est à la fois lui-même et un autre (celui qu’il a été dans une autre vie, celui dont il est l’écho à différents niveaux du récit)" (Guy Scarpetta, "Vertige de la passion", Positif n°596, octobre 2010).
(20) L’épisode de Blanche de Montfort, qui a trait au passé napoléonien du père Dinis, n’apparaît pas dans le roman Mystères de Lisbonne mais dans la suite écrite par Castelo Branco sous la forme d’un préquel: Le Livre noir du père Dinis (l’existence de ce livre est mentionnée plusieurs fois dans le roman initial), sorte de "généalogie d’un crime" où l’on apprend le douloureux secret du prêtre. Raúl Ruiz envisage de le porter à l’écran.
(21) Rappelons que Mystères de Lisbonne est un enchâssement de deux récits. Le premier, celui de João/Pedro, ouvre et conclut le film; le second, celui du père Dinis, est inclus dans le premier.
(22) Le portrait (que João avait confondu, la première fois qu'il l'avait vu, avec l'image d'un cheval), le théâtre miniature et la boule en bois (pièce d'un jeu de quilles) n'existent pas dans le roman.
(23) La musique, superbe, est signée Jorge Arriagada, le musicien attitré de Raúl Ruiz. Elle s’inspire de Luís de Freitas Branco, l’un des plus grands compositeurs portugais, dont le style, imprégné de thèmes cycliques, s’apparente beaucoup à celui de César Franck.
(24) Michel Chion, "Un Bardo-film", Cahiers du cinéma n°345, mars 1983.
(25) Raúl Ruiz, in Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne, op. cit.
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