mardi 8 septembre 2020

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Note sur Jacques Tourneur (par Jacques Lourcelles).

Le monde des films de Jacques Tourneur est le monde de la ténacité et de la surprise continuelle. Mais la surprise continuelle (surprise d'exister, surprise de ne se sentir fait pour rien en ce monde et de se trouver pourtant y remplir un rôle) revient à l'absence - une absence totale - de surprise. Il ne reste plus que la ténacité.
Cette ténacité elle-même, vertu non exaltante par excellence, n'est pas une qualité morale des personnages, une facette de leur personnalité: quelque chose qui pourrait soudain disparaître d'eux, les abandonner et surtout les laisser tranquilles; non, elle est comme la substance dont ils sont faits; dans chacun de leurs actes, on les dirait invinciblement inspirés par le conseil qu'adresse à ses éventuels successeurs le héros d'une fiction de Borges: "Je prévois que l'homme se résignera à des entreprises de plus en plus atroces; bientôt, il n'y aura que des guerriers et des bandits; je leur donne ce conseil: celui qui se lance dans une entreprise atroce doit s'imaginer qu'il l'a déjà réalisée, il doit s'imposer un avenir irrévocable comme le passé."
Qui sont ces "personnages"? Presque rien; des ombres actives; des hommes d'action qui n'ont rien à dire ni à communiquer, qui ne possèdent rien, pas même cette liberté illusoire (l'espoir, le désir, le présent qui, insensiblement, devient le passé) où se complaisent les autres hommes: ils ont, une fois pour toutes, arrêté (id est: décidé et immobilisé) leur destin. J'entrevois deux autres façons d'évoquer l'émotion qu'ils dispensent - qui correspondent aussi à deux hypothèses ayant servi de base à quelques contes fantastiques contemporains: 1° ces personnages combattent, mais comme si le déroulement de ce combat devait avoir lieu dans un monde et ses conséquences dans un autre: elles ne les regardent pas; eux, ils combattent, c'est tout. Ce que nous entreprenons et les conséquences de nos entreprises appartiennent à deux mondes différents, sans contact entre eux; 2° ces personnages combattent, mais en combattant, en agissant, ils nous suggèrent que leur action, leur individualité, et par extension toute action, toute individualité a sa propre dimension temporelle, sa propre temporalité, qui progresse parallèlement à toutes les autres, qui ne se recoupe avec aucune autre.
Est-ce que ce sont pour autant des gens tristes? Je crois que la tristesse, même, leur paraît superflue. Il auraient plutôt, à l'état latent, une sorte d'humour sinistre qu'il exercent surtout contre eux-mêmes et qui leur fait voir avec une précision implacable les innombrables étapes, ruses, formalités et obstacles par quoi ils sont obligés d'en passer, qui leur fait voir aussi, avec la même précision, toute cette galerie de monstres de plus ou moins grande envergure qui se trouvent toujours sur leur chemin, créatures simiesques, inquiétantes, répugnantes ou bouffonnes avec lesquelles il leur faut bien composer jusqu'à avoir, quelquefois, l'impression accablante de se confondre avec elles. Humour sinistre justement, parce qu'il ne leur fait grâce de rien. [...]

Jacques Lourcelles, Présence du cinéma n°22-23, automne 1966.

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