dimanche 20 septembre 2020

Vecchiali: arrêt sur image


Un soupçon d'amour de Paul Vecchiali (2020).

Le secret magnifique.

Nous avions quitté Paul Vecchiali sur une épure: Les 7 Déserteurs ou la Guerre en vracun film dédié à Fuller, Bernard, Wellman et Godard. Dans l’ordre. C’était sur la guerre, mais en vrac, c’est-à-dire sans ordre, ce qui n’empêchait pas Vecchiali d’y faire preuve de sa rigueur toute mathématique. Les sept déserteurs faisaient penser aux Sept contre la mort, le dernier Ulmer... sauf qu'ici, ça ne se passait pas dans une caverne, mais dehors, dans des décombres, au milieu de la nature (l’arrière-pays niçois), ce qui donnait un petit côté straubien au décor, genre Ouvriers paysans... à la différence que là, il n’y avait rien à reconstruire, pas d’illusion, le désespoir y était total, éclairant la campagne d’une lumière plutôt tchékhovienne.
La guerre donc. C’était monologué, dialogué, chantonné... il y avait d’ailleurs une chanteuse, Simone Tassimot, déjà présente dans les derniers Vecchiali, comme Pascal Cervo et Astrid Adverbe, le couple des Nuits blanches de nouveau réuni, Marianne Basler, la rose de Vecchiali, peut-être le cœur fantôme du film, et trois nouveaux, Bruno Davézé, Ugo Broussot, Jean-Philippe Puymartin, par ordre de... disparition, tous venus de la scène. Le film c'était ça: un "petit théâtre en plein air", quelques tréteaux, un texte et des comédiens, voix claires dans la clairière. C’était simple, intelligent, généreux. Et le dernier plan, avant le générique de fin, la main tavelée de Vecchiali éteignant le magnétophone - les bruits de la guerre - qui était resté dissimulé dans l’herbe, était magnifique. Cette main rappelait celle de Visconti au début de l’Innocent. De sorte que la référence "cachée" du film, c'était peut-être bien lui, Visconti, cinéaste admiré de Vecchiali, ici à travers son dernier film, qui opposait le désespoir d'annunzien à l'énergie stendhalienne, cette fameuse "chasse au bonheur", écho à ce que disait Guiguet - grand admirateur, lui aussi, de Visconti - à propos des personnages vecchialiens.
Deux ans après la guerre, nous voilà avec Un soupçon d'amour sur un autre champ de bataille, celui du deuil et de l'inconsolation. Et toujours cet art de la déflagration dont parlait Guiguet qui fait communiquer chez Vecchiali le visible et l'invisible, les vivants et les morts. (Je pense soudainement aux Passagers, le dernier long-métrage de Jean-Claude Guiguet, et ce dernier plan, de nuit, lorsque le tramway passer à proximité d'un cimetière et que Véronique Silver, la passagère-narratrice, souhaite bonne nuit à ses "chers dormeurs".)
Un soupçon d'amour s'ouvre sur un paysage: un jardin, au loin le joli village de Ramatuelle, et au premier plan, un transat vide. Cette image-seuil va hanter le film, qui commence, une fois le rideau levé, par une pièce de Racine, Andromaque, dont les répétitions n'ont pas la même fonction que chez Rivette dans l'Amour fou. L'amour y est celui d'une mère pour son enfant - Marianne Basler en Andromaque (écho à Sonia Saviange dans Femmes Femmes) -, amour d'une tendresse infinie, si fort qu'il semble annihiler le sentiment de jalousie et de haine qu'elle devrait nourrir à l'égard de celle - Fabienne Babe, la "remplaçante" - qui a été, est peut-être encore la maîtresse de son mari (Jean-Philippe Puymartin).
Amour fou donc, lui aussi, hors-norme, mais d'une folie troublante qui révèle assez vite son caractère in-sensé. Le personnage a beau donner le change - superbe séquence chantée avec Fabienne Babe, clin d'œil à la Lola de Demy, que rejoint Marianne Basler pour un numéro de duettistes tel que les affectionne Vecchiali -, réservant sa "folie" à son mari (non dupe, c'est pour cela qu'il erre dans le film, entre les deux femmes, entre celle qu'il aime et celle qui lui a permis/lui permet encore de supporter la perte), il n'y a rien de pacifié dans Un soupçon d'amour. La douleur y est constante. Une certaine violence se fait sentir également, violence qu'on pourrait dire contenue, ou simplement esquissée, comme toujours chez Vecchiali, du fait de son amour pour ses personnages-comédiens (qui le lui rendent bien), mais que trahissent les "orages" musicaux de Roland Vincent, éclats à la Prokofiev, à la Bernard Herrmann aussi, car il y a évidemment un peu de Hitchcock là-dedans, dans ce qu'il en est du suspense. Le "soupçon" du titre, c'est celui qui, tout au long du film, pèse sur la réalité du lien entre Marianne Basler et son fils. Là est le suspense. Un suspense d'amour. Qui ne sera levé qu'à la fin, même si le secret à ce stade du film n'en est plus vraiment un, tant la vérité se devine bien avant, ce qui n'a pas d'importance, l'essentiel étant moins la révélation par elle-même que la façon, très vecchialienne, de la mettre en scène.
Le dernier plan est une reprise du premier, plus précisément des plans qui dans le film venaient répéter le premier, en le complétant, en l'habitant, comme peuvent le faire les revenants. Soit le mouvement inverse des 7 Déserteurs, qui voyait les personnages "déserter" l'un après l'autre le film. Ici, on part de l'absence, qu'il va falloir combler, à tous les niveaux. Et ce, au delà du dérèglement psychique de son héroïne, par le biais de l'art. Du théâtre au cinéma, il n'y a qu'un pas, c'est d'ailleurs celui qu'envisage de faire le personnage de Marianne Basler, alter ego de Vecchiali qui, lui, a dû attendre l'équivalent d'une vie pour transposer ce qui n'avait pu être écrit - un roman - en film. Son œuvre n'en portait jusque-là que la trace, voile zébré de fulgurances.
Si le film est dédié à Douglas Sirk, c'est bien sûr parce qu'il s'agit d'un mélodrame, même si on est loin des mélos flamboyants de l'auteur d'Imitation of Life. J'y verrais aussi un écho au propre destin de Sirk (comme à celui de Christiane Vecchiali, la sœur bien-aimée, alias Sonia Saviange) qui a perdu un fils, mort sur le front russe à l'âge de 19 ans (un fils qu'il ne voyait plus, empêché par la mère, convertie à l'idéologie nazie) et dont Le Temps d'aimer et le Temps de mourir relate indirectement la quête pour le retrouver. Reste que le dernier plan n'est pas sirkien. C'est celui d'une mère affolée, accourant, le médicament en poche, vers son fils malade (qu'on ne voit pas). Puis l'image s'arrête. Comme à la fin de... bah, encore l'Innocent, quand Jennifer O'Neill s'enfuit, affolée elle aussi (le mouvement est dans l'autre sens), après avoir découvert le corps de Giancarlo Giannini, l'amant-infanticide qui vient de se donner la mort, et que, le personnage s'éloignant, l'image s'arrête pour laisser défiler le générique. Un dernier plan qui ferait ainsi de Visconti, la référence ultime chez Vecchiali, par ce qu'il représente finalement: l'artiste par excellence, engagé jusqu'à la mort (Visconti a dirigé l'Innocent à demi paralysé) sur la voie de la beauté et de la passion.
L'arrêt sur image, c'est l'arrêt du mouvement, non par épuisement, mais quand deux forces contraires s'équilibrent et créent un point d'arrêt. C'est le cas ici, à travers l'image de l'affolement qui conjugue à parts égales l'inquiétude la plus extrême et l'espoir qu'il n'est pas encore trop tard. Ce qui se passe après, une fois que Marianne Basler a rejoint son enfant, n'appartient pas au film. Le film s'arrête quelques secondes avant. Avant l'effusion, avant le torrent de larmes, en accord avec le désir de Vecchiali de représenter, via ce dernier plan, ce qui peut rester d'un deuil, si longtemps après. Non pas vingt ans après, ça c'est le film, ni même vingt-cinq, quand Vecchiali tournait Corps à cœur et sublimait la douleur dans l'apothéose d'un finale (Hélène Surgère + le Requiem de Fauré) digne des plus beaux mélos du cinéma, mais soixante-cinq ans après, quand le souvenir, bien que toujours douloureux, n'arrache plus de larmes, à l'image de l'art, devenu merveilleusement "sec", que Vecchiali pratique aujourd'hui. Pas un art sans larmes, mais d'où ne s'échapperait qu'une seule larme. Une "larme d'amour" (un soupçon) qui vaudrait pour toutes les autres, s'écoulant invisible et sans fin...

2 commentaires:

  1. Beaucoup de beaux textes ont été écrits sur le film de Vecchiali mais c'est peut-être celui-là que je préfère.

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  2. Merci Kenji et bienvenue sur le blog, vous êtes le premier.

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