jeudi 10 septembre 2020

Le voeu à l'Amour




Ida Lupino.

"Mais voyez encore Ida Lupino renouer avec le style de la Triangle, comme Gide, naguère, renoua avec celui de Mme de La Fayette; les aventures de ses héroïnes (...) me touchent autant que les espiègleries de Bebe Daniels, la grâce mutine de Carol Dempster, elles s’entravent de cruelles étourderies, puis, brusquement, ennuyées de la prudence, elles délaissent toute précaution et se livrent au bonheur d’aimer." (Jean-Luc Godard)

Not Wanted, Never Fear, Outrage, Hard, Fast and Beautiful... Les avez-vous vus ces petits films réalisés par Ida Lupino, entre 1949 et 1953, et qui traversèrent les années cinquante, les années soixante, les années soixante-dix, dans le plus parfait anonymat (malgré les efforts de quelques "mac-mahoniens", tel Pierre Rissient, pour les sortir de l’ombre), avant d’éclater, au milieu des années quatre-vingt, comme autant de bombes à retardement dans le ciel de la cinéphilie? Les avez-vous vu ces films à la radicalité affirmée, réalisés par une des actrices les plus sensibles d’Hollywood, mais dont on n’imaginait pas qu’en tant que cinéaste elle puisse d’emblée exprimer avec autant de clairvoyance ce qui sera la matière même de son œuvre: la rencontre de la femme et de son désir? Le désir de ses personnages, bien sûr, mais surtout celui de l’artiste, le désir, plus secret, qui poussa une actrice à devenir cinéaste. Que cherchait-elle Ida Lupino qui la fasse ainsi passer derrière la caméra? On dit que c’est faute de se voir offrir les rôles dont elle rêvait — elle se décrivait comme "la Bette Davis du pauvre" qu’elle devint productrice. On dit aussi que c’est faute de pouvoir engager un autre metteur en scène, lorsque l’obscur Elmer Clifton tomba malade au début du tournage de Not Wanted, qu’elle se lança dans la réalisation — elle se décrira alors comme "la Don Siegel du pauvre". La vérité est ailleurs, évidemment.

Et d’abord, qui était-elle Ida Lupino? Elle portait un nom "dynastique", celui d’une grande famille d’acteurs anglais, et un prénom légendaire, homonyme d’un mont célèbre où jadis un éphèbe, trop beau pour rester parmi les hommes, fut "ravi" par un dieu; où surtout un homme, devenu le protecteur des hommes, déclencha la plus homérique des guerres en préférant à la sagesse, qui exclut les débordements, et à la puissance, qui attise haines et jalousies, l’amour de la plus belle des femmes. Autant dire qu’elle était prédestinée Ida Lupino, par ce qui la nomme, à jouer comme à mettre en scène la terrible loi du désir. D’ailleurs, elle commença très tôt dans le métier. Mais au départ, elle n’était qu’une actrice parmi tant d’autres, petite blonde ingénue égarée au milieu des autres blondes, toutes ces blondes — platines, cendrées, dorées ou encore vénitiennes — qui, dans le cinéma américain des années trente, exaltaient leur féminité plus qu’elles ne la questionnaient (c’est pourquoi Katharine Hepburn était rousse, symbole éclatant de sa différence). C’est en brune, et à la Warner, qu’Ida Lupino s’imposa véritablement, au début des années quarante, dans deux films de Walsh, They Drive by Night et High Sierra, et un de Curtiz, The Sea Wolf (un "film à voir d’un œil", selon le jeune Truffaut tant l’actrice lui apparut sensuelle). Encore que si dans le premier elle changeait effectivement de registre — elle jouait le rôle d’une femme sans scrupules, froide et manipulatrice —, c’est dans le deuxième qu’elle révéla pour la première fois cette émotivité toute frémissante, cette exquise fragilité, quasi cristalline, qui caractériseront par la suite la plupart de ses compositions. Le critique Manny Farber écrit que, dans High Sierra, Ida Lupino "travaille près de la caméra et avec circonspection son premier rôle d’héroïne existentialiste maintenu à la juste échelle: elle est très prosaïque, elle tient sa place, et se rétractant en elle-même, elle vole des scènes à un Bogart au mieux de sa forme" (1). "Se rétractant en elle-même", la formule est belle et rappelle d’ailleurs une autre formule de Farber, grand spécialiste du genre, lorsqu’il décrit les entrées de Henry Fonda dans une scène comme celles "d’un homme qui marche à reculons et qui se penche pour échapper à l’attention du public". Ida Lupino et Henry Fonda furent assurément les deux plus beaux "paradoxes" du cinéma américain, mélange de réserve et de détermination — "de négatif et de positif", dirait Farber —, incapables d’occuper le devant d’une scène sans trahir une certaine tension (liée pour la première à son agitation intérieure et pour le second à la raideur de son corps) et, cependant, parfaitement à leur place car concentrant sur eux tous les regards. Chez Ida Lupino, la fébrilité du jeu était ainsi toujours compensée par un faux sentiment d’assurance, rendant les personnages qu’elle incarnait magnifiquement tragiques. Il faut la voir dans Road House de Negulesco en train d’allumer sa cigarette. Un léger tremblement dans le geste, à peine perceptible, donne l’impression d’un danger imminent, comme si elle craignait par ce simple geste de tout faire exploser. Ses plus grands rôles sont tous marqués par cette image de nervosité contenue. Citons, outre les films de Walsh dont le méconnu The Man I Love qu’affectionne tout particulièrement Scorsese et dans lequel elle apporte à son personnage de chanteuse de night-club "toute la richesse de sa pudeur spirituelle", On Dangerous Ground, film somptueux, et lui aussi méconnu, de Nicholas Ray, admirablement servi par la musique, déjà très hitchcockienne, de Bernard Herrmann, où Lupino n’apparaît qu’à la quarantième minute, sous les traits d’une jeune aveugle, troublant par sa seule présence — sa voix n’a jamais été aussi suave et ses yeux aussi mauves, même en noir et blanc — le flic aigri et brutal que joue Robert Ryan.

C’est en 1949, une fois quitté la Warner — qui l’avait suspendue pour avoir refusé… quoi au juste? peu importe, pour avoir dit "non" tout simplement — qu’Ida Lupino franchit le pas. Elle fonda, avec son mari Collier Young, sa propre maison de production, initialement baptisée "Emerald Productions", du nom de sa mère, avant de devenir "The Filmakers". Ce qui frappe dans cette formidable aventure que fut l’expérience de la production, à l’écart des grands studios, c’est d’abord l’esprit de famille qui y régna. Ida Lupino rapporte que sur les tournages tout le monde l’appelait "maman". Non par déférence, elle n’avait pas quarante ans, mais parce qu’elle dirigeait l’équipe avec une telle douceur que cela lui permettait d’obtenir tout ce qu’elle voulait et, plus encore, de créer un climat chaleureux qui ne pouvait que favoriser l’intimisme de ses films. D’autant qu’existait au sein du groupe un vrai noyau de fidèles, la danseuse-actrice Sally Forrest, les comédiens Keefe Brasselle et Edmond O’Brien, le chef opérateur Archie Stout, sans compter bien sûr ceux qui appartenaient à la tribu Lupino: la petite sœur Rita, les maris Collier Young (déjà cité) et Howard Duff (qui lui succéda) — et que dire du rôle confié à Joan Fontaine, nouvelle compagne de Collier Young, dans The Bigamist, choix des plus cocasses lorsqu’on sait que Fontaine et Lupino interprètent dans ce film les deux épouses du mari bigame, joué par Edmond O'Brien. A la différence de son métier d’actrice qu’Ida Lupino avait toujours vécu de façon angoissante, cette nouvelle activité de scénariste-réalisatrice-productrice s’accordait avec son vrai désir: faire des films, autrement dit créer, un désir qui ne pouvait s’accomplir que dans un cadre familier, qu’il soit familial, amical ou même amoureux. On avancera, sans trop se risquer, que le secret de ses films résidait en partie dans cette espèce de "vivre-ensemble" qui entourait leur fabrication. Mais en partie seulement car cela n’explique toujours pas comment elle faisait pour que ces films (style série B), tournés en décors réels, en moins de deux semaines et pour moins de deux cent mille dollars, soient si criants de vérité, si terriblement "vrais" dans la description des personnages, l’analyse de leurs sentiments et l’expression, en quelques gestes parfaitement intégrés au cadre, de leurs motivations les plus profondes.

Certes, cette authenticité, Ida Lupino la devait aussi à la simplicité de ses récits qu’elle exposait sans aucune prétention narrative, comme on relate un fait divers (une jeune fille confrontée à la maternité, une autre, victime d’un viol, une danseuse frappée par la poliomyélite, une joueuse de tennis sous l’emprise de sa mère, des automobilistes terrorisés par un auto-stoppeur, un homme partagé entre deux femmes). Mais elle la devait surtout à la limpidité presque miraculeuse de sa mise en scène. Elle avait su trouver dès son premier film — pour beaucoup le meilleur bien qu’elle ne le signa pas — le ton juste, la bonne distance, le découpage idéal, manifestant une incroyable maturité (c’est peut-être pour cela qu’on l’appelait "maman"), ce qui n’en finit pas d’interroger tant ils sont rares les artistes capables d’atteindre d’entrée toute la plénitude de leur art. Est-ce proprement féminin? On serait tenté de le croire. Comment expliquer autrement une telle perspicacité qui permette à une cinéaste débutante d’aller droit à l’essentiel sans se perdre dans les méandres scénaristiques et le trop-plein stylistique qui siéent au mélodrame, le plus beau mais aussi le plus ingrat des genres cinématographiques? (2) Comment l’expliquer sinon par l’intuition — ce qui n’exclut pas le rôle "formateur" qu’a pu jouer son passé d’actrice, en particulier chez Walsh (le mot intuition vient du latin intueri: "regarder attentivement") —, cette intuition qui, dans le cas d’Ida Lupino, apportait à certains de ses films une force émotionnelle absolument inouïe. Voir le finale de Not Wanted, lorsque Sally Forrest, désespérée, s’enfuit pour se jeter d’un pont, poursuivie par Keefe Brasselle qui, handicapé par sa jambe, ne peut la rattraper et trébuche. Par la grâce d’un plan bouleversant, sans aucun dialogue (Ida Lupino l’aurait supprimé juste avant de tourner la scène), on assiste au plus beau "retournement de situation" qui soit: la jeune femme apercevant l’homme tombé à terre, revient sur ses pas, l’aide à se relever et finit par se jeter... dans ses bras. Voir également, dans Never Fear, la scène où Sally Forrest subit, en pleurs, les premières attaques de sa maladie, s'effondrant comme une poupée de chiffon pendant que son partenaire, insouciant, l'accompagne au piano. Ce ne sont pas seulement ses jambes qui lentement se dérobent, incapables de la porter, c'est un véritable abîme qui s'ouvre à elle, vertigineux, et qu'Ida Lupino traduit admirablement en précipitant le personnage dans les limbes d'un arrière-plan où tout semble s'écrouler (la danse, l'amour, la vie). Voir encore, dans Outrage, la réaction de Mala Powers après le viol, s'aventurant dans la rue, découvrant, hagarde, un monde devenu subitement aussi étrange que menaçant, bien que familier. On pourrait multiplier les exemples dans lesquels Ida Lupino fait ainsi passer une émotion avec le strict minimum, un minimum de mise en scène (un regard discrètement appuyé, un geste délicatement marqué, un cadrage subtilement souligné...) qui suffise à faire vivre intensément une scène, mais sans s'y attarder, échappant — parfois de justesse, c'est aussi cela qui est beau — aux pièges du sentimentalisme. Car, de ses films, on peut dire qu'ils étaient toujours sur la corde raide, en équilibre fragile, entre les lourdeurs du mauvais mélo, celui qui se contente de faire pleurer Margot, et la grâce un peu chichiteuse du film sentimental. Pour autant, ils ne basculaient jamais, ni dans l'un ni dans l'autre. Peut-être qu’Ida Lupino les évitait instinctivement ces écueils, "sentant" les limites au-delà desquelles une scène, et parfois un film tout entier, risquent de sombrer, ici dans le ridicule, là dans la mièvrerie. Peut-être les évitait-elle sciemment, s’approchant au plus près pour rendre l’émotion la plus vibrante possible, en accord avec la soif d’absolu de ses personnages, pour mieux ensuite s'en détourner. Instinct et conscience, il y avait un peu des deux chez Ida Lupino. Ou encore: un mélange d’innocence et de lucidité, de quoi, on l’imagine, déconcerter la critique.

Il faudra donc attendre trente ans (autant dire une nouvelle génération de critiques), et la consécration de femmes cinéastes comme Agnès Varda ou Marguerite Duras, pour que l’œuvre d’Ida Lupino soit enfin reconnue. Une œuvre qui, pourtant, conserve encore aujourd’hui son mystère. A quoi cela tient-il? A son caractère fulgurant — six films en quatre ans? A son éclat longtemps différé — semblable à un astre? Plutôt à l’intensité qui en émanait, cette intensité "scandaleuse" qui reste sans équivalent dans le cinéma. Car — il est temps de l’écrire — il y avait vraiment quelque chose de scandaleux dans les films de Lupino. Moins dans les scénarios — "joliment osés pour l’époque", comme elle le disait elle-même — que dans la manière si personnelle de les transcrire, véritable blasphème à l’égard de la syntaxe. Car pour Ida Lupino, il s’agissait avant tout de faire vivre une histoire, autrement dit de la laisser se dérouler, librement, pour mieux la magnifier à travers les situations de crise (instants de bonheur, de colère ou de désespoir) qui jalonnent toute histoire, et non de la raconter selon les règles habituelles du récit. Cette entorse aux règles — qui n’a rien à voir avec une quelconque maladresse, contrairement à ce qu’avançaient même ses plus fervents défenseurs (3) — a sûrement joué dans l’hostilité que rencontra Lupino en tant que cinéaste. Mais il n’y a pas que cela. Pour atteindre une telle intensité, il ne suffisait pas à Ida Lupino de faire vivre une histoire, il fallait que cette histoire fasse revivre une autre histoire, plus intime, et d’autant plus intime qu’elle touchait à son propre désir (sauf peut-être pour The Hitch-Hiker, film moins personnel en apparence). Le scandale est bien là, et on comprend pourquoi la plupart des critiques n’ont pas vu — ou n’ont pas voulu voir — ce qu’il y avait de nouveau dans ses films, dénonçant son incapacité à raconter une histoire, une manière détournée pour condamner en fait cette envie chez elle d’exprimer, sinon de confesser (d'où l'usage fréquent de la voix intérieure), des choses plus secrètes. Et pour le coup, passant à côté du vrai sujet, celui qui donnait à tous ces films, surtout ceux interprétés par Sally Forrest, des allures d’autofiction.

Or, ce que l'on refusait à Ida Lupino, on l'avait pourtant accepté avec Stromboli de Rossellini, sorti la même année que Not Wanted. La comparaison entre les deux films est instructive. On peut considérer Not Wanted comme la face cachée de Stromboli, son versant obscur. Le film de Rossellini évoque, on le sait, la passion d'Ingrid Bergman, sacrifiant sa gloire hollywoodienne pour suivre le réalisateur italien, passion extrême qui la conduit au bord du gouffre amoureux (ici le cratère du volcan) où elle s'abandonne totalement et si intensément qu'elle croit mourir. La dimension mystique que confère Rossellini à cette passion rend le film magnifique, élevé ainsi au rang d'œuvre d'art (digne du Bernin). Chez Lupino, nulle élévation mystique. On reste dans la brutalité des faits, malgré les envolées lyriques. Ce que donne à voir Not Wanted, c'est le désir dans sa dimension horrifiante — "la tête de Méduse", disait Freud —, ce désir féminin trop monstrueux pour l'aborder de front, d'où le recours au mélodrame. Il n'empêche, l'intensité des deux films est égale. Pourquoi le premier trouve-t-il écho auprès de la critique, une fois celle-ci "convertie" (à la suite de Rohmer) aux valeurs de grandeur qu'il véhiculait, et pas le second? Est-ce parce que chez Rossellini le désir féminin se trouve sublimé (conformément aux règles de l'art), alors que chez Lupino il apparaît à l'inverse, puisque envisagé du point de vue de la femme, comme démythifié? C'est fort possible. Surtout si l'on considère qu'en "démythifiant" ce désir, qui déjà met à distance, Ida Lupino s'avançait en terra incognita (nous sommes, rappelons-le, en 1950), ouvrant une sorte de no man's land des passions qu'aucun critique de l'époque — hormis Godard — n'était à même d'entendre. On ne s'aventurera pas plus avant. Disons simplement que l'indifférence qui accueillit les films d'Ida Lupino dissimulait bien une forme de rejet (d'effroi pour certains) devant l'émergence de ce qui aurait dû rester caché, rejet d'autant plus massif que la part autobiographique y était manifeste — sans qu'il soit nécessaire de l'élucider. Car derrière tous ces personnages meurtris, apprenant à vivre avec leur blessure — donc réapprenant aussi à aimer —, c’est évidemment Ida Lupino qui se dévoilait, l’artiste mais surtout la femme, Ida Lupino et son besoin éperdu d’amour, seule explication (dans la mesure où, de toutes, c’est encore celle-ci qui paraît la moins hasardeuse) à la justesse des portraits qu’elle brossait, pudiques et en même temps sans concession, et à la richesse émotionnelle, merveilleusement dosée, qui s’en dégageait.

Ce qu’il y avait de nouveau dans les films d’Ida Lupino, rompant avec le classicisme des années cinquante sans annoncer, pour autant, les audaces esthétiques de la décennie suivante (car situés au-delà — ou plutôt en deçà — du traditionnel débat entre classiques et modernes), n’était donc que cela: une façon délicate d’aborder les choses les plus "terrifiantes" — de la grossesse non désirée aux sacrifices de la vie conjugale, en passant par l'infirmité, le viol ou encore le ravage de la relation mère-fille —, une manière élégante d’approcher ce désir infini qui est propre à la femme. Pour l’avoir exprimé ce désir, certes avec discrétion mais sans les conventions (cinématographiques) d’usage, Ida Lupino ne pouvait que rencontrer l’incompréhension. Pire: elle s’exposa à un long purgatoire. C’est que l’actrice ne s’était pas seulement affranchie du système, en créant sa propre maison de production puis en devenant elle-même cinéaste, ce qui lui aurait été (à moitié) pardonné, elle avait franchi l’infranchissable en laissant entrevoir, à travers le destin tourmenté de ses héroïnes, ce que c’est qu’être une femme. Et ça, c’était impardonnable...

Epilogue. L’aventure des Filmakers prit fin en 1955. L’échec des derniers films (dont Private Hell 36 de Don Siegel) que la compagnie avait décidé — contre l’avis d’Ida Lupino — de distribuer elle-même, précipita sa faillite. L’occasion était trop belle de faire rentrer l’intrépide Lupino dans le rang. Elle ne tournera plus que pour la télévision, réalisant d’innombrables séries, essentiellement des westerns et des policiers, sans pouvoir filmer la moindre histoire d’amour (la revanche des hommes est implacable!). En 1966, pourtant, elle reviendra au cinéma pour ce qui sera son dernier film, The Trouble With Angels, une comédie "sans hommes" au scénario plutôt édifiant — c’est l’histoire de deux adolescentes facétieuses qui découvrent, dans le pensionnat où elles ont été envoyées, la beauté de la vie religieuse — et qu’elle seule pouvait traiter avec autant d’intelligence. Mais ce qui restera pour moi le meilleur souvenir d’Ida Lupino après la disparition des Filmakers, c’est assurément son rôle de sob-sister dans While the City Sleeps de Fritz Lang. De façon très troublante, le film fait écho aux propres films de Lupino, voire à Lupino elle-même. Coïncidence sans doute, mais qu’il me plaît d’interpréter comme une véritable mise en abyme de son œuvre. Pas seulement parce qu’on y retrouve Sally Forrest, son actrice fétiche. Pas seulement parce que la fameuse séquence où Ida Lupino tente vainement de séduire un Dana Andrews complètement ivre renvoie à la scène de Never Fear, lorsque sa sœur Rita attire chez elle Keefe Brasselle avant que celui-ci ne s’écroule sous l’effet de l’alcool. Mais parce qu’Ida Lupino porte ici tout le poids de son expérience de cinéaste, loin des personnages frêles et angoissés qu’elle interprétait dans les années quarante, se révélant à la fois maternante, comme elle l’était dans sa manière de filmer, et mélancolique, comme si elle savait, au fond d’elle-même, que plus jamais elle ne réaliserait de films. Du moins… tels qu’elle le désirait. (version remaniée du texte paru dans La Lettre du cinéma n°31, octobre-novembre-décembre 2005)

(1) Manny Farber, Espace négatif, éd. P.O.L., 2004.

(2) Art de tous les excès, célébrant les passions les plus folles à travers les situations les plus invraisemblables, le mélo n'est lui-même convaincant que dans l'exacerbation de ses formes — que celles-ci touchent au sublime (Griffith, Borzage, Mizoguchi, Sirk...) ou qu'elles versent dans un baroque délirant (Gance, Matarazzo...) — et s'accommode mal des mises en scène trop sages. Le génie d'Ida Lupino réside justement dans le dépassement de ce dilemme: faire des mélodrames intimistes sans pervertir le genre.

(3) Ainsi Michel Mourlet, soulignant les "évidentes maladresses techniques, de découpage et de mise en place" des films de Lupino tout en les comparant à ceux de Losey, ce qui, de la part d’un "mac-mahonien", était bien sûr le plus beau des compliments.

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