vendredi 25 septembre 2020

Ces choses-là


Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait d'Emmanuel Mouret (2020).

Les possibilités du dialogue.

"Il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficile à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même: 'Ma foi, cela est vrai; on n'invente pas ces choses-là.' C'est ainsi qu'il sauvera l'exagération de l'éloquence et de la poésie; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l'art, et qu'il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d'être en même temps historien et poète, véridique et menteur." (Diderot,  Les Deux Amis de Bourbonne, 1770)

Il y a beaucoup de musique dite classique dans le dernier Mouret, de Chopin à Satie en passant par Debussy, Haydn, Mozart, etc... mais celle qui revient le plus c'est la musique de Chopin. Berceuse, valses, préludes, nocturnes..., Chopin accompagne le film du début à la fin, lui conférant sa couleur "romantique". Un romantisme que certains, pour le coup, trouveront trop marqué, reprochant à la musique de surligner à l'excès des situations narratives, jugées déjà romantiques. C'est vrai qu'on parle de musique "additionnelle" pour définir ce type de musique dans un film, et que là, l'addition est conséquente. Pour autant, elle n'est jamais lourde. Comme si une autre fonction, que celle d'accompagner, lui était assignée. Laquelle? Disons d'abord que cette musique, qui a traversé tout le XIXe siècle, relève d'un romantisme particulier, puisque, à la différence de celui des autres arts, le romantisme en musique, par la puissance de son expression, fondée sur l'émotion, a fini par transcender la notion même de style, dépassant les oppositions pour établir une sorte de continuum entre classique et moderne. Disons ensuite que le récit des Choses... emprunte, lui, davantage au romanesque qu'au romantique. Non pas en célébrant le premier (le corps romanesque du film) au détriment du second (l'habillage romantique par la musique), car même s'il y est question de désir mimétique, le film ne s'inscrit nullement dans ce registre. Si René Girard est indirectement cité, à travers la figure du philosophe (joué par Claude Pommereau, l'éditeur du magazine Beaux Arts), ses théories ne servent en rien à organiser le récit, elles ne sont là que comme motifs, pour enrichir le point de vue d'un des personnages (Daphné/Camélia Jordana). La "vérité" n'y est pas plus l'apanage du romanesque que le "mensonge" celui du romantisme. Les deux s'entremêlent, de sorte que c'est plutôt le doute qui alimente le film. Et ce, non pas à travers un quelconque jeu d'échos entre musique et récit, mais à l'intérieur même du récit, par le mouvement que les dialogues y impriment, quant aux paroles tenues et aux actes qui s'ensuivent, fidèles ou inconséquents... Des "choses" qui relèvent du para-doxal, avec son lot d'incertitudes, pour le personnage de candide qu'incarne Niels Schneider (équivalent de ceux joués par Emmanuel Mouret dans ses précédents films), ici un jeune romancier qui n'écrit pas (mais parle et écoute, se confie et reçoit les confidences): un beau personnage, à la beauté d'un berger grec (ou d'un troubadour, "courtoisement" amoureux: cf. le plan où il jongle avec des pommes sur les remparts d'un château, sous l'œil amusé de Daphné la bien-nommée), séduisant autant que séducteur, ni désespérément romantique (à la Werther), ni cruellement romanesque (à la Don Juan), ou alors un peu des deux, maladroitement, sachant que le roman qu'il n'arrive pas à écrire, cette "histoire de sentiments", c'est le film qui va l'écrire à sa place. Le récit navigue ainsi constamment entre ce qui se dit (ou ne se dit pas) et ce qui se fait (ou ne se fait pas), en termes d'amour et de désir... épousant la forme "dix-huitiémiste" des romans, mieux: des contes, où se manifeste le plaisir de raconter, et dont le meilleur exemple est bien sûr Diderot (que lit un des personnages, au même titre que Balzac, deux auteurs que celle qu'il aime lui "jette à la figure" lorsqu'il la quitte — provisoirement, l'homme est inconstant). Mouret atteint avec les Choses... un degré de raffinement qu'il n'avait jusque-là jamais atteint, ses récits dans le récit, typiquement diderotiens, s'emboîtant avec une incroyable fluidité, au point d'ailleurs qu'on peut se demander si l'expérience de Mademoiselle de Joncquières - adaptation de l'histoire de Madame de La Pommeraye que raconte l'hôtesse dans Jacques le Fataliste - n'était pas le préalable pour passer au niveau supérieur. Cet "art de la conversation" que chérissait Madame de Staël trouve là, cinématographiquement parlant, son plus bel héritage. Non seulement par l'agencement harmonieux du récit qui nous est fait, mais plus encore, la profondeur de ses personnages: je pense en particulier au couple désaccordé formé par Vincent Macaigne (admirable de fragilité) et Emilie Dequenne (le plus bouleversant des personnages, antithèse de La Pommeraye). Soit la part romanesque du film. Et la musique alors? Eh bien, comme contrepoint au romanesque. Qui fait que c'est le film dans son ensemble, avec toutes ses lignes, qui est musique, la bande originale n'étant plus là seulement pour accompagner mais bien dialoguer avec ce que raconte le film. Et provoquer en nous cette joie qui nous étreint.

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