Tenet de Christopher Nolan (2020).
Le carré magique.
Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique,
Le carré magique.
Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique,
c'est qu'il n'y a plus de fantastique: il n'y a que le réel.
(André Breton)
1. C'est quoi Tenet? Visuellement, du De Palma, en moins "éclatant" (pour les morceaux de bravoure, les fameux purple passages typiquement depalmiens: de l'ouverture - toujours grandiloquente chez Nolan - dans l'Opéra de Kiev à la bataille finale en Sibérie, en passant par le braquage au "Boeing-bélier"! dans la zone franche de l'aéroport d'Oslo, ou encore la course-poursuite sur le périphérique de Tallin, impressionnante en mode "inversé"), mixé à du Michael Mann (pour l'esthétique - lumière et couleurs - volontairement "froide" de l'ensemble) et, au niveau de la narration, du pur Nolan, à savoir un "grand huit" cérébral, basé sur des enchevêtrements de timelines, comme dans Memento (où l'on trouvait déjà l'idée de chronologie inversée) et Dunkerque (avec ses trois niveaux que représentaient l'heure maximum de vol des Spitfire, la journée nécessaire aux little ships pour rallier Dunkerque et la semaine qu'allait prendre l'opération pour évacuer les deux cent mille soldats - essentiellement britanniques dans le film - bloqués sur la plage), rendant le récit particulièrement complexe, parfois si tarabiscoté, à l'instar d'Inception et toutes ces strates de rêves, emboîtés les uns dans les autres, et bien sûr Interstellar auquel Tenet fait écho par ses références à la physique quantique (j'y reviendrai), qu'il faut se laisser entraîner par le film sans chercher à tout comprendre, sous peine de laisser échapper le fil qui permet malgré tout de suivre l'intrigue, ce fil que Nolan s'ingénie à emberlificoter, l'enfouissant sous des tonnes de péripéties, réparties aux quatre coins du globe (style James Bond), associées à des plans d'action toujours très sophistiqués (style Mission: Impossible), pour mieux le faire ressurgir à la fin, telle la cordelette rouge sur le sac à dos de Robert Pattinson (personnage central de Tenet), qui fait communiquer le début et la fin, mieux: les deux parties du film (la seconde "à reculons" une fois franchi le tourniquet), offrant au spectateur, sinon la clé de l'histoire (ça c'est pour le héros, alias "le protagoniste"), du moins des bribes d'explications, insuffisantes pour répondre à toutes les questions que pose le film, mais suffisantes pour que ce qui est apparu comme chaotique tienne finalement debout... Plaisir ainsi de ne pas tout connaître pour continuer de s'émerveiller des tours de prestidigitateur (plus ou moins réussis, dans Tenet comme dans Inception le spectaculaire tend à étouffer la part de magie) que constituent les films de Nolan, à la manière de ceux qu'exécutaient Bale et Jackman dans le Prestige (son meilleur film), au point d'ailleurs qu'on peut se demander si cette part de magie chez Christopher Nolan ne venait pas surtout de son frère Jonathan, son co-scénariste, parti aujourd'hui vers d'autres cieux (en l'occurrence la série Westworld).
On ne s'attardera donc pas sur les nombreuses interprétations que suscite Tenet, nous contentant de rappeler que la matrice du film est le carré Sator et son palindrome SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS, chaque élément de la phrase étant retrouvé dans le film, phrase qu'on peut traduire par "le créateur nommé Arepo (le peintre mystérieux du film, alter ego de Nolan) façonne son œuvre sous forme de boucles (temporelles autant que narratives)", soit le programme (teinté de mysticisme) non seulement de Tenet mais de toute l'œuvre de Nolan. Le plus important ici, c'est ce qui est au centre du palindrome, qui en forme le cœur - cœur en forme de croix: le chœur -, et représente ainsi le "tenet" du film, son principe, principe qu'on pourrait dire "delahayien": le fond créé la forme qui, à son tour, l'informe. Un mouvement de va-et-vient, entre le fond et la forme, pas toujours équilibré mais qui est la base de l'opus nolanien. Où ce qui importe n'est pas de percer des secrets (travail de profondeur) mais de les brasser en surface (au risque de voir l'abstraction nuire à l'incarnation) - c'est en cela aussi que Nolan se rapproche de De Palma et de Michael Mann.
2. Dans Tenet, le mouvement est celui de l'inversion, qui via le motif du palindrome, mieux: du carré magique, permettrait de lire le film dans tous les sens, aussi bien horizontalement que verticalement... mouvement multidirectionnel dont la finalité n'est pas d'ouvrir le récit à tous les champs de signification possibles, puisque ce qu'on y lit ne change pas, quel que soit le sens, mais au contraire de le rendre plus énigmatique, à l'image du carré Sator qui, aujourd'hui encore, conserve tout son mystère. Mais comment maintenir opérant (tenet opera) un récit qu'on "enferme" par ailleurs? Par le jeu des boucles (rotas), toutes ces rotations qui encerclent le récit, à condition que le jeu - ce que Roger Caillois appelait le ludus, essentiel dans le cinéma de Nolan - s'ouvre, lui, complètement, libérant cette part de jubilation inhérente au jeu, qui ne se limite plus à l'auteur seul (sator) mais touche aussi le spectateur. C'est à ce prix (toujours élevé chez Nolan) que Tenet fonctionne. Arriver à dépasser la frustration des premières scènes, due à leur côté plus que lacunaire (y manque trop d'éléments pour qu'on puisse raccorder tout ce qui s'y passe), pour que, petit à petit, à mesure que certains trous se comblent (pendant que d'autres se forment), le plaisir advienne chez le spectateur, qui ressorte, là de l'égarement, là du vertige... parfois rétrospectivement, au point de vouloir revoir le film (réflexe quasi systématique quand on a vu un Nolan), la première partie à la lumière de la seconde, histoire de combler quelques trous supplémentaires, histoire surtout de revivre l'expérience du film, ce drôle de sentiment, difficile à définir, qui mêle à l'envie d'en savoir plus (on ne se débarrasse pas comme ça de ses penchants rationalistes) le désir de se laisser à nouveau porter par les sensations, espérant que par cette voie, qui est celle de l'empirisme dont on sait la primauté chez Nolan (il n'est pas Anglais pour rien), on puisse accéder à un plaisir encore plus grand que celui d'avoir élucidé quelques mystères...
Mais cette "logique de la sensation", qui permet au personnage nolanien de jongler avec les notions d'inception, de cube cosmique ou comme ici d'inversion - cette histoire d'entropie inversée qui fait qu'une balle retourne de la cible au barillet où elle était logée -, n'est pas suffisante en soi. Pour être acceptée, savourée, par le spectateur, il faut autre chose... qui dépend de chacun et, en ce qui me concerne, tient à la façon dont Nolan poétise le discours scientifique qui sert de support à ses fictions. Cette poétisation, c'est ce qui faisait la beauté d'Interstellar, pas tant la citation (trop appuyée) du poème de Dylan Thomas, Do not go gentle into that good night, que toutes ces formules à la limite du non-sens, telles "les êtres du bulk ferment le tesseract", qui conféraient au film une dimension carrollienne, ce que magnifiait toute la séquence dans ledit "tesseract". Lewis Carroll - poète et mathématicien - était la référence cachée d'Interstellar, la structure du film empruntant à celle de La Traversée du miroir, expliquant que le film devait aller de plus en plus vite (jusqu'à sauter des étapes entières) pour rester sur place et se maintenir ainsi dans une sorte de présent permanent. Dans Tenet, surtout la seconde partie (la plus passionnante), la référence à Lewis Carroll est plus manifeste encore, à travers le thème de l'inversion. Si la formule "l'algorithme est dans l'hypocentre" n'a pas la même saveur que celle d'Interstellar, elle relève néanmoins du même esprit, qui mêle science et poésie, la compréhension de la science passant par l'intuition poétique, ce qu'exprime au début, tel un précepte, le personnage de la scientifique jouée par Clémence... Poésy (ça ne s'invente pas) lorsque celle-ci explique à John David Washington, le protagoniste, qu'une "balle inversée" ça ne se tire pas, ça s'attrape... Mais c'est plus tard, quand Washington, est passé "de l'autre côté du miroir", dans le temps inversé, que Tenet touche au plus beau, qui voit le héros faire, comme Alice, l'épreuve de l'inversion: les oiseaux qui volent à l'envers, le feu qui donne froid, l'air qui asphyxie (d'où le port d'un masque - on ne saurait être plus actuel)...
3. Cela dit, si Tenet finit par convaincre, c'est aussi parce que, comme dans Interstellar, la poésie carrollienne du film déborde de son cadre scientifique, pour gagner sa partie romanesque, qui est toujours la part un peu pauvre chez Nolan (plus riche toutefois qu'on ne le dit), donnant ici l'impression (trompeuse) de se réduire au personnage féminin (Elizabeth Debicki, plus longue que jamais, deux mètres, au moins, avec les talons) qui, par sa présence, participe au trouble dégagé par le film. C'est qu'il y a deux mouvements, généralement inverses, dans les films de SF de Nolan, posant, par-delà la virtuosité des effets et la complexité du discours, la question de la science et de la vérité. Cette vérité, qui est celle du romanesque, touche chez Nolan aux liens affectifs, toujours très forts, qui existent entre le héros et son épouse, et/ou ses enfants - contrepoint à la virilité ambiante du film d'action. Dans Inception, l'inception consistait, du point de vue SF, à implanter une idée dans le subconscient d'un individu pour qu'il la fasse sienne et la mette à exécution, ce qui passait par toute une série de rêves intriqués, partagés et manipulés, où la frontière entre réel et fiction tendait à disparaître. Du point de vue romanesque, cette confusion était ce qui avait provoqué la mort de l'épouse de DiCaprio, faisant de l'inception une sorte de trauma originel, où rêve et réalité se télescopaient, ce que DiCaprio, culpabilisant, devait surmonter, comme on surmonte un deuil (aidé en cela par le personnage d'Ariane qui lui servait de "fil conducteur"), autrement dit surpasser l'opposition entre réel et fiction (beau défi dialectique). C'était le sens du finale, qui voyait DiCaprio de retour chez lui, retrouver ses enfants, finale probablement ancré dans la réalité (parce que Michael Caine y était présent, que le visage des enfants était enfin visible, que la toupie commençait à vaciller, avant que le cut de fin intervienne, signe qu'elle allait s'arrêter de tourner), sauf que ça n'avait plus d'importance... qu'il s'agisse d'un rêve ou la réalité, l'essentiel pour DiCaprio était d'avoir retrouvé ses enfants, de pouvoir vivre avec eux.
L'amour, en particulier filial, c'est ce qui nourrit la fiction chez Nolan. Ça peut paraître naïf, ça n'en reste pas moins beau et émouvant, surtout quand cet amour, qui renvoie donc à la part romanesque du film, résonne avec sa dimension carrollienne. Et ce, par une caractéristique commune à Lewis Carroll et Christopher Nolan: l'art du paradoxe. Dans La Traversée du miroir, on l'a vu, il y a cette idée, paradoxale, que pour rester au même endroit il faille courir de plus en plus vite... C'est sa variante (quantique, donc poétique, d'autant que mêlée à un peu de relativité) que l'on trouvait dans Interstellar, où le héros (McConaughey), pour rejoindre sa fille restée sur Terre, devait s'en éloigner le plus loin possible... sachant au demeurant - ça c'est plus prosaïque - que plus on aime quelqu'un plus celui-ci est loin de vous, ce que McConaughey, une fois revenu sur Terre, finissait par comprendre au sujet d'Anne Hathaway (Amelia, la femme aimée), restée, elle, sur une exoplanète. Et dans Tenet? Il y a bien sûr l'amour d'Elizabeth Debicki pour son fils, mais c'est la relation entre Washington et Pattinson qui importe ici, occupant tout le récit. C'est le "tenet" du film, ce qui en constitue le cœur et fait tenir l'ensemble. Par quel "paradoxe"? Celui du grand-père, paradoxe temporel (souvent utilisé dans la SF, cf. Terminator), revu et corrigé par Nolan, qui veut que pour, non pas changer le monde (puisque selon Pattinson, "ce qui est arrivé est arrivé", écho lointain à la loi de Murphy que Nolan appliquait dans Interstellar: entre deux plans A et B, c'est le pire qui sera choisi...), mais comprendre ce qui s'est passé - et a permis de sauver le monde -, il faille "jouer" sur les causes et les effets (en les inversant), de même que dans le précédent film on jouait sur les probabilités... et tout ça par de la mécanique, pas n'importe laquelle, celle des quanta. On ne développera pas. En revanche, pour rester sur le paradoxe du grand-père sans trop dévoiler la fin du film, on dira que les deux personnages n'appartiennent pas au même plan de réalité, expliquant que Pattinson en sache beaucoup sur Washington dès leur "première" rencontre, expliquant surtout cette histoire d'amitié entre les deux, si forte qu'elle conduit/avait conduit/conduira au sacrifice de l'un des deux... De sorte que dans l'histoire, il n'y avait pas de "grand-père" (à éliminer rétroactivement), juste deux hommes, comme deux "grands frères" (l'un pour l'autre et à tour de rôle, suivant l'époque où l'on se situe, présent ou futur), unis par l'amitié, avec ce paradoxe, énoncé à la fin, que cette amitié se termine pour l'un au moment où elle commence pour l'autre... Le "tenet" est bien là, l'émotion aussi, in extremis... qui fait oublier le blockbuster pour s'attacher à ce qui fait la beauté "cardinale" d'une fiction: un personnage principal (le protagoniste, qui tient le premier rôle), un personnage central (celui autour duquel s'organise le récit), et leur rencontre...
2. Dans Tenet, le mouvement est celui de l'inversion, qui via le motif du palindrome, mieux: du carré magique, permettrait de lire le film dans tous les sens, aussi bien horizontalement que verticalement... mouvement multidirectionnel dont la finalité n'est pas d'ouvrir le récit à tous les champs de signification possibles, puisque ce qu'on y lit ne change pas, quel que soit le sens, mais au contraire de le rendre plus énigmatique, à l'image du carré Sator qui, aujourd'hui encore, conserve tout son mystère. Mais comment maintenir opérant (tenet opera) un récit qu'on "enferme" par ailleurs? Par le jeu des boucles (rotas), toutes ces rotations qui encerclent le récit, à condition que le jeu - ce que Roger Caillois appelait le ludus, essentiel dans le cinéma de Nolan - s'ouvre, lui, complètement, libérant cette part de jubilation inhérente au jeu, qui ne se limite plus à l'auteur seul (sator) mais touche aussi le spectateur. C'est à ce prix (toujours élevé chez Nolan) que Tenet fonctionne. Arriver à dépasser la frustration des premières scènes, due à leur côté plus que lacunaire (y manque trop d'éléments pour qu'on puisse raccorder tout ce qui s'y passe), pour que, petit à petit, à mesure que certains trous se comblent (pendant que d'autres se forment), le plaisir advienne chez le spectateur, qui ressorte, là de l'égarement, là du vertige... parfois rétrospectivement, au point de vouloir revoir le film (réflexe quasi systématique quand on a vu un Nolan), la première partie à la lumière de la seconde, histoire de combler quelques trous supplémentaires, histoire surtout de revivre l'expérience du film, ce drôle de sentiment, difficile à définir, qui mêle à l'envie d'en savoir plus (on ne se débarrasse pas comme ça de ses penchants rationalistes) le désir de se laisser à nouveau porter par les sensations, espérant que par cette voie, qui est celle de l'empirisme dont on sait la primauté chez Nolan (il n'est pas Anglais pour rien), on puisse accéder à un plaisir encore plus grand que celui d'avoir élucidé quelques mystères...
Mais cette "logique de la sensation", qui permet au personnage nolanien de jongler avec les notions d'inception, de cube cosmique ou comme ici d'inversion - cette histoire d'entropie inversée qui fait qu'une balle retourne de la cible au barillet où elle était logée -, n'est pas suffisante en soi. Pour être acceptée, savourée, par le spectateur, il faut autre chose... qui dépend de chacun et, en ce qui me concerne, tient à la façon dont Nolan poétise le discours scientifique qui sert de support à ses fictions. Cette poétisation, c'est ce qui faisait la beauté d'Interstellar, pas tant la citation (trop appuyée) du poème de Dylan Thomas, Do not go gentle into that good night, que toutes ces formules à la limite du non-sens, telles "les êtres du bulk ferment le tesseract", qui conféraient au film une dimension carrollienne, ce que magnifiait toute la séquence dans ledit "tesseract". Lewis Carroll - poète et mathématicien - était la référence cachée d'Interstellar, la structure du film empruntant à celle de La Traversée du miroir, expliquant que le film devait aller de plus en plus vite (jusqu'à sauter des étapes entières) pour rester sur place et se maintenir ainsi dans une sorte de présent permanent. Dans Tenet, surtout la seconde partie (la plus passionnante), la référence à Lewis Carroll est plus manifeste encore, à travers le thème de l'inversion. Si la formule "l'algorithme est dans l'hypocentre" n'a pas la même saveur que celle d'Interstellar, elle relève néanmoins du même esprit, qui mêle science et poésie, la compréhension de la science passant par l'intuition poétique, ce qu'exprime au début, tel un précepte, le personnage de la scientifique jouée par Clémence... Poésy (ça ne s'invente pas) lorsque celle-ci explique à John David Washington, le protagoniste, qu'une "balle inversée" ça ne se tire pas, ça s'attrape... Mais c'est plus tard, quand Washington, est passé "de l'autre côté du miroir", dans le temps inversé, que Tenet touche au plus beau, qui voit le héros faire, comme Alice, l'épreuve de l'inversion: les oiseaux qui volent à l'envers, le feu qui donne froid, l'air qui asphyxie (d'où le port d'un masque - on ne saurait être plus actuel)...
3. Cela dit, si Tenet finit par convaincre, c'est aussi parce que, comme dans Interstellar, la poésie carrollienne du film déborde de son cadre scientifique, pour gagner sa partie romanesque, qui est toujours la part un peu pauvre chez Nolan (plus riche toutefois qu'on ne le dit), donnant ici l'impression (trompeuse) de se réduire au personnage féminin (Elizabeth Debicki, plus longue que jamais, deux mètres, au moins, avec les talons) qui, par sa présence, participe au trouble dégagé par le film. C'est qu'il y a deux mouvements, généralement inverses, dans les films de SF de Nolan, posant, par-delà la virtuosité des effets et la complexité du discours, la question de la science et de la vérité. Cette vérité, qui est celle du romanesque, touche chez Nolan aux liens affectifs, toujours très forts, qui existent entre le héros et son épouse, et/ou ses enfants - contrepoint à la virilité ambiante du film d'action. Dans Inception, l'inception consistait, du point de vue SF, à implanter une idée dans le subconscient d'un individu pour qu'il la fasse sienne et la mette à exécution, ce qui passait par toute une série de rêves intriqués, partagés et manipulés, où la frontière entre réel et fiction tendait à disparaître. Du point de vue romanesque, cette confusion était ce qui avait provoqué la mort de l'épouse de DiCaprio, faisant de l'inception une sorte de trauma originel, où rêve et réalité se télescopaient, ce que DiCaprio, culpabilisant, devait surmonter, comme on surmonte un deuil (aidé en cela par le personnage d'Ariane qui lui servait de "fil conducteur"), autrement dit surpasser l'opposition entre réel et fiction (beau défi dialectique). C'était le sens du finale, qui voyait DiCaprio de retour chez lui, retrouver ses enfants, finale probablement ancré dans la réalité (parce que Michael Caine y était présent, que le visage des enfants était enfin visible, que la toupie commençait à vaciller, avant que le cut de fin intervienne, signe qu'elle allait s'arrêter de tourner), sauf que ça n'avait plus d'importance... qu'il s'agisse d'un rêve ou la réalité, l'essentiel pour DiCaprio était d'avoir retrouvé ses enfants, de pouvoir vivre avec eux.
L'amour, en particulier filial, c'est ce qui nourrit la fiction chez Nolan. Ça peut paraître naïf, ça n'en reste pas moins beau et émouvant, surtout quand cet amour, qui renvoie donc à la part romanesque du film, résonne avec sa dimension carrollienne. Et ce, par une caractéristique commune à Lewis Carroll et Christopher Nolan: l'art du paradoxe. Dans La Traversée du miroir, on l'a vu, il y a cette idée, paradoxale, que pour rester au même endroit il faille courir de plus en plus vite... C'est sa variante (quantique, donc poétique, d'autant que mêlée à un peu de relativité) que l'on trouvait dans Interstellar, où le héros (McConaughey), pour rejoindre sa fille restée sur Terre, devait s'en éloigner le plus loin possible... sachant au demeurant - ça c'est plus prosaïque - que plus on aime quelqu'un plus celui-ci est loin de vous, ce que McConaughey, une fois revenu sur Terre, finissait par comprendre au sujet d'Anne Hathaway (Amelia, la femme aimée), restée, elle, sur une exoplanète. Et dans Tenet? Il y a bien sûr l'amour d'Elizabeth Debicki pour son fils, mais c'est la relation entre Washington et Pattinson qui importe ici, occupant tout le récit. C'est le "tenet" du film, ce qui en constitue le cœur et fait tenir l'ensemble. Par quel "paradoxe"? Celui du grand-père, paradoxe temporel (souvent utilisé dans la SF, cf. Terminator), revu et corrigé par Nolan, qui veut que pour, non pas changer le monde (puisque selon Pattinson, "ce qui est arrivé est arrivé", écho lointain à la loi de Murphy que Nolan appliquait dans Interstellar: entre deux plans A et B, c'est le pire qui sera choisi...), mais comprendre ce qui s'est passé - et a permis de sauver le monde -, il faille "jouer" sur les causes et les effets (en les inversant), de même que dans le précédent film on jouait sur les probabilités... et tout ça par de la mécanique, pas n'importe laquelle, celle des quanta. On ne développera pas. En revanche, pour rester sur le paradoxe du grand-père sans trop dévoiler la fin du film, on dira que les deux personnages n'appartiennent pas au même plan de réalité, expliquant que Pattinson en sache beaucoup sur Washington dès leur "première" rencontre, expliquant surtout cette histoire d'amitié entre les deux, si forte qu'elle conduit/avait conduit/conduira au sacrifice de l'un des deux... De sorte que dans l'histoire, il n'y avait pas de "grand-père" (à éliminer rétroactivement), juste deux hommes, comme deux "grands frères" (l'un pour l'autre et à tour de rôle, suivant l'époque où l'on se situe, présent ou futur), unis par l'amitié, avec ce paradoxe, énoncé à la fin, que cette amitié se termine pour l'un au moment où elle commence pour l'autre... Le "tenet" est bien là, l'émotion aussi, in extremis... qui fait oublier le blockbuster pour s'attacher à ce qui fait la beauté "cardinale" d'une fiction: un personnage principal (le protagoniste, qui tient le premier rôle), un personnage central (celui autour duquel s'organise le récit), et leur rencontre...
Une remarque sur la traduction proposée au palindrome latin, "le créateur nommé Arepo façonne son œuvre sous forme de boucles", c'est la première fois que je la lis. Tu crois qu'elle est juste ? Je ne comprends pas comment "rotas", accusatif, peut indiquer la manière. Elle serait terrible cette traduction, si elle était juste, ajoutant une mise en abîme au carré Sator tout à fait adaptée pour décrire la filmographie (ou la manière) de Nolan, puisqu'on peut dire que lui agit par boucle et emboîtement.
RépondreSupprimerNon, c'est une traduction plus qu'approximative, que j'ai orientée pour que ça fasse "nolanien".
SupprimerJ'aime bien la correspondance que tu établis avec Carroll. Alice avance dans l'ombre du protagoniste et traverse les espaces aussi follement que lui, c'est vrai.
RépondreSupprimerJe m'arrête aussi sur le bout de ficelle rouge. Il y a comme une bizarrerie, quelque chose de déréglé dans toute cette machinerie fracassante. Un petit bout de résistance. Dans Inception, c'était le totem, le doudou rassurant. Dans Interstellar, une montre ou un jouet sur une étagère. Dans Tenet, ce truc qui pendouille à un sac. Comme si l'esprit humain avait besoin de se raccrocher à un repère, aussi futile, une toute petite chose matérielle, visuelle, du quotidien au milieu des espaces immenses et terrifiants.