jeudi 17 septembre 2020

Tout est vrai



Femmes Femmes de Paul Vecchiali (1974).

Paul Vecchiali par Jean-Claude Guiguet.

Un texte de 1977, alors que Vecchiali n'a encore à son actif que quatre longs métrages (les Ruses du diablel'EtrangleurFemmes FemmesChange pas de main) - plus un cinquième, la Machine, dont il n'est pas question ici -, et que Guiguet s'apprête, lui, à réaliser son premier (les Belles Manières, produit par Diagonale, la société de production de Vecchiali). Texte qui reste parfaitement actuel, si l'on pense aux grands films suivants (Corps à cœurEncore/Once more...) et même au tout dernier (Un soupçon d'amour):

S'il faut mettre en évidence une constante dans ce cinéma du doute et de l'insécurité pratiqué par Vecchiali, je dirai que tous ses personnages aspirent fondamentalement au bonheur.
La mise en scène enregistre, dans un premier temps et souvent avec une minutie d'artisan, les motifs de cette aspiration essentielle: scènes du travail quotidien de Ginette dans les Ruses du diable, déambulations nocturnes d'Emile dans l'Etrangleur, jeu permanent d'Hélène et Sonia dans Femmes Femmes, enquête de Melinda dans Change pas de main.
Mais ce désir fou est toujours contrecarré dans son élan. Les obstacles qui se dressent devant lui ne prennent pas le visage connu des schémas ordinairement placés sur l'itinéraire des personnages. Pas de panneaux indicateurs jouant un rôle déterminant dans l'orientation de la fiction. Leur nature profonde ne relève pas d'une réalité historique, politique ou psychologique mais de la seule structure mentale.
C'est l'extrême vulnérabilité des personnages vecchialiens face à la mort qui enraye leur marche au bonheur, comme ces remous ou ces perturbations imprévus qui déjouent dans le système climatique l'ordre des prévisions atmosphériques. Cette vulnérabilité est liée à leur intraitable lucidité. Pour eux, l'angoisse mortelle n'est pas autre chose que l'envers de l'aspiration au bonheur. Elle est aussi sa raison d'être et peut prendre au niveau de son expression la plus extérieure, le plein de l'obsession morbide ou le délié de l'inquiétude légère.
Quoi qu'il arrive sur le parcours de l'anecdote afin de la déjouer, cette angoisse ruine souterrainement l'équilibre des apparences. Autant de secousses imperceptibles qui faussent les perspectives, brouillent les règles du jeu social, affaiblissent les résistances. Les dernières barrières s'écroulent, le monde se dérègle: c'est quand elle accède à l'insouciance du luxe que l'héroïne des Ruses du diable est saisie à l'improviste par l'irruption soudaine du cauchemar. Emile se trompe de victime, tandis que des animaux effrayants envahissent l'appartement de Femmes Femmes brusquement vidé de ses meubles.
Irritant, inquiétant ou impressionnant selon les circonstances ou les heures, ce délire ne relève jamais d'une singularité d'ordre clinique ou psychotique. Il est garant d'une réalité sous-jacente qui est aussi la réalité. Seule la lucidité permet ce phénomène d'agrandissement. Elle élargit les limites de la perception. Ce n'est pas l'artifice qui remplit alors l'écran mais la vérité du cinéma car chez Vecchiali "Tout est vrai".
Tout est vrai parce que tout est mortel. Vouloir le bonheur jusqu'à l'angoisse, c'est aussi pouvoir accepter la fin de ce privilège qu'est la vie. Sur l'image nocturne du générique de l'Etrangleur, on peut reconnaître le portrait à la fois intime et exhibitionniste de tous les personnages vecchialiens: "O nuit cache ma peine, elle est de n'être rien et de vivre". Personne n'est dupe du tour que le malheur s'apprête à jouer ironiquement. Par sa fatalité, ses caprices et sa mise en scène fondée sur le hasard, la mort devient le partenaire privilégié d'une partie décisive.
Tous les personnages de Vecchiali mettront en scène et chacun à sa manière le temps qui leur reste à vivre. La magie du cinéma intervient ici comme un ultime et magnifique étourdissement, jeu de miroirs habile réfléchissant à l'infini toutes les images réelles ou virtuelles d'avant la chute. Femmes Femmes reste à ce jour sur ce plan précis le film référentiel par excellence, éclairant rétrospectivement les trois autres.
L'art et la vie, la vérité et le mensonge, le jeu et la mort ne sont plus le lieu d'affrontements contradictoires mais vécus dans une harmonie où les barrières sont abolies. On ne saura jamais si Hélène et Sonia, la blonde et la brune, la lumière et l'ombre sont deux ou une seule personne écartelée.
De même est-ce l'espace scénique de l'appartement qui s'ouvre sur le cimetière Montparnasse ou l'inverse? Le regard privilégié par le réalisateur est-il un dernier regard avant l'abîme ou déjà un regard d'outre-tombe dirigé vers le monde des survivants?
L'art de Vecchiali est un art de la déflagration. Les cloisons s'effondrent pour permettre l'échange entre le visible et l'invisible afin de réaliser la communication entre les vivants et les morts. (Jean-Claude Guiguet, "Paul Vecchiali ou le triomphe de la lucidité", Cinéma 77 n°224-225, août-septembre 1977)

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