The Velvet Underground de Todd Haynes (2021).
En optant pour le genre documentaire, Haynes a-t-il choisi la forme qui convient le mieux pour parler rock au cinéma, et plus particulièrement du Velvet Underground? Après Velvet Goldmine, qui privilégiait un peu trop l'imagerie glam, cet aspect somme toute superficiel de ses représentants les plus célèbres (essentiellement Bowie, celui de "Ziggy Stardust", mais aussi Marc Bolan, Iggy Pop, Lou Reed...) au détriment de ce qui s'y cache derrière (ce que l'enquête à l'intérieur du film était censée explorer), et I'm Not There, qui forçait un peu trop la fiction, à travers tous ces autres Dylan, œuvrant à sa "place", signifiant davantage l'absence (ne pas être là où l'on s'attend à vous trouver) du "poète-contestataire-rockstar-hors-la-loi" qu'il ne la creusait, là encore de l'intérieur... de sorte que le meilleur film-rock sur Bob Dylan (voire le meilleur film-rock tout court) pourrait bien être celui, invisible, qu'a réalisé Dylan lui-même, à savoir Renaldo et Clara, film que je n'ai jamais vu (d'où l'emploi du conditionnel) mais que j'imagine très bien à travers ce qu'en dit Melvil Poupaud qui, lui, l'a vu de nombreuses fois et le définit comme un pur film beat, tout en cut up, mêlant documentaire (interviews divers, captations de concerts...) et fragments fictionnels; sachant que si donner une forme documentaire à une fiction ne préjuge en rien de sa réussite, à l'inverse, produire de la fiction reste la condition sine qua non pour qu'un documentaire fonctionne (et ne se réduise pas simplement à du document filmé) — NB. Quand je parle de fiction, je ne parle pas évidemment de saynètes scénarisées, jouées par des acteurs (dans le rôle de personnages réels), mais de la Fiction, en termes de puissance, celle qui se dégage de l'agencement d'un film, en l'occurrence documentaire, à travers son découpage, son montage, les lignes de force (ou de fuite) que le film établit, etc.
Qu'en est-il de The Velvet Underground? A bien des égards, on peut dire que le film fictionne, et plutôt bien, mais que s'il fictionne c'est surtout dans sa première moitié, la partie du film qui correspond à l'avènement du groupe, surgi de nulle part, en plein Summer of Love... Soit la rencontre brutale, par ce qu'elle avait d'antinomique — et le "premier" nom du groupe, The Primitives, parmi tous ceux de l'avant Velvet, le traduit parfaitement —, entre d'un côté la poésie de Lou Reed (influencé par Delmore Schwartz), poésie "décadentiste", urbaine (le New-York des paumés, des drogués et des minorités sexuelles), le rock garage comme mode d'expression, et de l'autre la musique de John Cale (influencé par La Monte Young et son concept de "son continu", la future Dream House), musique drone, minimaliste, "bourdonnant" à l'infini... tel un choc entre deux particules, l'une négative, l'autre positive, qui donc s'attirent et avec d'autant plus de force que le rapprochement est rapide... Le Velvet au départ c'est ça, une force électrique et ce qu'elle peut produire en termes de distorsion, de déformation et autre altération. Le style de Haynes, les split screens, les images éclatées, le rythme épileptogène (un carton au début avertit le spectateur des risques — bah oui, qu'il ne vienne pas nous gâcher la séance s'il est sujet aux convulsions), c'est "raccord", pourrait-on dire, avec la période pré-Factory du Velvet. Puis Warhol s'en mêle, il faut mettre un peu d'ordre dans le chaos. Nico arrive, grand et beau bloc de glace qui confère au groupe une image moins sombre. C'est l'époque des performances live, le Velvet en noir, Nico en blanc, les effets stroboscopiques, c'est toujours aussi électrique... Et si l'album à la banane ne rencontre pas le succès, peu importe, ce sera pour plus tard comme tous les trucs prophétiques. Le film, lui, est à l'unisson, toujours aussi inventif, comme sous amphétamines, une sorte de formalisme maniaque, nourri des films de Warhol et de Jonas Mekas, et de tous ces found footages qu'a compilés, mieux: concassés, Todd Haynes pour faire revivre le Velvet.
Mais déjà les premières failles. Warhol et Nico sont virés, Cale est viré, Reed se vire lui-même (Morrison et Tucker suivront, au temps du Velvet 2, dirigé par Sesnick et Yule). Du coup, le film se perd un peu, les interviews tendent à prendre le dessus, ça fictionne moins au sens où, les trois figures mythiques du Velvet — Reed, Warhol et Nico — ayant aujourd'hui disparu, Haynes s'en remet aux souvenirs des vivants (Cale, Moe Tucker, Mary Woronov, une des "Superstars" de la Factory, etc.), pas inintéressants mais qui donnent au film un côté nostalgique, voire carrément hagiographique sur la fin, concernant Lou Reed (la "voix" du grand poète), manière de refictionner le docu me dira-t-on, mais qui suit d'un peu trop près l'image officielle (pas fausse mais convenue) du Velvet Underground comme référence ultime dans l'histoire du rock (avec Dylan justement mais, contrairement à lui, reconnue plus tardivement), par son côté précurseur vis-à-vis du rock alternatif (c'est le versant Cale) et du punk-rock (le versant Reed, que vient réactiver, à défaut de l'incarner, Moe Tucker, autant par ce qu'il en était de son jeu de percussion, plutôt rudimentaire, que par ses propos anti-hippies qui, pour beaucoup, font le sel du documentaire alors que ce n'est pas spécifique au Velvet — repris cinquante ans après, ça leur donne même un petit côté réactionnaire). Si jusque-là le film s'était tenu à l'écart de cet aspect glorifié du groupe, s'attachant davantage au Velvet originel (quatre mouches de velours noir) mis en forme par Warhol (qu'on peut voir aussi comme un pacte signé avec le Diable, une promesse de célébrité, à l'image de tout ce qui gravitait autour de Warhol, moyennant l'abandon progressif de ce qui faisait l'âme du Velvet: la dualité Lou Reed-John Cale dans ce qu'elle avait de profondément radicale)... la seconde moitié se révèle moins stimulante, Haynes choisissant de ne pas suivre le Velvet dans sa période Doug Yule, mais pas davantage Lou Reed dans sa période post-Velvet (impulsée par Bowie). Un choix qui se justifie (Yule a conservé le nom du Velvet Underground un peu contraint et forcé, et le Lou Reed anglais, glamisé, n'a plus rien à voir avec le Velvet) mais qui impose alors, faute de matière, de relancer la machine fictionnelle.
Digressions velvétiques.
Fictionner à ce moment du film aurait été d'apporter un regard plus neuf sur le Velvet, pas nécessairement à rebours de ce qui est communément admis, mais plus personnel, plus subjectif et de fait plus original. Ainsi, par exemple, sur le rôle du groupe dans l'évolution du rock où l'on tend de nos jours, sous prétexte que le Velvet fut passablement ignoré du temps de sa splendeur (ignoré = maudit = génial), à en faire un pilier essentiel de l'histoire du rock, un groupe fondateur... Oui mais au même titre que plein d'autres groupes. Et sous réserve de ne pas se méprendre sur la notion d'influence. Que le Velvet (et plus particulièrement Lou Reed) ait joué un rôle influent chez de nombreux artistes, dont Patti Smith, par la qualité littéraire de ses textes, ne veut pas dire qu'il a joué le même rôle pour des groupes de rock expérimental, tel Can, ou de punk-rock comme les Sex Pistols, lesquels trouvent leurs sources ailleurs, certaines parfois communes au Velvet (Riley et La Monte Young pour Can, le rock garage pour les Sex Pistols), mais qui, le plus souvent, témoignent d'inspirations différentes. Préfigurer est une chose — et le Velvet préfigure aussi bien le krautrock que le punk —, influer en est une autre.
Mais ce n'est pas de ça dont j'aurais aimé que Haynes parle dans son film. Ce que j'aurais apprécié, pour rester sur la question de l'influence, c'est qu'il mette davantage en lumière deux figures dont j'aime à penser — la fiction est là — qu'elles ont occupé une place plus importante dans l'histoire du Velvet que les biographes ne leur accordent. A savoir Delmore Schwartz et Moe Tucker. Schwartz, le poète alcoolo-dépressif (depuis l'assassinat de Kennedy?), qui à la fin de sa vie vivait reclus et fut pour Lou Reed un vrai mentor (il lui fit découvrir les grands auteurs irlandais comme Yeats et Joyce); Tucker, la batteuse au style atypique (sans roulements), qui jouait debout, "à l'africaine", mailloche d'une main, baguettes de l'autre, au-dessus de ses instruments (les fûts car elle détestait les cymbales autant que les hippies) pour mieux tenir le tempo et dont on peut dire que, de tous les membres du groupe, elle fut la seule vraie punk. Schwartz et Tucker parce que:
— le premier, qui haïssait le rock, était l'antagoniste de Warhol, qu'il avait fait promettre à Lou Reed de ne jamais céder commercialement sur son art (dans l'esprit d'Angus MacLise qui précéda Moe Tucker à la batterie), que sinon il viendrait le "hanter", ce qui a dû être le cas, vu l'itinéraire artistique de Reed — il me plaît d'imaginer (fiction toujours) que le fantôme de Delmore a poursuivi l'auteur de My House (chanson qui lui est dédiée) durant toute sa carrière.
— la seconde était, elle, l'antagoniste de Nico (bien que d'allure androgyne toutes les deux), au sens où la chanteuse allemande, imposée (judicieusement) par Warhol pour son magnétisme, représentait une sorte de "contrepoint" dans le groupe, rendant la musique du Velvet plus intense encore sur le plan émotionnel, là où Moe Tucker représentait au contraire l'élément fédérateur, assurant par son style et son esprit le lien entre les différents membres, soit l'unité du groupe.
Tout ça pour dire que l'aura du Velvet, incarnée médiatiquement par Reed, Warhol et Nico, était comme redoublée par les figures antithétiques, plus secrètes, que furent respectivement John Cale par rapport à Lou Reed, Delmore Schwartz par rapport à Andy Warhol et Moe Tucker par rapport à Nico... Oui je délire, j'en suis conscient, mais un peu de délire, c'est peut-être ça qui manque au film de Todd Haynes, du moins dans sa seconde moitié. Un soupçon de fiction en plus.
Renaldo & Clara
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