dimanche 17 octobre 2021

Le poste-frontière


S.O.S. Météores, Edgar P. Jacobs, 1959. 

Nous y voilà !

Oui, nous y voilà... au 38 rue du Docteur-Kurzenne à Jouy-en-Josas, là où, dans S.O.S. Météores, habite le professeur Labrousse, du moins là où il a sa maison de campagne (il vit sinon à Paris, 69 bis rue de Vaugirard)... Labrousse, célèbre météorologue français qui aide Blake et Mortimer à mettre fin aux terribles phénomènes climatiques déclenchés, via le méchant Olrik, par l'Union soviétique (enfin, ce qu'on suppose être l'Union soviétique) pour neutraliser l'Europe de l'Ouest, l'Europe de l'OTAN.
"Nous y voilà!", c'est ce que dit Mortimer, une fois arrivé à destination après un trajet mouvementé, c'est le moins qu'on puisse dire, entre Paris et Jouy-en-Josas. "Nous y voilà!", c'est ce que dit aussi le lecteur de Chevreuse, le dernier roman de Patrick Modiano, roman écrit du côté de Saint-Forget, dans la vallée de Chevreuse, où Modiano et ses proches avaient trouvé "refuge" lors du premier confinement. C'est que cette maison de Jouy-en-Josas, Modiano il la connaît, il y a vécu enfant durant deux années, avec son frère Rudy, ainsi qu'il le relate dans Un pedigree (2005): "Début 1952, ma mère — il s'agit de l'actrice Louisa Colpeyn, que Claude Brasseur et Anna Karina martyrisent dans Bande à part de Godard — nous confie à son amie, Suzanne Bouquerau, qui habite une maison, 38 rue du Docteur-Kurzenne, à Jouy-en-Josas." Cette maison, il l'avait déjà évoquée dans Remise de peine (1988): "Ma mère était partie jouer une pièce en tournée et nous habitions, mon frère et moi, chez des amies à elles, dans un village des environs de Paris. Une maison d'un étage, à la façade de lierre. L'une de ces fenêtres en saillie que les Anglais nomment bow-windows prolongeait le salon. Derrière la maison, un jardin en terrasses. Au fond de la première terrasse du jardin était cachée sous des clématites la tombe du docteur Guillotin. Avait-il vécu dans cette maison? Y avait-il perfectionné sa machine à couper les têtes? Tout au fond du jardin, deux pommiers et un poirier." La rue était celle du "Docteur-Dordaine", mais c'est bien celle du Docteur-Kurzenne dont nous parle Modiano, comme de cette maison habitée à l'époque par des femmes qui portaient des vestes et des chaussures d'hommes — on y croisait Frede, la directrice du Carroll's, célèbre boîte de nuit parisienne fréquentée par les stars et les lesbiennes (Modiano évoque aussi la figure de Zina Rachevsky), de même qu'une certaine Rose-Marie Krawell, la femme au briquet parfumé qui était la propriétaire de la maison.
Mais aussi des gens mystérieux qui allaient et venaient dans la maison, personnages au passé trouble (du temps de l'Occupation) et aux activités louches, comme ce Roger Vincent, aka Guy Vincent dans Chevreuse — il disait aimer changer de prénom —, celui qui avait offert une boussole en métal argenté à Jean Bosmans, le double de Modiano, qu'on avait découvert dans L'Horizon — il n'avait pas encore écrit de roman — et qu'on retrouve dans Chevreuse, là il finit par écrire son premier roman. Ou encore Jean D., dans Remise de peine, l'homme à la "montre de l'armée américaine", avec ses multiples cadrans, devenu René-Marco Heriford dans Chevreuse, qui se prétend le filleul et seul héritier de Rose-Marie Krawell, donc de la maison de la rue du Docteur-Kurzenne, espérant y trouver un "trésor", parce que lui et deux de ses comparses avaient connu Guy Vincent en prison, lequel par la suite avait habité la maison en question: pour y cacher quelque chose derrière le mur de la chambre à la lucarne? Bosmans avait sûrement la réponse, du moins l'avait-il eu (mais on n'écoutait pas les enfants et de toute façon il n'aurait rien dit, pratiquant déjà sans le savoir l'art de se taire), expliquant dès lors qu'Heriford et les deux autres cherchent aujourd'hui à le rencontrer, quinze ans après, et ce par l'entremise de Martine Hayward, un nom déjà évoqué dans Quartier perdu et Souvenirs dormants, et Camille, dite "Tête de mort", nouvelle venue, elle, dans le répertoire mémoriel de Modiano (encore que "Tête de mort" c'était déjà le surnom de Jeannette Gaul, l'amie pour le moins trouble de Louki, l'héroïne de Dans le café de la jeunesse perdue).
Tout ça est nébuleux mais écrit de façon admirablement limpide, comme toujours chez Modiano, rendant le récit admirablement fluide... une sorte de "ligne claire" (tiens, revoilà Jacobs), mais faite de trous et de blancs, à l'image de cette carte d'état-major imaginaire que dresse Modiano de la vallée de Chevreuse, avec la maison de la rue du Docteur-Kurzenne comme poste-frontière, située entre deux mondes, celui des souvenirs (forcément fantasmés) et celui des rêves (parfois bien réels), ces événements que l'auteur avait oubliés et qui remontent à la surface à la faveur d'un nom, d'un lieu, d'un trajet (là, entre la Porte d'Auteuil et la maison de la rue du Docteur-Kurzenne), où se télescopent plusieurs temporalités, celles qui marquent une vie — enfance, adolescence, âge mûr, vieillesse —, des souvenirs aux allures souvent de cauchemars, avec tous ces gens "menaçants" qui peuplent, obscurément, la mémoire de l'auteur, fantômes ressortis du passé dont il faut vite noter l'existence pour les transformer en personnages de roman et ainsi les rendre inoffensifs. Modiano s'y attèle, roman après roman, faisant de l'œuvre modianesque un seul et merveilleux roman, toujours en cours, puisqu'impossible à achever, l'auteur et ses mystères se dérobant à chaque fois au dernier moment, comme s'il nous disait, à l'instar de Bosmans aux trois Pieds nickelés: "Attendez... je reviens..." (formule récurrente chez Modiano). De sorte qu'on ne saura jamais ce qu'il en était vraiment de ces étranges allées-venues dans la maison où vécut Modiano enfant (écho à d'autres romans, en particulier Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier), comme on ne saura jamais avec certitude ce qui se passait la nuit dans l'appartement de la Porte d'Auteuil — le réseau qu'il abritait — dont le numéro de téléphone n'est plus alphanumérique (exit l'indicatif, comme AUT, lié à la toponymie — le changement a eu lieu à partir de 1964)... mais dont on espère toujours, inlassablement, que dans les prochains romans quelques nouvelles pièces viennent compléter le puzzle, alors qu'on sait pertinemment qu'on en restera au stade du "déjà vu", cette sensation bizarre qu'a bien analysée le philosophe Remo Bodei. Modiano for ever...

PS. Des pièces du puzzle, il en est une qui m'intrigue plus que les autres, elle concerne le personnage de la gouvernante. Ici prénommée Kim et qui garde la journée l'enfant de René-Marco dans l'appartement peu recommandable d'Auteuil. Impossible de ne pas penser à Margaret Le Coz, la jeune femme secrète de L'Horizon que Jean Bosmans avait autrefois connue, aimée probablement, et qu'il était près de retrouver à la fin du roman, à Berlin où il avait décidé d'aller... sous réserve que c'était bien elle qui tenait l'ancienne librairie russe et surtout qu'à l'instant d'entrer il ne fasse pas brusquement marche arrière. Comme d'habitude.

1 commentaire: