vendredi 25 novembre 2022

Pas si fiction


Pacifiction Tourment sur les îles d'Albert Serra (2022).


Les inconnus du lagon. 

Le film débute à la tombée du jour, par un travelling sur les quais d'un port polynésien, avant l'arrivée d'un zodiac duquel descendent un drôle d'amiral et quelques "gars de la marine", venus rejoindre le Paradise, le night-club du coin... et se termine deux heures quarante cinq plus tard, on suppose à l'aube, par quelques vues "paradisiaques" de l'île, après le départ des mêmes militaires, repartis comme ils étaient venus, en direction de leur base secrète, un sous-marin peut-être... Entre temps, pendant ces presque trois heures que dure le film: un rêve, comme on en fait la nuit, ou plutôt une rêverie, mi-diurne mi-nocturne... mieux encore: la matérialisation d'un fantasme, qui non seulement traverse le film, de part en part, mais surtout vient l'engloutir, peu à peu, au point qu'à la fin, il ne reste plus que ça: le fantasme.

Normal, me direz-vous, c'est du Serra, un cinéma où prévaut le fantasme, que celui-ci touche au chevaleresque (Don Quichotte), à la "mort qui ronge le vivant" (Louis XIV, Casanova, Dracula) ou à l'utopie libertaire (Sade). Qu'en est-il ici? Je dirais que dans Pacifiction le fantasme touche d'abord au colonial, à travers la figure du Haut-commissaire de la République (Benoît Magimel), personnage équivoque qui doit faire face à une rumeur — la rumeur, elle-même machine à fantasmes — et pas n'importe laquelle: la reprise, vingt-cinq après, d'essais nucléaires en Polynésie, rumeur à propos de laquelle il dit ne rien savoir, ce dont n'est pas convaincu le nouveau leader pro-indépendantiste de l'île. D'où ce climat de suspicion qui imprègne le film, lui conférant sa dimension paranoïaque, qui voit Magimel mener "benoîtement" son enquête, scruter la mer aux jumelles (y croyant voir quelque chose, un peu comme le monstre du Loch Ness), explorer le lagon en pleine nuit, tout en participant aux distractions locales (le spot de Teahupoo et sa célèbre vague, les danses traditionnelles qu'on répète pour les fêtes — ici une danse guerrière mimant un combat de coqs)... Qui voit encore d'étranges personnages, manifestement étrangers, en train d'observer (d'espionner?)... scène récurrente chez Serra, d'autant qu'il y adjoint celui qui lui sert de "double", je veux parler bien sûr de son quasi homonyme Lluís Serrat, présent dans tous ses films (dans le Chant des oiseaux, il y avait même deux Lluís Serrat, un dédoublement du double au sein des Rois mages, effet de mirage), comme si Serra se plaçait à côté de son film pour mieux le regarder. Un fantasme là aussi, celui de la modernité (la représentation de la représentation), qu'il adoucit néanmoins dans Pacifiction (probablement son meilleur film), via le personnage de Shannah, incarné par une actrice trans, l'assistante qui n'est là que pour observer et dont la présence, incroyablement suave, vient ajouter du trouble — passant ainsi du double au trouble — à un film pourtant déjà parfaitement trouble. Fantasme toujours.

Le "tourment" du (sous) titre, c'est ça, qui va au-delà de ce que nous raconte le film, cette histoire improbable, fantasmée, d'essais nucléaires, décidée en haut lieu et tenue secrète, expliquant que Magimel, simple petit préfet des îles, y joue le rôle de l'idiot... C'est le monde de la politique (internationale) que Serra/Magimel, parlant à son double, assimile à une discothèque, avec ses lumières trafiquées, lieu de l'artifice par excellence, donc du faux. On est là au cœur de Pacifiction, à travers cette question qui ouvre le film (la réalité des essais nucléaires), mais que Serra élargit au concept même de vérité — le fantasme du vrai, pourrait-on dire — et ce, par la voie de l'art et du witz, c'est-à-dire du "mot d'esprit", qui est propre à ses films, se déployant autant par déplacement (politique = discothèque) que par condensation, si l'on s'attache cette fois au titre définitif du film: "pacifiction", mot-valise qui, certes, conjoint Pacifique et fiction, mais surtout peut s'entendre autrement: pas si fiction, au sens où la fiction dans Pacifiction (pour ce qui est des essais nucléaires) ne le serait pas tant que ça (une fiction), plus exactement: au sens où la fiction ne relève pas que de l'imaginaire, qu'elle a aussi à voir avec la vérité, qu'elle a même valeur de vérité... une fiction qui ici se meut pacifiquement, paresseusement, mélancoliquement, comme noyée dans le bain "colonial" que Serra ravive (via le beau costume blanc de Magimel et toutes ces scènes marquées par la torpeur — cf. celles du début, très longues, volontairement étirées, avec le Portugais puis l'amiral, la tonalité y est presque durassienne), pour subitement s'en extraire, à la faveur d'une fulgurance, comme le witz: la beauté saisissante d'un plan, la troublante étrangeté d'une scène, par ailleurs teintée d'humour... C'est dans ces moments-là — le "pas si fiction" du film — qu'une vérité se dit, que quelque chose se dévoile, pour tout aussi vite se revoiler, de sorte qu'on ne sait pas, dans ce qu'on a vu et/ou entendu, si c'est la vérité ou seulement un fantôme. Et c'est magnifique.


[03-12-22]

Mon Top 10 pour 2022: (par ordre alphabétique)

Apollo 10½ de Richard Linklater
Aucun ours de Jafar Panahi
Bowling Saturne de Patricia Mazuy
Days de Tsai Ming-liang
Don Juan de Serge Bozon
Introduction + Juste sous vos yeux de Hong Sang-soo
Licorice Pizza de Paul T. Anderson
Pacifiction d'Albert Serra
Suis-moi, je te fuis/Fuis-moi, je te suis de Kōji Fukada
Vortex de Gaspar Noé

+ Maternité éternelle (1955) de Kinuyo Tanaka

Suivent: Incroyable mais vrai + Fumer fait tousser (Quentin Dupieux) — Petite Solange (Axelle Ropert) — The Souvenir Part I & Part II (Joanna Hogg) — Une femme de notre temps (Jean Paul Civeyrac) — Viens je t'emmène (Alain Guiraudie)...


Pour Jean-Luc... La France contre les Robots de Jean-Marie Straub (2020).

23 commentaires:

  1. Bonjour, Pacifiction est l'un des plus beaux films récents, avec A l'ombre des filles, d'Etienne Comar. Dans ce dernier, le sujet (un chanteur endeuillé donne des cours de chant à des détenues) est une prise de risque majeure. Ce projet avait beaucoup pour rebuter: interprètes féminines loin des canons de notre époque, répertoire peu entraînant, milieu carcéral, etc., sauvé par de belles interprétations (Jaoui et Lutz), et un canevas aux antipodes des films de femmes en prison (WIP).
    B. Magimel est plus à son aise chez Serra que chez Dupieux.
    Si je choisis Pacifiction, ce n'est pas pour la machine à rumeurs / fantasme, mais pour la poésie qui se dégage de l'ensemble.

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    1. Pas vu A l'ombre des filles... j'en avais même jamais entendu parler

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  2. On ne peut pas voir tous les films, mais celui-ci le mérite...

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  3. On attend impatiemment votre texte de 20 pages sur Fumer fait tousser, le nouveau chef-d’œuvre de Quentin Dupieux, dont on peut espérer qu'il sauvera le cinéma. Il en est tout à fait capable.

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  4. Déjà le Top 10 ? l'année n'est pas encore finie

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    1. Pour moi si, c'est fini...

      (en fait pour que ce soit vraiment la fin il faudrait/aurait fallu que je revienne sur les films de la liste dont je n'ai pas parlé comme Apollo 10 ½, Aucun ours, Days, Vortex, le Fukada et puis aussi Fumer fait tousser... héhé)

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  5. Apollo 10 1/2... les Cahiers vous ont inspiré

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    1. Pas du tout. Apollo 10 1/2 était déjà dans mon top de mi-année (fin juin)

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  6. Bonjour,
    N'habitant pas en Ile-de-France, je n'ai pu voir plusieurs des films qui composent votre top films 2022.

    J'ai bien aimé:

    Top Gun Maverick (Joseph Kosinski),
    Pacifiction (Albert Serra),
    A l'ombre des filles (Etienne Comar),
    Licorice Pizza (Paul T. Anderson),
    La nuit du 12 (Dominik Moll),
    The Capture (série UK de Ben Chanan, découverte cette année),
    Macbeth (Joel Coen, sorti le 14 janvier en FR),
    The Batman (Matt Reeves),
    Prey (Dan Trachtenberg).

    Cela vous inspirera peut-être...

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    1. Beaucoup aimé la Nuit du 12... Bien aimé aussi Top Gun: Maverick mais pas du tout The Batman. Pas vu les autres films. Macbeth il est sorti en salles?

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  7. Macbeth est "sorti" en streaming... seulement. Les monologues sont longs, dans une langue très soutenue; c'était une gageure de les garder tels quels. Ecouter les oracles et tenter de prendre le trône par le meurtre, ou savoir rester à la place que l'on sait, ou croit, être la sienne.
    Je devine l'intérêt pour J. Coen: jongler avec des partis pris esthétiques (N&B léché, format 1:37, trompe-l'oeil, décors artificiels). Quitter le registre de la tragédie pure. Seule échappatoire possible pour cette histoire connue de tous ? Après O. Welles, R. Polanski et A. Kurosawa, il fallait bien tenter autre chose, non ?
    En fait, plus j'y repense, plus je me dis que je ne l'ai gardé que par égard pour les frères Coen...du coup je le retir de mon top. Trop d'esbroufe.

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  8. The Batman: encore un film qui se prend au sérieux. Pas très loin du nihilisme. Influence: plus D. Fincher que Blade Runner. Les meilleurs moments sont ceux où Batman, redevenu enquêteur, prend le temps d'observer Gotham.
    Je ne me suis pas ennuyé, mais c'est plutôt grâce au Riddler, dont les énigmes maintiennent l'intérêt en éveil.

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  9. Plutôt que The Northman (R. Eggers, des effets visuels mais peu de drame évocateur ou émouvant) ou G. Noé (Vortex, beaucoup trop long. C'est un film qui divise, à l'image du split screen), c'est les Contes du hasard et autres fantaisies (R. Hamaguchi) que j'ajoute à mon top films annuel.
    C'est ici, et chez Hong Sang-Soo et Koji Fukada, que l'adjectif "rohmérien" mérite d'être utilisé. Les maux par les mots. D'amour.
    Au-delà des jeux du hasard, cet examen des questions de la sincérité, du mensonge et des faux-semblants fait ainsi passer R. Hamaguchi du statut de cinéaste intimiste, presque sentimental, à celui, plus noble et altier, de moraliste. Le jeu de la vie et de l'amour était donc le langage du septième art. Peut-être le meilleur film de 2022.

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    1. Bien aimé aussi Contes du hasard, la finesse de l'écriture... surtout le deuxième conte (l'histoire de la porte ouverte)... j'avais écrit quelques mots sur le blog mais je ne retrouve plus le passage... ma seule réserve c'est cette pente maniériste qu'on perçoit chez Hamaguchi, déjà présente dans Drive My Car, ce qui fait que je préfère ses premiers films Passion, Senses, Asako I & II...

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  10. Et Armageddon Time ?

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    1. Pas mal mais sans plus, en tout cas et contrairement à beaucoup, j'ai trouvé le film nettement moins bien que The Lost City of Z et même Ad Astra... j'ai été sensible à son aspect proustien mais j'aurais aimé le voir se développer davantage, alors que là il tend à s'effacer derrière tous ces éléments socio-politiques: le racisme, la lutte des classes, l'Amérique reaganienne et pré-trumpiste des années 80... que Gray surligne par moments pour que ça résonne avec notre époque, ce qui donne au film un côté très convenu... Sur le thème de l'enfance et/ou de l'adolescence, autobiographique ou pas, j'ai préféré, et de loin, Apollo 10 1/2, Licorice Pizza, Petite Solange..

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  11. Selon le théorème proustien, si je regarde ma personnalité à travers une image dessinée par les autres, alors c’est ce trait qui est dominant. C'est peut-être cette idée qui a amené Gray à accorder, plus qu'à l'accoutumée, de l'importance au contexte socio-politique.

    Il me semble que Gray a perdu de sa finesse narrative, je veux dire par là qu'il raconte son histoire (qui fait envie, avec son message de tolérance, etc.) avec une mise en scène qui réfléchit à notre place. Ce qui m'est désagréable. Du coup, les scènes passent, trop fragiles ou trop limpides, sans que je puisse m'y attacher.
    Des stéréotypes en pagaille: le vieux sage, mère tendresse et frère cruel. Je veux bien me dire que la naissance de la vocation d’artiste était un passage obligé. Mais on a aussi droit à la blessure originelle à coups d’injustice sociale, sur fond d’étouffement familial. Reste un film élégant, mais sursignifiant à certains moments, à coup de gros plans et de zooms avant (l'épiphanie face au tableau de Kandinsky, entre autres).

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    1. Voilà, c'est pour ça que le film finalement n'est pas vraiment proustien (n'est pas Ruiz qui veut)... il navigue entre la réminiscence fellinienne (à laquelle il échappe, faute d'un imaginaire suffisant) et le gnangnan de la "bonne sensibilité", limite bien-pensance (auquel il échappe aussi, de justesse le plus souvent, Gray a quand même du talent)... mais bon, la notation l'emporte sur l'intériorité, le signifiant sur la musicalité... bref un film moyen.

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  12. Avez-vous vu Amsterdam, le dernier film réalisé par David O. Russell ? Il sort la caméra basse, mouvante, mais les interprétations sont bonnes (C. Bale, un habitué). Beaucoup de fla-fla finalement, la narration avec ses va-et-vient, ses arrêts / reprises sur image et autres tours de passe-passe, ne sert qu'à mettre de la poudre aux yeux. J'ai comme l'impression d'avoir perdu mon temps avec ce film...

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    1. Pas vu Amsterdam... faut dire que le seul film de Russell vu jusqu'ici, Happiness Therapy, m'avait paru très faiblard

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    2. Et puis, j'oubliais... les Rois du désert que j'avais détesté

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    3. Dans Happiness Therapy, il y avait l'interprétation de J. Lawrence... le reste bof bof.

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