Paruline (avec Fé), Jérôme Minière, 2022.
[ajout du 30-11-22]
Médée naufragée.
Puisque mes textes en ce moment, pour ce qui est des films sortis récemment (Bowling Saturne, Pacifiction), s'appuient beaucoup sur les titres, quelques mots sur Saint Omer d'Alice Diop, film imposant, trop peut-être, mais qui au moins ne fait pas illusion, à la différence par exemple des Amandiers de Valérie Bruni-Tedeschi, film, lui, bien trop exalté à mon goût... Bref, Saint Omer, et son titre que certains ont lu — à juste titre — comme "Sainte Ô mère", expression qui chez Diop, à l'instar de Marguerite Duras à propos de l'affaire Villemin, semble "sacraliser" la femme coupable d'infanticide (sauf que chez Duras, la mère qu'elle désignait comme coupable ne l'était pas, ce n'était qu'une intuition forte, à la limite, une vision). L'abandon du trait d'union entre Saint et Omer, outre le procédé littéraire et le fait que le titre ne se réfère pas à la ville où se déroule le procès, vient signifier la volonté d'Alice Diop de dépasser le cadre purement médiatique du fait divers (ici dans son aspect judiciaire, inspiré de l'affaire Fabienne Kabou, cette femme d'origine sénégalaise qui, en 2013, avait provoqué la mort par noyade de sa petite fille, âgée de 15 mois, en l'abandonnant la nuit sur la plage de Berck à la marée montante — cf. les articles de Julie Brafman dans Libé: là, là et là), non pour l'élever au rang de mythe (bien que dans cette affaire le meurtre, de par sa mise en scène, terrifiante, fait écho aux mythes), mais pour rappeler, de manière qui par moments s'apparente un peu trop à une dissertation, le caractère insondable du passage à l'acte, et plus encore quand c'est la folie qui commande.
Si le film est encadré par deux grosses références (au début, Duras et Hiroshima mon amour, via l'image des "tondues" à la Libération, dont on martyrise le corps avant de les jeter à l'opprobre public; à la fin, Pasolini, ou plutôt la Callas — que célébra également Duras — dans le rôle de Médée, figure archétypale de la mère infanticide), celles-ci ne servent qu'à consolider le propos du film sur la double question que représentent la "femme-monstre" (qui plus est noire) dans nos sociétés aujourd'hui, et la folie, dans ce qu'elle recèle d'inexpliqué, pour les autres mais aussi pour le sujet ("je ne sais pas" répète la meurtrière, n'ayant pour seule justification de son acte que d'avoir été victime de sorcellerie)... Consolider au sens de fortifier et ainsi faire du dispositif scénique — la salle de procès — une sorte de prison circulaire, non seulement parce qu'il place physiquement le sujet qui est accusé au centre de tous les regards, tel un panopticon miniature, mais aussi parce que la parole qui est censée se libérer, pour aider à mieux comprendre l'acte ("j'espère que vous allez m'éclairer", dit en substance l'intéressée, avec ce détachement — par rapport aux faits — qui sied aux grands malades mentaux)..., ne peut que tourner en rond, butant inexorablement sur la question du "pourquoi".
C'est fort parce que justement c'est comme un fort, quelque chose de puissamment agencé mais aussi de complètement fermé. Pas d'ouverture, vu que le seul lien qu'établit Alice Diop avec l'extérieur, c'est avec elle-même, via le personnage de la romancière, double manifeste de la réalisatrice, qui est venue suivre le procès, noire elle aussi, enceinte de surcroît, de sorte que ça fait bloc (la dyade que forment l'auteure et son héroïne). Et ce n'est pas le regard que lance à la fin l'accusée à la romancière — assorti d'un petit sourire énigmatique (j'y verrais bien la marque de Marie NDiaye, co-scénariste du film) — qui changera quoi que ce soit. Le film, si impressionnant soit-il, manque d'ampleur, en termes de fiction, de cette ampleur qui lui aurait permis de sortir de son dispositif (la reconstitution fidèle du procès), comme si la réalisatrice, connue jusque-là pour ses documentaires, n'avait pas osé s'aventurer trop loin sur un terrain qui n'est pas le sien (la fiction), au risque de laisser la part trop belle au discours (cf. les conclusions de l'avocate, face caméra), voire de tomber dans le film-dossier. Il y avait pourtant matière à fiction, qui ne se cantonne pas au seul procès (la question de l'invisibilité par exemple), lequel procès, de toute façon, étant donné le profil du personnage, ne permettait pas vraiment les échappées. Disant cela, je pense moins à la Jeanne d'Arc de Bresson (l'échappée vers le ciel) qu'au Pierre Rivière d'Allio (l'échappée dans les bois), d'autant que Fabienne Kabou avait rédigé un "journal" au début de sa détention, peut-être pas utilisable en tant que tel, comme le fut le Mémoire de Rivière, mais dont il avait été lu quelques extraits au procès. Là non, si une ombre plane sur le film, c'est bien celle de Foucault (le discours, la folie, le pouvoir), sauf qu'elle finit par tout recouvrir, expliquant que des deux références citées plus haut, Duras et Callas, on reste loin finalement. A moins de s'en tenir à la Duras "journaliste", l'amateure de faits divers, sacralisant donc la mère infanticide, "Sainte Ô mère" plutôt que "Saint Homère" (les puissances infinies du récit)... Et de ne considérer Médée — le "Sinthome Mère" (la folie d'une mère) — qu'à l'état de trace, une fois la mer redescendue (comme la mère revenue de son crime): Médée naufragée, soit le titre du livre qu'écrit le personnage de la romancière, titre que son éditeur ne juge pas assez vendeur (qui connaît Médée?) mais qu'elle imposera, on suppose, à l'instar d'Alice Diop, auteure féministe résolue, nous imposant son regard sur ce qui restera pour toujours une énigme: une mère a tué son enfant.
Et Pacifiction, vous l'avez vu ?
RépondreSupprimerEt sur Straub, rien ?
RépondreSupprimerPacifiction, je viens tout juste de le voir, le film est magnifique... je vais essayer d'écrire dessus, rapidement car après je n'aurai plus le temps
RépondreSupprimerPour Straub, là c'est sûr, je n'aurai pas le temps... peut-être un petit montage "strauboscopique"... à défaut je renvoie à mon texte sur Lothringen! (écrit au printemps dans le cadre de ma longue et inachevée série sur les Cahiers), c'est là