L'Argent de Robert Bresson (1983).
Un texte d'Alain Bergala:
Bresson, l'Argent et son spectateur.
L’Argent s’ouvre sur une scène de refus de négociation. Le père, qui vient de donner à son fils la somme convenue pour son argent de poche mensuel, coupe court à la tentative de négociation de ce dernier pour obtenir un supplément. Avec une petite phrase sèche qui ne laisse à l’autre aucun recours: laisse moi, je t’en prie. Ce refus de négociation va être la cause initiale — pas si futile ni dérisoire qu’elle n’en a l’air — de cette chaîne d’événements qui va relier la futilité et le cynisme des bourgeois du début du film à la sauvagerie et à la nécessité du meurtre final. Cette chaîne est rien moins qu’édifiante, elle serait plutôt ironique devant l’ordre monstrueux de la création, en même temps qu’elle se propose comme l’expression la plus crue d’une vision cruellement raccourcie du champ social où ceux du bas — les gens du peuple — sont condamnés à payer en actes trop réels les faux et les fautes que ceux du haut se contentent de faire circuler avec élégance.
Le refus de négociation n’est pas qu’une cause dans la chaîne des événements. C’est un trait constitutif de tous les personnages du film. Quand ils parlent c’est pour affirmer avec la plus grande parcimonie leurs exigences ou leurs convictions, jamais pour négocier ou transiger. Les phrases qui sortent de leur bouche sont comme des blocs dont l’autre doit savoir immédiatement qu’ils n’offrent prise à aucune négociation. Aussi incorruptible qu’un billet de 100 F qui sort d’un distributeur automatique. Lucien se laisse chasser par son patron sans discuter. Yvon refuse sèchement la proposition de sa femme d’aller s’expliquer avec le sien pour garder son travail: c’est par des actes qu’ils répondront — au sens d’un répons, d’une répétition — à l’injustice qui leur est faite. Dans la morale bressonienne (dont ressortissent tous les personnages de l’Argent, que Bresson visiblement respecte à égalité: les futiles, les cyniques, les traîtres aussi bien que l’homme blessé ou la femme généreuse) mieux vaut trahir l’autre, le voler, le tuer même, plutôt que de manquer un tant soit peu à soi-même dans un marchandage ou une négociation où il faudrait inévitablement céder un peu de terrain à la demande de l’autre au nom du lien social. Si Bresson est à ce point fasciné par la circulation hasardeuse de l’argent, c’est qu’elle représente pour lui la forme la plus pure, dans son abstraction incorruptible, de la circulation d’un désir qui n’aurait pas le temps de poisser dans une demande. C’est sans doute la raison pour laquelle il filme de moins en moins l’échange des regards entre deux personnages et de plus en plus les gestes et les objets qui sont entre eux. C’est l’imprévisible des vraies rencontres et l’indicible du pur désir (celui qui ne saurait s’inscrire dans aucune demande et qui voue le personnage à la répétition et à l’œuvre de mort) qui brillent dans l'Argent, là où tant d’autres scénarios se contentent de tisser le vieux fil usé des conduites et des demandes.
Bresson cinéaste se refuse également à toutes ces négociations avec le spectateur qui constituent l’essentiel du savoir-faire des fabricants de cinéma. Il a depuis toujours une horreur instinctive de tous les donnant-donnant qui constituent le pacte habituel entre le cinéaste et son spectateur: je te donne un peu de psychologie, quelques indices, tu acceptes mes petits coups de force et mon petit vouloir-dire. Chez Bresson chaque plan, chaque phrase du dialogue, chaque intonation est littéralement à prendre ou à laisser. L’Argent est un film qui ne négocie jamais rien, ni ses rencontres, ni ses abandons, ni ses bifurcations. On est déjà dans le virage avant même d’avoir eu le temps de le négocier, comme ce passant qui se retrouve sur la scène d’un hold-up alors qu’il se croyait dans la rue en train de lire paisiblement son journal du matin. Je pense à la rencontre sublime, vers la fin du film, entre Yvon et la femme qui va l’héberger, dont il va massacrer toute la famille. Bresson sait bien qu’il est impossible de scénariser ce pacte indicible qui va précipiter la rencontre hautement improbable de cette campagnarde vieillissante et de ce jeune assassin de la ville: tu me fais le don généreux et absolu de ta confiance, je réalise ce désir de toi dont tu ne veux rien savoir, je te délivre de cette vie morte. Aussi bien choisit-il, comme toujours, la solution la moins négociée, celle qui mise sur une confiance inébranlable dans le pouvoir d’évidence d’une chose montrée le plus simplement et le plus platement: la femme regarde Yvon, et il la suit. Je pense aussi, toujours entre les deux mêmes personnages, à l’irruption de ces plans, d’une folle liberté, où le simple geste de cueillir et d’offrir des noisettes devient le tout d’une relation muette dont le plus habile scénariste n’aurait pu monnayer la crudité et la violence. Il n’y a de vrais désirs, dans le cinéma de Bresson, que muets de toute demande, enclos dans un billet de 500 F ou dans un geste totalement improbable.
Il n’y a évidemment nulle trace de mépris — c’est tout le contraire — dans ce refus de négocier avec le spectateur. L’intégrité de Bresson consiste précisément à être prêt à tout donner, à condition que ce soit sans jamais rien devoir céder à cette demande du spectateur dont il ne cesse d’affirmer l’horreur que lui inspire le lieu d’où elle vient (le faux du cinéma) et dont il ne veut rien savoir pour son salut de cinéaste. Bresson est prêt à donner jusqu’à sa part de monstruosité et de bêtise obstinée — que les autres cinéastes s’efforcent plus ou moins de dissimuler — mais il refuse en bloc toute négociation qui l’obligerait à aller s’encanailler sur le terrain de l’autre. Dans la sauvagerie et la monstruosité de l’Argent il n’y a pas la moindre trace de cette canaillerie que l’on trouve dans les autres films qui prétendent tenir compte de leurs spectateurs. Si le cinéma de Bresson va droit à chacun, c’est que Bresson n’est attentif et fidèle qu’à lui-même.
L’Argent confirme que Bresson est de moins en moins le cinéaste du hors-champ et du plan serré — encore moins de l’abstraction — dont on a pu parler dans le passé. Il y a peu de vrais hors-champs dans ce film. On y rencontre très souvent, par contre, un raccord étrange. Plan bressonien classique: le personnage pénètre dans une pièce, la porte se ferme au nez de la caméra, condamnant a priori le spectateur au hors-champ. Plan suivant: on se retrouve de l’autre côté de la porte, avec le personnage qui vient d’entrer. Même figure de montage, à plusieurs reprises, dans les plans de prison. On est avec les prisonniers, à l’intérieur de la cellule, on ne perçoit de l’extérieur, du couloir, que ce qui filtre sous la porte: une ombre, un bruit de moteur, une voix. Plan suivant: la caméra est à l’extérieur, dans le couloir, et nous voyons tranquillement l’aspirateur d’où venait ce bruit et l’homme d’où venait cette voix. N’est-ce pas une façon, pour Bresson, de nous dire ceci: qu’entrer dans un film, ou dans un plan, ne saurait être un droit que le spectateur achète en même temps que son billet. Qu’il ne refuse pas que le spectateur entre dans son film, mais qu’il lui faut d’abord accepter l’idée de ne pas entrer pour pouvoir entrer. Qu’en tout cas lui, cinéaste, ne nous doit rien sinon le respect de lui-même comme forme la plus sûre du respect de l’autre. Ou encore ceci: qu’on ne peut regarder vraiment que si l’on a accepté de ne pas voir, de fermer les yeux à tout ce qui se donne à voir, partout et toujours. On ne peut manquer d’être frappé, devant l’écran de l’Argent, par tous ces objets et ces gestes que l’on a l’impression de n’avoir jamais "vus" auparavant au cinéma: une mobylette, un distributeur de billets, le geste d’enlever une étiquette sur un appareil photo ou de tendre un billet. Si on ne les a jamais vus, c’est parce qu’ils sont partout, dans la publicité, dans tous les films, à la télévision et qu’ils sont toujours filmés comme des éléments du décor ou pour leur transitivité, parce que le cinéaste en a besoin pour faire avancer son film. Quand arrive sur l’écran un plan de camion-citerne, on se dit que Bresson est le seul qui sache fermer les yeux avant de les rouvrir sur un camion-citerne comme si c’était la chose la plus importante du monde et qu’il ne dispose que d’une seule image, vitale, pour en rendre compte.
L’Argent a coûté 12,7 millions de francs. A voir le film — pas d’acteurs professionnels, peu de décors, le minimum de machinerie — on pourrait le prendre un peu vite pour un film pauvre et se demander où est passé ce milliard et quelques. On sait que l’honnêteté, en matière de dépenses de production, veut que, selon une formule indigène, "l’argent soit sur l’écran". J’imagine l’horreur que doit inspirer cette formule à Bresson si on l’entend au sens vulgaire d’afficher à l’écran les choses et le prix des choses. Pourtant, d’une certaine façon, l’argent est sur l’écran dans ce film aussi, mais sous la forme paradoxale de tout ce qui n’y est pas. L’argent sert à Bresson à éliminer de chacune de ses images et de chacun de ses sons tout ce qui encombre les autres films: la cacophonie des couleurs (il réussit à éliminer dans tous les plans de son film sauf un — la robe des juges — la couleur rouge), le faux-naturel des acteurs (c’est sans doute au prix d’un nombre impressionnant de prises qu’il parvient à décaper à ce point ses acteurs du tout-vouloir exprimer), les approximations de mise en scène (j’imagine le temps qu’il doit lui falloir, dans un lieu donné, pour trouver l’angle d’attaque juste — d’une justesse infaillible — et d’organiser avec une telle précision le déplacement des corps, le rythme des gestes et la direction des regards). J’imagine aussi le temps qu’il doit lui falloir pour obtenir la sécheresse de ces mouvements de caméra, nombreux, mais d’une telle précision que les spectateurs à la sortie de la salle ont l’impression qu’ils viennent de voir un film en plans fixes.
La logique de l’industrie cinématographique consiste à dépenser beaucoup d’argent quand on veut en mettre plein la vue aux spectateurs. Bresson, inversement, s’en sert pour décaper ses images et ses sons de tout ce qui encombre, sature, parasite le regard et l’écoute. Il ne peut commencer à filmer l’objet le plus humble ou le plus trivial — un bol de café, une mobylette — qu’au terme de ce long travail de raréfaction et de précision. Mais regardez bien comment Bresson filme les gestes d’un ouvrier qui livre du mazout pendant que d’autres dépensent leur argent pour filmer approximativement des maquettes de navette spatiale, vous verrez que c’est Bresson qui est du côté des extra-terrestres et vous admettrez sans peine que l’Argent, qui de surcroît sauve le cinéma, n’est pas un film cher. (Alain Bergala, Cahiers du cinéma n°348/349, juin-juillet 1983)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire