Voyages en Italie de Sophie Letourneur (2023).
On est comme on est.
Ah Voyages en Italie... ce film est un délice, comme peut l'être une citronnade ou un sorbet à la mandarine, sachant que, à ce niveau, tout est dans le dosage et qu'il ne faut pas grand-chose pour que la chose soit ratée. Il en est de même du cinéma de Sophie Letourneur dont les films se situent toujours au point d'équilibre, avançant périlleusement sur la ligne, au risque de tomber dans ce qu'on appelle le "trou de l'insignifiance", se tenant sinon au bord, penchés en avant pour regarder dedans — dans le trou. C'était vraiment limite dans des films que je n'aime pas beaucoup, comme le Marin masqué et les Coquillettes, mais dans ses petits films sur l'adolescence (Manue bolonaise, Roc & Canyon) et ses longs, tels la Vie au ranch et Enorme (celui-ci dans un esprit certes différent, plus Comedy Channel — cf. là), Letourneur s'en sortait merveilleusement bien, témoignant d'un regard "sociologique" (et non sociologisant) ainsi que d'une vis comica qui, comme je l'écrivais à propos du précédent film, la rapprochent de Bretécher. Voyages en Italie marque un nouveau sommet. Je ne reviens pas sur le travail très en amont, empilant plusieurs moments dans l'écriture et le "maquettage" du film, ni sur les techniques de tournage qui donnent à la réalisation un côté spontané, faussement improvisé, la plupart des critiques s'en sont chargés. Je n'insiste pas non plus sur l'aspect volontairement trivial du film, avec ces petites touches d'impudeur (un couple dans sa plus stricte intimité: elle, Sophie, belle plante qui prend avis de tout; lui, Jean-Phi, pas sexy pour un sou, éternel inquiet et gros grincheux), ça aussi la critique l'a pointé. Que dire alors? Eh bien, ce qui fait justement la richesse de cette comédie mal peignée, voire ingrate par instants, et prétendument insignifiante.
Commençons par son titre, Voyages au pluriel, qui sous-entend peut-être qu'il y aura d'autres voyages par la suite — le film inaugure une trilogie italienne — mais surtout que dans ce film il y a trois voyages, le divisant en trois parties égales: 1) le futur voyage, celui dont on aspire pour "sortir de l'ordinaire" — c'est en tout cas le souhait de la femme —, voyage qu'il reste alors à déterminer, non sans hésitations (Italie ou Espagne?) et autres questions à résoudre (quant aux raisons du choix final — la Sicile — mais plus encore en ce qui concerne l'enfant que les parents du couple vont devoir garder, un enfant qu'on ne voit jamais mais qui, par ses cris, est toujours à réclamer, signe de ce que peut avoir de tyrannique un enfant — pas cool le Raoul — sur le quotidien d'un couple; 2) le voyage proprement dit, en Sicile donc, s'apparentant au plus banal des voyages touristiques (le tourisme de masse), Routard en poche pour oublier la routine... qui nous emmène d'Agrigente à Taormina en passant par Vulcano, ses bains de boue, les balades en vespa et l'ascension du Stromboli; 3) le voyage au passé, le vrai "présent" du film — qui passe alors de l'image "camescope" à celle, plus moelleuse, du 35mm — révélant que ce qui a été vu précédemment n'était que la remémoration, d'où l'aspect décousu, de tous ces petits événements qui ont rythmé le voyage, avec leurs détails incongrus, comme chez Hong Sang-soo (le matelas Sealy, le doseur à spaghetti, les cailloux noirs du volcan...), travail effectué du fond du lit (lieu privilégié du film, comme un écho à la Nouvelle vague), Sophie Letourneur y dévoilant par-là sa méthode (pas qu'elle a besoin de son lit pour écrire, de ça je n'en sais rien, mais qu'elle doit écrire et revivre ce qu'elle a vécu avant de le réécrire). Trois temps qu'on pourrait inscrire dans une démarche dialectique, ou, plus simplement, qui témoigneraient des trois grands moments qui "font" un film (écriture, tournage, montage), mais, par la façon dont c'est articulé, j'y verrais bien aussi les trois mouvements d'une petite pièce musicale, avec son ouverture au ton vif et impatient, la partie centrale au rythme plus nonchalant, disinvolto, et un dernier mouvement, le moins convaincant peut-être de ce point de vue, puisque ajoutant à l'effet de reprise (de ce qu'on a donc déjà vu mais sous un autre angle) une "extension" du récit, quant à la fin du voyage, étirant ainsi (trop) longuement la coda.
Reste la question qu'on est en droit de se poser, à travers là encore le titre et le fait que le sujet est lui-même évoqué dans le film, même si c'est pour rapidement l'évacuer: quid de Rossellini? Que Sophie Letourneur élude la question, via une petite moue, sous prétexte qu'elle n'a pas vu ni Voyage en Italie ni Stromboli, au grand étonnement de Philippe Katerine, n'implique nullement que tout ça est accessoire. Bien au contraire. Je crois même que Rossellini est la figure centrale bien qu'absente du film, pas au sens de l'hommage bien sûr (comme le fait Moretti dans Journal intime, qu'évoque d'ailleurs indirectement le film de Letourneur lors des séquences en scooter), mais à travers ce qu'il représente en termes de cinéphilie, monument forcément écrasant, qu'on ne vient pas affronter sur ses terres, il ne manquerait plus que ça, mais auquel il s'agit, quand même, d'opposer une sorte de contrechamp, non pas au cinéma de Rossellini en tant que tel, exemplaire à bien des égards, mais à la sacralisation auteuriste dont il a fait et fait toujours l'objet de la part notamment de ceux qui méprisent les petits films dits "sans hauteur" qui s'accommodent trop facilement des clichés, quant à notre façon de vivre, et de tous ces défauts qui pourtant nous caractérisent si bien. Voyages en Italie serait alors à voir comme un film anti-auteuriste, peut-être même le film anti-auteuriste par excellence. Et qu'il y a-t-il de mieux pour railler l'auteurisme, appliqué à Rossellini et ses Bergman-films — eux-mêmes élevés au rang d'œuvres d'art (digne du Bernin dans le cas de Stromboli) — que de se placer sur le même terrain, celui du sublime.
Le sublime, nous y voilà. C'est de cela qu'il s'agit aussi dans Voyages en Italie, avec un s, donc, comme pour les chroniques de Stendhal qui se posait également la question du sublime, mais sur son versant romantique, ce qui n'est le cas ni chez Letourneur ni chez Rossellini. Le sublime au sens premier du mot, formé de sub, marquant le mouvement de bas en haut, et de limis, "oblique" en parlant du regard, ainsi que l'entendait Lacan: "le point le plus élevé de ce qui est en bas". Et ce qui est en bas, c'est la "bêtise", pas la bêtise fondamentale (dont se délecte le cinéma de Dupieux), mais la bêtise qu'est notre vie ici-bas, et dont rend compte admirablement Sophie Letourneur, la bêtise qui s'exprime d'abord par le langage, le langage courant, fait de phrases souvent inachevées ou mal construites, genre "est-ce qu'on fait quoi?", qui évidemment ne visent pas au sublime, mais qui, dans une approche qu'on pourrait qualifier de burkienne, opposée à la beauté et à son modèle de perfection, se trouvent néanmoins élevées, par le travail d'écriture et de mise en scène de l'auteure (non auteuriste, on est d'accord), à un niveau supérieur, de moindre bêtise dirait Lacan: le sublime de la bêtise. C'est tout le sens de la scène de la Vallée des Temples à Agrigente — c'est l'affiche du film — où Sophie se fait photographier, comme la majorité des touristes, devant la statue en bronze d'Icare (couché après sa chute), une statue moderne qui a été ajoutée au site, reléguant au second plan, et probablement hors du cadre de la photo, le Temple en question. Sublime de la bêtise, que la réalisatrice pousse à son plus haut degré, via la connotation sexuelle que prend la scène, quand Sophie au contact du sexe de l'Icare, bouillant à cause du soleil, se brûle le bas du dos.
Ces clins d'œil sexuels courent tout le long du film (de "ZiziJet", ainsi que le prononce Philippe Katerine, et ses vols à "69" euros, à l'enseigne "Bibite", en passant par l'Eros Hotel à Vulcano et la découverte du Stromboli dont le cratère "n'est qu'un trou"... sans oublier le plan où Letourneur, en soulevant la couette, dévoile fugacement le sexe de Katerine — Philippe K. "Dick"), autant d'éléments qui sont là comme témoins d'une vie sexuelle appauvrie chez ce couple de quadras (un manque qui sera comblé à la fin, c'était le but non avoué du voyage, lors d'une jolie scène de sexe), mais qui sont là aussi comme marques de dérision — mieux: d'auto-dérision car Letourneur s'y inclut sans ménagement, c'est la part autofictionnel de ses films — vis-à-vis de ce type de couple au désir émoussé mais qui, par la forte complicité dont les deux font preuve, arrive à durer, pour le meilleur et pour... le moins bon; plus encore, si je suis le fil de ma démonstration, vis-à-vis du couple rossellinien, lui vraiment en crise dans Voyage en Italie, crise qu'il ne surmonte qu'à la faveur d'une révélation chez Ingrid Bergman: l'"apparition", lors de la visite de Pompéi, d'un couple enseveli depuis deux mille ans, soit deux corps unis pour l'éternité; alors que dans Stromboli, mariée sans amour, Bergman devait affronter seule son destin, s'en remettant à Dieu après avoir gravi, véritable chemin de croix, le Stromboli, celui-là même qui, rappelle Letourneur, "entre en éruption toutes les vingt minutes". Loin de la dimension mystique que prend chez Rossellini le volcan — que ce soit le Vésuve ou le Stromboli —, Sophie Letourneur propose soixante-dix ans après, avec l'humour qu'on lui connaît et le regard malicieux qui l'accompagne (je pense tout d'un coup au jeu avec les lunettes de soleil qu'elle n'arrête pas de retirer et de remettre, au volant de sa voiture, parce que la route n'est qu'une succession de tunnels)... bref elle propose une vision pour le moins béotienne de la vie de couple, de la Sicile et de ses splendeurs, dans la mesure où, comme Bretécher, ce qui l'intéresse avant tout n'est pas l'extraordinaire qui s'extrait de l'ordinaire, mais l'ordinaire — celui des gens même si, pour Katerine, lui et Sophie ne sont pas les gens — qui demeure en chacun de nous et n'a que faire de l'extraordinaire. A ce titre, Voyages en Italie n'était qu'une "mise au point", comme le chante Jakie Quartz dans le film, sur une étape de la vie, semblable à tant d'autres, dans un des plus beaux décors du monde, à l'image de Syracuse, comme le chante Henri Salvador (via Philippe Katerine), une chanson que Sophie ne connaissait pas non plus, ce qui finalement n'a pas d'importance. On est comme on est, surtout ne pas changer.
Mouais
RépondreSupprimerPhilippe K. "Dick" :D
RépondreSupprimer