4 mai 2023. Revenant de Belle-Ile... au son (joliment morrisseyien) de The Town that Cursed Your Name, le dernier album de The Reds, Pinks and Purples.
Louise Maigret, 132 boulevard Richard-Lenoir, 75 Paris.
"La poule était au feu, avec une belle carotte rouge, un gros oignon et un bouquet de persil dont les queues dépassaient. Mme Maigret se pencha pour s'assurer que le gaz, au plus bas, ne risquait pas de s'éteindre. Puis elle ferma les fenêtres, sauf celle de la chambre à coucher, se demanda si elle n'avait rien oublié, jeta un coup d'œil vers la glace et, satisfaite, sortit de l'appartement, ferma la porte à clef et mit la clef dans son sac." (Georges Simenon, L'Amie de madame Maigret, 1950)
Des films, des femmes.
2023 sera à n'en pas douter à marquer d'une pierre blanche pour ce qui est des "films de femmes", comme on dit à Créteil — et non du "cinéma féminin", ce qui ne veut rien dire —, tous ces films réalisés par des femmes et qui comptent parmi les meilleurs qu'on ait vus cette année. Les grincheux (machos) trouveront forcément à redire, du genre: "s'il y a plus de bons films de femmes c'est parce qu'il y a plus de films réalisés par des femmes", oubliant au passage que le ratio qualité/quantité est, dans le cas des films de femmes, largement au-dessus de la moyenne. Citons, rien que pour la première moitié de l'année: El agua d'Elena López Riera, Chili 1976 de Manuela Martelli, Trenque Lauquen de Laura Citarella, trois films de trois réalisatrices inconnues jusque-là (sur le film de Citarella, une pure merveille — même Neuhoff a aimé —, je reviendrai), auxquels on ajoutera l'étonnant Nous étions jeunes, le premier film (réalisé en 1961) de Binka Jeliazkova, cinéaste bulgare dont on découvre seulement maintenant les films... mais aussi des films de réalisatrices, elles, plus connues: Eternal Daughter de Joanna Hogg, Voyages en Italie de Sophie Letourneur [+ Anatomie d'une chute de Justine Triet, Palme d'or à Cannes et découvert pour ma part au BRIFF — ajout du 3 juillet 2023], et même reconnues: Showing Up de Kelly Reichardt, sans oublier la reprise du magnifique Lumière de Jeanne Moreau et, last but not least, celle de l'admirable Jeanne Dielman de Chantal Akerman, avec la non moins admirable Delphine Seyrig — "un général dans sa cuisine", comme madame Maigret —, élu "meilleur film de tous les temps" par la revue Sight and Sound (ça par contre Neuhoff n'a pas aimé)... consécration qui a surtout valeur de symbole, ne soyons pas dupe, parce que ce type de classement est devenu avec le temps davantage le reflet socio-politico-historique d'une époque que le témoin d'une cinéphilie pure et dure, très longtemps masculine, expliquant que de nombreux votants (parmi tous les professionnels du cinéma invités dorénavant à prendre part au vote) se sont sentis obligés de faire figurer au moins un "film de femme" dans leur liste, avec pour conséquence une concentration logique des votes sur Jeanne Dielman, vu la valeur du film bien sûr et le fait qu'elles ne sont pas légion les femmes cinéastes dont l'œuvre a marqué à ce point l'Histoire (qui à part Akerman? peut-être Varda pour son lien à la Nouvelle vague, voire Chytilová, pour les mêmes raisons, mais dont on n'a surtout retenu qu'un film, alors que le cinéma de Duras se révèle encore, pour beaucoup, trop radical), mais aussi le fait qu'Akerman coche tous les critères, on dira contemporains, de l'artiste "idéale", de celle qu'il faut célébrer: une femme donc, qui plus est homosexuelle, féministe, à l'œuvre toute moderne mais pas trop... une consécration que certains, qu'on qualifiera de réacs, jugent pour le coup scandaleuse, dénonçant là un effet délétère du wokisme, ce que la présence dans la liste de Beau Travail de Claire Denis (7ème! c'est n'importe quoi) et Portrait de la fille en feu de Céline Sciamma (dans les trente meilleurs films, ah ouais?) tendrait à confirmer, sauf que Jeanne Dielman (qu'à Positif on finira bien un jour par aimer, comme ce fut le cas avec Vertigo, le précédent n°1 du classement qui, lui, avait fini par détrôner l'indétrônable Citizen Kane) fait incontestablement partie des plus beaux films de tous les temps. Il faut lire le texte essentiel ("Kitchen without Kitsch") écrit par Manny Farber et Patty Patterson en 1977 et que j'ai déjà publié sur le blog: Jeanne D.
[10-05-23]
Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).
Trinquons à Trenque.
Trenque Lauquen fait partie de ces films qui fictionnent, pourrait-on dire, à tour de bras, qui racontent plein d'histoires, les enchevêtrent, formant une sorte de pelote fictionnelle (la première partie du film) pour mieux ensuite la dérouler (la seconde partie, plus linéaire), privilégiant à la question faussement essentielle du vraisemblable (au cinéma), celle infiniment plus riche de la cohérence, mieux: de la "co-errance", où se trouvent entraînés aussi bien les personnages que le film lui-même, de sorte que de cette errance, on ne sait rien, ou si peu, ne la comprenant (ou croyant la comprendre) qu'à la fin. Et ils ne sont pas nombreux les films dans lesquels le récit, dans un devenir que je qualifierais volontiers de blanchotien, en vient à dépasser, surpasser, le cadre très limité du "bon petit scénario", de celui bien carré qui plaît tant aux amateurs de films solidement bâtis (la pelote trop bien ficelée), si solidement qu'ils ne font finalement que répondre à leur attente. Trenque Lauquen n'est pas de cet ordre, il n'est pas carré, puisqu'il est rond (si c'est rond, etc.), comme son titre l'indique, qui est le nom d'une ville d'Argentine (Trenque Lauquen = "Le lac rond" dans la langue des Mapuches, ces Indiens autochtones du sud de l'Amérique du Sud), située au centre (au cœur?) du pays, en tout cas à proximité de la pampa, étant entendu que si le film est rond, il ne tourne pas en rond pour autant (au contraire de l'enquête que mènent les deux barbus du début), il s'étale de façon elliptique, des ellipses imparfaites, à la manière des "cercles concentriques" de Kandinsky, amplifiant le récit, via ce double agencement à la fois central (les lettres cachées dans les livres, l'étrange créature du lac...) et périphérique (ce que de telles lettres, ce qu'une telle créature, produisent en termes de fiction), en rapport avec les foyers d'une ellipse, se répandant sans direction précise, dans une sorte d'espace infini que représenterait ici la grande plaine argentine, espace idéal pour se perdre.
Car l'Argentine c'est ça aussi, un des grands foyers latino-américains du "réalisme magique", incarné entre autres par Borges, Bioy Casares, Cortázar... et tous ces récits qui mêlent, souvent à un mystère sur lequel on enquête, réalité et fantastique, érudition et plaisir du jeu (le fameux "ludus" cher à Roger Caillois), la structure en forme de labyrinthe... le film de Citarella, du moins dans sa première partie, n'est d'ailleurs pas sans évoquer La Trame céleste de Bioy Casares, mais éclairé du regard de son épouse, Silvina Ocampo, la petite sœur de Victoria qui, elle, serait comme la figure tutélaire du film, via notamment ses nombreuses correspondances (amoureuses). Voilà pour le littéraire. Quant aux références cinéphiles, impossible de ne pas penser à Ruiz dont l'œuvre doit aussi beaucoup à Borges, les rhizomes ruiziens, ces "ruizomes" qui irriguent le récit, en suivant de multiples directions, une œuvre qui procède également du trompe-l'œil, rendant certains films difficiles, sinon impossibles, à raconter alors qu'on en a suivi le déroulement sans difficulté (une définition du baroque selon Daney). Comme chez Oliveira, comme chez Lynch ("Twin Peaks"), et non Antonioni dont L'avventura ne sert ici qu'à lancer le récit, sur le thème, à fort potentiel narratif, de la femme qui disparaît et/ou s'enfuit. Côté références, la première partie avance ainsi selon un axe ruizo-lynchien, et c'est fabuleux. A partir de l'enquête menée par les deux hommes pour retrouver celle qu'ils aiment et qui a disparu sans laisser de traces, sinon un petit mot glissé sous l'essuie-glace de la voiture ("Adieu, adieu, je m'en vais, je m'en vais", un message dédoublé comme s'il était adressé à chacun des deux hommes, car tout marche par deux dans ce film), le récit se plaît à ouvrir (sans les refermer) une suite de tiroirs, qui convoquent à la fois des figures historiques, emblématiques du féminisme (Lady Godiva, Alexandra Kollontaï) et une certaine Carmen Zuna, personnage fictif, celui qui, via sa correspondance torride avec l'être aimé, se dissimulait dans les livres de la bibliothèque, et qu'incarne, à un moment du film, la réalisatrice, personnage auquel va s'identifier l'héroïne après avoir percé son mystère (je n'en dis pas plus)...
Pour cela, il faut passer par la seconde partie du film, plus fluide, voire amniotique, où l'héroïne révèle par le biais d'un enregistrement radiophonique (qu'écoute l'un des deux barbus, joué par le compagnon de la réalisatrice) ce qui s'est réellement passé: sa rencontre mystérieuse avec deux femmes elles-mêmes mystérieuses, un couple lesbien, dont l'une, la scientifique, est enceinte, et à qui l'héroïne, qui est botaniste, doit rapporter des fleurs jaunes pour nourrir la créature que les deux femmes élèvent en secret (métaphore, méta-flore, du récit qu'il faut alimenter): un être humain ou animal, en train de devenir femelle, ce qui n'est pas sûr, d'autant qu'on ne le verra jamais. Tout ça est assez délirant, c'est de la SF à la sauce Fregonese (pour rester argentin), selon un dispositif cette fois plus depalmien que lynchien... C'est moins stimulant que dans la première partie, mais c'est poétiquement plus fort, jusqu'à "ouvrir" complètement le film, quand tout le monde disparaît: le couple lesbien et la créature... des extra-terrestres? (il y avait un bâtiment en forme de soucoupe volante à Trenque Lauquen), laissant l'héroïne seule, celle-ci s'engageant alors dans la pampa, "clocharde céleste" au milieu de la nature avec laquelle elle semble faire corps. Les "ronds" du film (le lac, le ventre des femmes, les boucles du récit...) c'était donc ça: la vie sous forme de cycles, le mythe de l'éternel retour, la cosmogonie... fort de quoi, le récit ne pouvait que rester ouvert. Mais le film, lui, est fini... Et c'était magique.
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