Canyon Passage de Jacques Tourneur (1946).
Il y a presque vingt ans, suite à la rétrospective organisée par la Cinémathèque, j'écrivais mon premier texte sur Jacques Tourneur. C'était dans feu La lettre du cinéma. Le voici:
Plaisirs impromptus.
L'a-t-on remarqué? Dans le superbe collector DVD des Editions Montparnasse, regroupant les trois films "fantastiques" de Jacques Tourneur produits par Val Lewton (Cat People, I Walked with a Zombie, The Leopard Man), la photographie qui orne la tranche du coffret n’est pas celle du cinéaste, comme on serait en droit de l’attendre, mais celle de son père, Maurice [ndr: l'erreur a été corrigée lors de la réédition du coffret]. Confusion pour le moins étonnante dans la mesure où non seulement le père ne ressemble pas au fils, mais surtout que les films du second ont depuis longtemps effacé, dans la mémoire cinéphile, ceux du premier. Comme si, au-delà de la simple renommée artistique, l’ombre du père continuait de planer sur l’œuvre du fils. Que vient donc trahir ce "lapsus photographique"? Plus que l’omniprésence du père, c’est peut-être la discrétion du fils qu’il faut voir dans cet effacement de son image, ce que d’aucuns interpréteront aussi comme une manifestation de sa croyance aux fantômes (étant entendu que les fantômes, on le sait, n’impressionnent pas la pellicule). Mais encore: n’est-ce pas l’essence même du cinéma de Jacques Tourneur qui nous est ainsi accidentellement (?) révélée par le biais d’une photo erronée, cette façon inimitable de troubler le spectateur en faisant surgir l’inattendu? Car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jacques Tourneur: faire jaillir l’imprévu, à tout moment et sous toutes ses formes. Qu’en est-il alors de ce fameux secret qui alimente tant les exégèses? S’il existe un mystère Tourneur, il existe aussi un "mythe", celui véhiculé par tout ce qu’on a pu dire justement sur ce mystère. La récente rétrospective, organisée par le Centre Pompidou (décembre 2003 — janvier 2004), en permettant à de nombreux cinéphiles, jeunes et moins jeunes, de découvrir des films qu’ils n’avaient fait jusqu’à présent que rêver, fut sur ce point des plus instructives et, en ce qui me concerne, l’objet d’un étonnement d’autant plus profond que rien ne le laissait présager (le présent texte est né de cet étonnement): beaucoup des films découverts ne répondaient pas à l’image attendue d’un Jacques Tourneur grand prêtre de l’invisible. Ce n’est pas que la vision de ces films ait véritablement modifié mon approche de l’œuvre mais, disons, qu’elle a révélé de façon assez violente l’écart qui peut exister entre ce que l’on sait généralement d’une œuvre, à travers les textes — même les plus brillants (ainsi ceux de Lourcelles, Biette, ou encore Skorecki: cf. infra) — qui lui ont été consacrés, et l’œuvre proprement dite, à l’instant de sa découverte, écart d’autant plus troublant que s’y trouve reproduit au niveau de la connaissance de l’œuvre, ce qu’on éprouve déjà lors de la vision de chacun de ses films, entre ce que l’on s’attend à voir et ce que l’on perçoit réellement.
Des visions enrichies de l’œuvre il ressort alors ceci: l’essentiel chez Tourneur est moins ce que l’on ne voit pas que ce que l’on discerne, malgré tout; moins dans le non vu, cet art de l’invisible auquel on assimile un peu trop facilement son œuvre, que dans le perçu, ces images fulgurantes dont l’apparition, au détour d’un plan, vient littéralement vous assaillir. Si le cinéma de Tourneur a été défini comme un cinéma en creux, c’est en référence, bien sûr, au travail effectué par le cinéaste à l’intérieur du genre, mais c’est aussi parce que son œuvre, en refusant l’univocité des choses, est appelée à se remplir de tout ce qu’elle convoque de l’imaginaire. Or ce pouvoir d’évocation touche autant la part "obscure" de l’œuvre que sa part "lumineuse": ce qui reste en surface, parfaitement visible, parfois si évident qu’on ne s’y arrête même plus. Un exemple? La scène est connue: derrière une porte, une jeune fille, poursuivie par un fauve en pleine nuit, hurle à sa mère de lui ouvrir. En vain. Un filet de sang apparaît sous la porte. De l’attaque nous n’avons rien vu, bien sûr, puisque nous sommes dans un film de Tourneur, en l’occurrence The Leopard Man, le dernier de la trilogie lewtonienne. Pourtant quelque chose nous saisit qui dépasse l’horreur de la situation. Pourquoi la simple vue d’une coulée de sang au bas d’une porte provoque-t-elle en nous un tel malaise? Certes, le plan s’inscrit dans la continuité dramatique de la scène — et à ce titre ne peut que susciter l’effroi — mais il semble aussi, paradoxalement, s’en détacher. Le malaise naît de ce décalage. Au-delà de l’horreur, attendue, autre chose se dégage, inattendu, en rupture avec la violence de la scène: du sang s’écoule, ténu, à l’intérieur d’une maison. L’impression de malaise vient de cette image insolite qui correspond à ce qu’on appelle une aberration, c’est-à-dire à la fois une altération de la réalité (le sang n’a aucune raison de s’écouler de la sorte — il devrait plutôt se répandre en tache d’huile) et un trouble du jugement (a-t-on déjà vu du sang entrer ainsi, comme par effraction, dans une maison?). Autant dire que si la scène provoque une si forte émotion, ce n’est pas parce que l’horreur n’y est pas montrée (ce qui se passe derrière la porte, on ne le devine que trop bien), voire simplement suggérée, mais parce qu’à la place quelque chose a surgi, là, sous nos yeux. Ce qui saigne n’est plus seulement le corps d’une pauvre fille terrorisée par le noir, c’est la nuit elle-même s’infiltrant, sous la forme d’une petite veine noirâtre, dans un carré de lumière; ce n’est plus uniquement la chair meurtrie d’une innocente, c’est le mal lui-même pénétrant, sous la forme d’une simple déchirure, à l’intérieur d’un espace. L’invisible sert aussi (et surtout) à mieux révéler les puissances du visible. Un art du surgissement qui chez Tourneur n’est pas que visuel: voir (et aussi écouter), dans I Walked with a Zombie, la fameuse séquence où l’héroïne et la femme-zombie traversent un champ de cannes à sucre pour rejoindre le houmfort. Il y a ce mouchoir blanc égaré dans la nuit et dont l’apparition soudaine semble inverser les images habituelles de la peur. Ce n’est plus l’obscurité diffuse de la nuit qui nous inquiète mais la simple vision d’une petite tache blanche. Et puis il y a ce bruit insolite, sorte de vibration métallique, qui vient se surajouter brusquement, tel un glissando, au fond sonore que composent déjà le bruit du vent, le crissement des tiges sous les pas des personnages et, à mesure que l’on se rapproche du lieu de la cérémonie, le chant vaudou rythmé par les tambours. Le bruit est impossible à identifier (il est hors-champ) et ce n’est qu’au plan suivant (mais pas un de plus car le suspense ne dure jamais longtemps chez Tourneur) que sa source nous est révélée sous la forme d’une petite calebasse trouée, suspendue à une branche, et résonnant sous l’effet du vent. Là encore, ce n’est pas le silence de la nuit, ni la stridence d’un cri, qui nous alarme mais simplement le trémolo d’un petit objet.
Ces deux exemples appartiennent aux premiers films fantastiques de Tourneur, ceux qui lui ont assuré — avec son film noir Out of the Past — sa réputation de maître des ombres. Ils jouent un rôle "euphémisant" qui est propre au genre fantastique et font naître, par cette neutralisation des contraires, un sentiment de douce violence. Pour autant, ils ne sauraient résumer l’ensemble de l’œuvre. Chez Tourneur, les émotions sont d’autant plus variées que les formes ne sont jamais les mêmes. Certes, l’impression d’étrangeté (le mouvement d’un train, dans Berlin Express, révélant que l’image du coupable perçue à travers la vitre n’était en fait que son reflet; le battement d’une portière de voiture sur le site de Stonehenge, dans Night of the Demon, la main surgissant sur la rampe d'escalier dans le même film, créant une atmosphère menaçante...) représente, avec la réaction de fascination (une robe jaune — en fait un déshabillé — éclairant la jungle où s’aventurent les "révoltés de la Claire-Louise" / Appointment in Honduras), l’affect dominant chez Tourneur, mais à bien y regarder c’est toute la gamme de l’émotif qui se trouve déclinée dans son œuvre, et ce jusqu’aux sensations les plus violentes (ainsi l’effet de sidération produit dans Wichita par la mort de l’enfant, atteint en plein cœur par une balle perdue). A cet égard, je ne peux résister au plaisir de citer deux autres types d’émotion tant l’envie est grande de décrire les scènes qui les génèrent (au point que l’on peut se demander si la meilleure façon de parler de Tourneur ne passe pas par l’énumération — jeu éminemment cinéphile — de toutes ces scènes, plus géniales les unes que les autres, qui jalonnent ses films): 1) l’ahurissement, différent de la fascination par le côté "scandaleux" qu’il sous-entend, comme dans le générique d’Experiment Perilous, une terre sauvage tapissée de fleurs (des marguerites? écho au personnage incarné par Hedy Lamarr), s’animant sous l’action du vent, puis s’assombrissant sous l’effet des nuages et de l'orage, avant de disparaître, comme irradié par l’éclair, pour laisser place à ce plan hallucinant, qui ouvre véritablement le film, d’un train longeant la nuit le flanc d’une colline sur des rails gorgés d’eau (anticipation du finale, où l’on découvrira, dans une maison en feu, des aquariums géants exploser et se répandre au milieu des flammes). L’emboîtement des deux plans est ici d’autant plus ahurissant qu’il survient à l’entrée du film, surgissant non plus de l’invisible mais littéralement du néant; 2) l’enjouement — car la bonne humeur n’est pas étrangère, loin de là, au cinéma de Tourneur —, quand l’élément "irruptif" ne fait qu’ajouter une petite touche badine à la scène qui le contient. Ainsi dans Circle of Danger, lorsque le couple se promène sur la lande et se retrouve au bord d’un lac baigné de silence. Le blanc sonore qui accompagne momentanément la scène suggère évidemment la naissance de l’amour. Mais l’éternuement de la fille, allergique au brin de bruyère que l’homme arbore à sa boutonnière, ne vient-il pas, en rompant brutalement cette pause romantique, évoquer de manière autrement plus inventive l’émoi amoureux du personnage?
Chez Tourneur, certaines ellipses apparaissent si incongrues — on parlerait volontiers d’éclipses — qu’il est impossible de savoir s’il s’agit d’authentiques "ruptures", visant à briser le rythme du film, ou de la simple volonté, un peu maladroite, de supprimer tout ce qui ralentit l’action. Je ne pense pas ici à cette façon, tout aussi caractéristique chez lui, de camper l’action en deux ou trois plans mais à ce que l’on pourrait appeler des "accrocs" dans la mise en scène, lorsque la fin d’une scène semble brutalement manquer (conséquence d’une coupe abrupte) ou que le raccord entre deux plans devient soudainement perceptible (comme si un plan intermédiaire avait disparu dans la collure), autant de micro-événements, trop discrets pour rompre la continuité du récit mais suffisamment marqués pour créer un vrai sentiment d’incertitude. Ce sentiment, on le retrouve partout chez Tourneur, comme à l’état naturel, jusque dans sa manière de conduire le récit. Non pas dans les incohérences du scénario, comme celles qui émaillent Out of the Past — ce qui faisait dire à Robert Mitchum que des pages du script avaient dû s’égarer lorsqu’on l’avait passé à la photocopieuse — car c’est le propre des films noirs que de cultiver de telles incohérences (et sur ce plan, Out of the Past n’est pas plus incohérent que The Big Sleep), mais dans ce relâchement narratif qui fait le charme des films de Tourneur, même les moins personnels; dans cette nébulosité, un peu cotonneuse, du point de vue qui empêche souvent de s’identifier totalement au personnage. Ainsi qui parle dans I Walked with a Zombie? D’où vient cette fameuse voix off? Si, au début, c’est bien l’infirmière qui nous raconte l’histoire, la narration semble, par la suite, glisser de la première à la troisième personne, passant insensiblement du "je" romanesque — l’infirmière — au "il" documentaire — le chanteur de calypso ou le zombi noir — pour finalement se perdre dans une sorte de "on" métaphysique où plus personne ne sait vraiment qui parle. Une incertitude, quant à l’instance narratrice, qui finit par bouleverser le temps du récit, comme si la narration était initialement conduite au passé (temps de l’évocation) par l’héroïne, puis au présent (temps de la relation) par un personnage extérieur à l’action, enfin projetée dans un temps "non historique" (temps de l’invocation) où le locuteur semble dialoguer avec les dieux (dans le plan final, la haute stature du zombi noir, se profilant au-dessus des vagues, dégage une telle profondeur d’âme que le film rejoint en intensité des œuvres aussi puissantes que Tabou de Murnau ou le Fleuve de Renoir, œuvres marquées elles aussi par le choc des cultures et l’humanisme de leurs auteurs).
On dit généralement que l’artiste est le moins bien placé pour parler de son œuvre. Soit il s’en éloigne par de savantes digressions, parfois éblouissantes, soit il la banalise par un discours de circonstance, agrémenté d’anecdotes plus ou moins savoureuses. Ce que dit Tourneur de ses films relève manifestement de la seconde catégorie. Reste que l’ingénuité de ses propos n’est pas sans faire écho à l’espèce de candeur que dégagent ses films. Il existe une incontestable innocence dans le regard de Tourneur, celle de la voyure enfantine — à ne pas confondre avec le point de vue du petit garçon dans Stars in My Crown —, où se mêlent à proportions variables (tout dépend du genre abordé) la peur du noir, l’expérience angoissante de la disparition (et surtout de l'apparition), la croyance en toutes choses et le don d’émerveillement. Peur, angoisse, croyance, émerveillement: des mots qui résonnent chez Tourneur comme un code d’accès, permettant d’entrer dans son œuvre et d’en saisir les infinies subtilités. De sorte que la modernité n’apparaît jamais frontalement. C’est toujours de biais qu’elle vient nous interpeller par la seule grâce de la chose artiste, quand le spectateur ressent subitement, à travers la fulgurance d’un plan, toute la force émotionnelle du geste créateur, soit: la rencontre de l’artiste et de ses formes. Si Jacques Tourneur partage avec la modernité ce même goût de l’événement, il le partage presque malgré lui et c’est cette "inconscience" qui, d’un autre côté, le préserve de tout maniérisme. Ce qui frappe ainsi dans ses films, c’est qu’on n’y perçoit jamais le procédé: tout semble guidé par l’émotion des premières impressions. Comme si le film n’était qu’une suite de "premières fois". Peu importe alors qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit film, qu’il ait bénéficié de moyens conséquents ou qu’il n’ait, au contraire, disposé d’aucun: la chose artiste reste la même. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de films majeurs ou mineurs chez Tourneur — qui se disait lui-même "un cinéaste moyen" — mais simplement des films, des films dont la simplicité représente, à l’égard de la modernité, une véritable "leçon de choses"... (La lettre du cinéma n°28, automne 2004)
Bonus: La nuit du démon.
A venir: Les ciels de Tourneur (sur les westerns en couleur de Jacques Tourneur).
Sinon un texte de Louis Skorecki:
Tourneur n’existe pas.
Au moment de sa splendeur (c’est-à-dire, pour lui, quand il tournait à Hollywood et, pour nous, quand nous le découvrions, éblouis, au début des années soixante, dans des cinémas de quartier pourris, et sous forme de V.F. au moins aussi pourries), il était déjà ailleurs. Ailleurs: inconscient de sa propre importance, étourdi de cinéma mais trop éperdu d’admiration pour un modèle par essence hors d’atteinte (son père, Maurice, cinéaste prestigieux que Jacques, toute sa vie, sera persuadé de ne jamais pouvoir égaler) et surtout éloigné de ses collègues, les artisans de série B les plus doués (Ulmer, Dwan, Heisler, Ludwig), par une sorte d’orgueil de dernière minute qui lui a toujours permis, quand même, de savoir qu’au bout du compte le génie, c’était lui.
(...) Jacques Tourneur: "J’ai remarqué que, dans la plupart des films, les acteurs ont tendance à crier. Le même dialogue, dit moitié plus bas, est mieux retenu, il a plus d’intensité. En dehors de cela, le son lui-même est très important, et je n’aime pas mélanger les sons. Je suis toujours de très près la synchronisation et le montage sonore de mes films. Je prends parfois de grandes libertés. Si quelqu’un est en train de parler, qu’il se lève et qu’il commence à marcher, je coupe tout le son et on n’entend pas le bruit des pas. Si un malfaiteur entre dans une maison et doit monter un escalier, je sais qu’après mon départ, les techniciens vont conserver tous les sons, l’escalier, la porte, les pas. C’est pourquoi je fais mon propre doublage de son sur le plateau. Aussitôt que l’acteur a fini de parler ou d’ouvrir la porte, je coupe le son et il y a un silence complet pendant qu’il monte et qu’il traverse la pièce. Ainsi je sais pertinemment que lorsque le film sera terminé et que je ne serai plus là, les techniciens ne feront pas de bêtises au doublage. Il m’arrive souvent de faire la chose suivante: je laisse un acteur jouer d’abord la scène comme il l’entend. Puis je lui dis: C’est très bien. Refaites exactement la même chose, mais parlez deux fois moins fort. On me reproche souvent que, de cette façon-là, mes scènes deviennent un peu ternes, un peu grises. C’est peut-être juste, mais je trouve que cela leur ajoute quand même un élément de vérité".
Tout est dit. Quel autre cinéaste hollywoodien (à part peut-être John Ford, qui se méfiait tellement des monteurs qu’il évitait de tourner un mètre de pellicule de trop, qui aurait pu servir à bricoler une autre version derrière son dos), quel autre cinéaste a, ainsi, mis au point un système hollywoodien bis — tout en le préservant par avance des altérations que le Hollywood n°un déciderait à coup sûr de lui faire subir? Aucun. Il n’y a personne d’autre.
Le plus miraculeux, c’est que l’œuvre de Jacques Tourneur est restée jusqu’à aujourd’hui exactement conforme à ce qu’il en dit. Revoyez Appointment in Honduras (si vous pouvez dénicher une copie): vous entendrez effectivement des acteurs, Ann Sheridan en particulier, qui ne hurlent pas. Chose rare: des personnages vous murmurent leur texte. Et bien sûr, toute la mise en scène suit: une manière unique (et inimitable) de filmer les acteurs comme de doux fantômes, des ombres familières. Cette tendresse pour des acteurs-revenants, alliée à une préciosité insensée du travail sur les couleurs (la robe jaune d’Ann Sheridan qui déteint littéralement, effaçant tout autour d’elle), c’est encore aujourd’hui ce qui fait le génie incroyablement timide du cinéma de Tourneur.
Un cinéma dont il faut quand même avouer qu’il nous est de plus en plus inutile, à nous qui espérons bêtement des films qu’ils ne vont pas continuer à s’enfoncer dans ce néo-classicisme mou, ultime sursaut de ciné-téléastes désespérés d’avoir perdu la recette (studios + fric + ingénuité d’artistes-artisans + inventivité d’un art industriel en plein boom) du vrai vieux cinéma classique. Un cinéma dont Jacques Tourneur représente la phase perverse la plus aboutie.
Alors, une seule question: que faire de ces films trop parfaits, de ces essences de chefs-d’œuvre, quand par hasard nous les rencontrons? Cette question s’est trouvée posée l’autre dimanche (exactement le 27 octobre 1985) quand Brion a programmé au Cinéma de Minuit, sur FR3, un des films les plus rares de Tourneur, Canyon Passage (1946). (...) ce Tourneur s’est avéré une merveille. Mais pour le voir vraiment, pour apprécier son intelligence si classique, quel effort il fallait faire! Oublier activement les films dont le cinéma et la télé nous gavent à longueur d’année, désapprendre les frous-frous d’images et de sons qu’on nous balance à coups de zooms furieux, changer de rythme de vision. Il fallait se laver les yeux.
A cette seule condition (qu’il est plus facile d’énoncer que de "remplir"), on pouvait entrer droit dans le Passage: de l’ouverture mizoguchienne (la pluie ruisselle sur un toit au premier plan, un cavalier se rapproche, la caméra redescend se mettre à sa hauteur) à une succession de vignettes paresseuses défilant au rythme le plus speed qui soit — celui de l’ellipse. Bagarres d’ombres sur un mur, un voleur aperçu fuyant à travers une vitre brisée, des paysages de rêve traversés à la vitesse du technicolor: tout Wenders qui défile en 30 secondes!
Et encore: lourdeur des corps, sentiments en suspension. Comme cette incroyable provocation de Brian Donlevy à Dana Andrews: "Pourrais-tu faire mieux ?", dès qu’il a fini d’embrasser sa Susan Hayward de fiancée. Et Dana de s’exécuter: il embrasse goulûment la fille-Susan à pleine bouche, Brian reste immobile, tassé de tout son corps trapu. La fille s’éclipse en un instant. On est déjà passé à autre chose.
Et encore: une maison qui se construit collectivement, convivialement — le sentiment du bonheur qui passe (peut-être pour la première fois) sur un écran. Des indiens à moitié nus qui apparaissent tout à coup — comme si on n’avait jamais vu d’indiens au cinéma.
Et ainsi de suite. Quel autre cinéaste saurait, le temps d’un seul film, inventer une scène aveugle dans laquelle un homme (Ward Bond) cogne de toute sa haine sur un poteau; une autre où une idée naît littéralement sur un visage (Brian Donlevy décide de devenir assassin); une autre qui attrape le regard terrifié de deux enfants (à la vitesse de la balle meurtrière — d’enfant elle aussi — de Wichita)? Personne. Il n’y a personne.
Tourneur n’existe pas, il est le seul. Pas le dernier cinéaste: le seul. Canyon Passage: à la fois une saga américaine, un western documentaire, une histoire de bonheur perdu, une épopée domestique, la fresque de mille désirs qui se croisent et le plus beau mélodrame homosexuel jamais mis en scène.
Personne ne l’a filmé avant, personne ne le filmera après. C’est comme ça. Lumière invente les images. Tourneur se charge de les détruire. Cinéma, anti-cinéma, et puis basta. Bonjour madame télévision.
J.T.: "Quelqu’un a dit l’autre jour quelque chose d’amusant: Une fleur qui se cueille toute seule commet un suicide". (Caméra/stylo n°6, mai 1986)
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