jeudi 18 mai 2023

Le banquet


La Grande Bouffe de Marco Ferreri (1973).

50 ans après, que reste-t-il — quels restes? — de la Grande Bouffe, le film de Ferreri en son temps, honni, vomi, conchié, mais aussi célébré? Que dire qui n'ait été déjà dit, redit, contredit, sur ce qui restera le plus grand succès commercial (et à vrai dire le seul) du cinéaste, bien que loin de valoir ses plus belles œuvres que sont par exemple Break-up (L'uomo dei cinque palloni), Dillinger est mort, la Dernière Femme ou encore le trop méconnu Maison du sourire? On ne reviendra pas sur la genèse du film, comme sur son accueil cannois, "hernaniesque", c'était en 1973, une époque révolue, sur tout ça je renvoie au texte de Faustine Saint-Geniès dans Sofilm: Mange, t'es mort! De même, on laissera de côté les interprétations, pour le moins attendues, qui ont accompagné le film à sa sortie: sur la société de consommation, le capitalisme, la bourgeoisie (ce que Ferreri avait résumé avec l'ironie mordante qu'on lui connaît: "la Grande Bouffe est un film bourgeois réalisé par un cinéaste bourgeois pour un public bourgeois")... Et de s'intéresser à ce que le film montre, à défaut de vouloir démontrer, et surtout expérimente.

Parce que la Grande Bouffe c'est d'abord ça: une expérience... de ce type d'expérience qu'on effectue en laboratoire, in vitro (ici une villa isolée en plein Paris), et qu'on pousse le plus loin possible, jusqu'à son extrême limite, pour atteindre non pas au savoir, la démarche n'est pas scientifique, encore moins à une sorte d'au-delà du savoir, la démarche n'est pas mystique, nulle transcendance chez Ferreri, pas tout à fait bataillienne non plus, la pensée de Ferreri n'est pas aussi radicale, mais qui touche malgré tout à la connaissance, à quelque chose d'intermédiaire entre pulsion et savoir, un ça-voir pourrait-on dire, à travers ce qui demeure l'unique préoccupation de Ferreri: l'homme... et pas seulement l'homme occidental, l'homme moderne, mais l'homme en tant que tel, l'uomo, celui qui, peu à peu mais jamais complètement, a substitué à son animalité une forme de domestication, et qui donc — si on le considère à tout âge de l'Histoire, à la fois animal et être domestiqué (cf. L'ape regina, La donna scimmia, Liza...) — se définit en premier lieu par ce qu'il a d'organique: une machine qui pour vivre doit manger et, parce qu'elle est humaine, a appris (depuis l'Antiquité, rien de bourgeois là-dedans) qu'on peut, à certains moments, vivre aussi de "bonnes choses", à commencer par celles que l'on mange, sachant au demeurant (et ça aussi depuis toujours) qu'éviter la faim n'empêche pas la fin, que l'horizon de tout cela n'en reste pas moins la mort, et qu'à ce titre "avaler" plus qu'on ne le peut c'est — au-delà d'un plaisir qui ne relève pas de ce qu'on appelle communément les "plaisirs de la table" (expliquant d'ailleurs qu'on ne boit quasiment pas dans le film) — chercher... peut-être à combler une absence (maternelle), un manque (sexuel), un vide (existentiel), en tout cas à "satisfaire" l'angoisse par le trop-plein, justifiant, puisque le bénéfice n'a forcément qu'un temps, de répéter sans fin ni faim le geste: avaler, encore et toujours, et pour que ça passe: vomir, péter, chier... Et voir ainsi jusqu'où on peut aller, jusqu'où on peut s'empiffrer, se goinfrer, avant que ça éclate, comme les ballons de Mastroianni dans Break-up que la Grande Bouffe prolonge en quelque sorte (quatre ballons que l'homme fait éclater plus un cinquième qui garde son mystère, comme ici les quatre hommes et la femme).

C'est le cinéma "physiologiste" revendiqué par Ferreri lui-même, qui le rattache à un auteur comme Rabelais [Ferreri a réalisé en 1995 Faictz ce que vouldras, un téléfilm sur Rabelais que je n'ai jamais vu], pas tant pour l'image populaire, "pantagruélique", qui lui est associée — le simple fait que dans le film on ne boive pas de vin (alors qu'on "boit-l'eau") invalide une telle correspondance —, ni même la dimension grotesque, "carnavalesque" selon Bakhtine, que revêtirait l'œuvre de Rabelais, marquée par l'ambivalence du geste, qui à la fois dégrade et glorifie (ainsi du compissage, absent du film puisque là encore on n'y boit pas, façon peut-être d'écarter toute dimension homosexuelle dans l'amitié qui lie les personnages de la Grande Bouffe), que pour ces seules fonctions biologiques, matiéristes, que sont l'ingestion, la digestion, la déjection, faisant du corps l'expression même du vivant, également de la liberté, si l'on considère le choix fait par les quatre personnages de le remplir, ce corps, ad nauseam (et non ad libitum qui suppose une limite). Du Rabelais au rabais pour le coup (la sagesse y manque outre le vin), mais du Rabelais quand même, via son côté polyglotte (on y parle français avec un peu d'italien, de latin voire du franglais par moments), via encore son côté platonicien, nous faisant passer d'un banquet à l'autre [Ferreri a aussi réalisé en 1989 une adaptation du Banquet de Platon que je n'ai pas vue non plus], au sens où il y a du Platon chez Rabelais, à travers notamment Gargantua (cf. le Prologue), si on déplace l'idée de bouffe à celle de baise, incarnée ici (même si elle est contrariée à la fin) par le personnage du pilote de ligne (Marcello), grand baiseur devant l'Eternel, alors que chez les autres le désir se trouve, ou sublimé (dans l'art cul-inaire avec Ugo le chef cuisinier), ou refoulé (l'homosexualité de Michel, le producteur télé, avec son châle, ses gants en plastique orange et son beau pull rose), ou carrément bloqué (au stade oral avec le juge Philippe, gros bébé s'il en est).

Quatre "mâles" qui forment un carré, mais fonctionnent deux par deux: deux Italiens (et leur male gaze, centré sur le fessier bien en chair de la pulpeuse Andréa, un vrai Rubens — cerise sur le gâteau, elle est rousse), deux Français (au regard plus "amoureux", qu'il soit douloureusement secret chez Michel ou gentiment souriant chez Philippe); mais encore: deux modes de jouissance ("orale" chez Ugo, une fine gueule comme on dit, et Philippe, on l'a vu, depuis longtemps initié à la "gâterie" par sa nounou; "anale" chez Michel, pétomane distingué, et Marcello, à la sexualité agressive, qui en plus fait exploser les chiottes)... jouissance qui n'a plus rien de jouissive quand les quatre lui substituent celle, mortifère, du gavage "consenti" (à la différence des oies qui traînent dans le jardin)... peut-être la manifestation ultime, stoïcienne, du libre arbitre, mais sans qu'on sache exactement de quoi il retourne, eux-mêmes ne le sachant probablement pas, pris qu'ils sont dans les rets d'un plaisir masochiste de moins en moins partagé, qui les voit disparaître les uns après les autres, chacun en représentation, sur sa propre scène: Marcello, pétrifié dans sa Bugatti bleue, Michel baignant dans sa merde sur la terrasse, Ugo, allongé sur la table de cuisine, foudroyé par la violence de son orgasme, Philippe, incliné sur son banc, sous le "tilleul de Boileau", comme s'il avait été empoisonné par le dessert trop sucré d'Andréa (deux énormes îles flottantes en forme de seins)... Andréa dont le rôle restera énigmatique, si ce n'est que c'est elle qui survit à tout ça (préfigurant Le futur est femme et plus généralement la suite de l'œuvre ferrerienne, au grand dam d'Azcona), qui surtout semble avoir présidé au destin funeste de nos quatre amis; elle, la femme, à la fois maman et putain, désormais seule avec les chiens, et la viande qu'on continue de livrer, image peut-être d'une œuvre marquée au sceau du "cynisme" (au sens philosophique du mot), pour ce qu'elle a de scandaleuse... en tout cas, si on se place du côté des formes, un drôle de paysage, qui aura vu des corps, à force de se remplir, finir par exploser, ou imploser, disparaissant ainsi du paysage au profit du corps merveilleusement rond, plein et entier auquel ils voulaient peut-être ressembler (1), sans en "mesurer" l'impossibilité (nous rappelant une fable bien connue), assujettis qu'il auraient été par Andréa, l'incarnation même de la femme.

Une expérience, disions-nous au début, poussée à l'extrême. Quant à sa finalité, mystère. J'imagine alors les chiens, présents tout au long du film, connaître, eux, la réponse et — c'est le dernier plan — nous la donner à travers leur aboiement, tel un "colloque de chiens", nous racontant ainsi la triste, peu héroïque mais véridique, histoire de la Grande Bouffe...

(1) On notera non sans humour que Marco Ferreri, alors qu'il demandait à Andréa Ferreol de grossir toujours plus pour coller au personnage, suivait, lui, parallèlement une cure d'amaigrissement. Le PVC (principe des vases communicants) a toujours sa place dans la mécanique d'une œuvre. 

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