mardi 9 février 2021

Jeanne D.


Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1975).

Le texte — plus précisément la partie du texte exclusivement consacrée à Jeanne Dielman — de Manny Farber et Patricia Patterson ("Kitchen without Kitsch"), publié dans Film Comment, novembre-décembre 1977, et repris dans: Manny Farber, Espace négatif, 2004 (trad. Brice Matthieussent). La beauté de ce texte tient non seulement à sa puissance descriptive, typique de Farber, à travers notamment le choix des qualificatifs, toujours très suggestifs et en même temps inattendus, mais également, ici, à sa structure qui épouse parfaitement celle du film, par le côté répétitif, presque litanique, de certains passages:

Le paysage cinématographique des années soixante-dix témoigne de la pratique de deux grands types de structures: l'espace dispersé et l'espace confiné, sans profondeur.
(...) Jeanne Dielman — où le spectateur devient étrangement un voyeur à la froide curiosité, un juriste confronté à un dossier — est souvent un exemple époustouflant, rigoureux et lumineux de cadrage confiné peu profond.
Le titre sec et pugnace (Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles) fournit d'emblée un indice sur la politique et l'état d'esprit du film. Il suggère que Chantal Akerman, une jeune Belge habile qui fait le pont, entre le cinéma commercial et le cinéma structurel (chaque séquence, chaque plan, sont représentatifs de la forme globale du film), a une passion pour les faits et qu'elle ne va pas faire de l'héroïne — un général dans sa cuisine (Delphine Seyrig) — plus ou moins ce qu'elle est; elle entretient aussi une passion très contemporaine pour la froide présentation des objets, des espaces, des noms propres, de la géographie; et elle s'intéresse à la définition d'une femme puritaine et routinière dans son propre espace, décrivant son existence, ses déplacements de l'évier à la table, ses séjours quotidiens dans une chambre à un seul lit, fruste et surannée. On constate un immense respect pour les surfaces; respect dû en grande partie à Babette Mangolte, dont l'image froide et directe, impeccablement cadrée, s'accorde idéalement à la dureté glacée d'un mur carrelé, à la lumière plate d'une suspension, à la blancheur pénible d'un drap de lit en lin, à la lumière changeante d'une fenêtre à battants. Tout ce film est un produit de la sensibilité des années soixante-dix: l'intégrité des choses telles qu'elles sont déjà là, la présentation d'un texte comme un objet concret, l'aveu immédiat des moyens de production.
Ce film de nature morte — un tableau de genre par un Chardin des années soixante-dix (pour citer Babette Mangolte: "Une histoire des années quarante filmée par une caméra des années soixante-dix") — est vivifié par un tourbillon de bruits plus forts qu'au naturel sur la bande-son. Quelle idée splendide que de traiter les bruits de la cuisine comme une musique: les chocs des couvercles de casseroles, des louches, le sifflement d'une bouilloire, l'eau qui coule, éclabousse, l'éponge contre la casserole, l'éponge contre l'assiette, l'assiette contre la table. Et à l'image, une Jeanne soucieuse du moindre sou allume et éteint sans cesse la lumière, elle s'occupe des petites manœuvres du ménage, elle ouvre et ferme des tiroirs, elle range à leur place les brosses à récurer, elle accroche les torchons là où ils doivent être, elle remet les couvercles sur les casseroles. C'est un film dans lequel ni l'héroïne ni la réalisatrice ne prennent le moindre raccourci, sauf pour les dialogues. La seule phrase prononcée dans la cuisine: "Tu t'es lavé les mains?"
C'est une logicienne qui transforme un matériau solide en brillantes et impeccables équations: une solitaire industrieuse menant une existence statique est identifiée à un espace rempli de bruits divers; une existence routinière et réglée, bien huilée, bascule au milieu du film dans la même existence faite de routines, mais qui se dérèglent légèrement. La parfaite symétrie des constructions d'Akerman opère aussi dans l'intrigue, où la vie de Mme Tout-le-monde est engluée dans une idée flamboyante de diversion perverse.
Une veuve de quarante ans, mère d'un fils austère (obéissant mais gâté, semblable à un de Gaulle de quinze ans), s'occupe de son impeccable maisonnée matriarcale grâce aux quelques billets qu'elle gagne en faisant une passe par jour. On peut penser que le caractère sulfureux de l'intrigue semblable à un roman de Simenon — Jeanne est une prostituée qui fait ses petites affaires une fois chaque après-midi dans sa chambre parfaitement rangée, avant de poignarder à mort l'un de ses clients avec une paire de ciseaux sur une mystérieuse impulsion postcoïtale — vient du désir pragmatique d'avoir davantage de public, désir d'une réalisatrice dont le cœur appartient au cinéma structurel, mais qui ne veut pas être confinée aux cinémathèques confidentielles ou aux projections universitaires comme les Gehr, Frampton ou Sharits. Mais il est tout aussi probable que ce matériau sexe/gore constitue l'expression extrême du féminisme radical de la réalisatrice. L'analyse du côté sulfureux de Jeanne Dielman se complique encore de l'existence d'un meurtre hors champ où un quasi-cadavre arrive en titubant dans le cadre de Wavelength, film situé tout en haut de la liste des références de tout structuraliste qui se respecte.

Jeanne Dielman est le film classique sur une femme obstinée, une mère consciencieuse contrainte à pénétrer "dans la vie" et à pêcher pour son fils et le fric (avant la performance de Seyrig: Ruth Chatterton, Dietrich, Bankhead, Constance Bennett, Garbo), revu et corrigé par trois femmes sophistiquées des années soixante-dix. Cette entreprise triangulaire: une performance épurée (Delphine Seyrig) soutenant une note continue et étouffée; une image colorée fascinante (Babette Mangolte) qui utilise le très problématique grand-angle pour suggérer l'intégralité de Seyrig dans chaque plan, depuis ses chastes chaussures jusqu'à la lumière plate d'une unique suspension; et, mimant en quelque sorte le contrôle obsessionnel de l'héroïne sur chaque détail traditionnel, un exploit de mémoire et de mise en place (Chantal Akerman) qui organise cette tragédie, seconde après seconde, pour lui accorder une frontalité audacieuse et électrique, tout près de l'effet obtenu par Michael Snow dans la Région centrale.
L'image qu'on peut avoir de Delphine Seyrig est forcément liée à sa sinuosité de haute couture, à son corps et à sa voix gracieusement ondoyante. Mais la Seyrig de l'Année dernière à Marienbad et d'India Song ne ressemble en rien à la puritaine rigide jusqu'au bout des ongles qu'est Jeanne Dielman: toute séduction est ici hors de propos. L'intention majeure de ce film en forme de fugue est de divulguer les molécules d'une existence sans en sauter un seul moment, les conditions répétitives de la vie: manger, dormir, nettoyer. Tant Seyrig qu'Akerman rivent cette femme tenace à ses rituels consistant à faire et à refaire sans cesse; ses parcours dans l'ascenseur, ses vaisselles, ses levers dans l'air froid précédant l'aube sont magnifiquement joués par une actrice qui n'entrave jamais la mise en scène répétitive, routinière, du film.
C'est un film décidé qui sait exactement ce qu'il veut. Ses trois créatrices sont apparemment en parfait accord sur ce qu'elles désirent énoncer du train-train monotone et traditionnel d'une existence vouée à des allers et retours, à des montées et des descentes qui constituent la matière phénoménologique du film — ce que d'autres films laissent de côté. Les scènes dans le couloir — qui acquièrent une force d'emballement et une maladresse anguleuse quand la femme monopiste jouée par Seyrig effectue les mêmes tâches, courses, entrées et sorties — manifestent tout l'empire de sa mentalité compulsive. Avec l'enregistrement sculptural des surfaces du couloir et le regard immuable de la caméra factuelle, la force de ce métronome humain qu'est Seyrig frappe le spectateur et le convainc de la monotonie poignante d'une telle existence. Quand ce film est bon, il rend le spectateur conscient non seulement du caractère répétitif mais aussi de la durée d'un acte banal. Ce qui est merveilleux, c'est qu'on nous fait ressentir le temps mis par l'eau pour traverser la cafetière, le temps pris par une toilette à l'éponge, le nombre de cuillerées nécessaires pour manger la soupe, le nombre de pas nécessaires pour passer du fourneau de la cuisine à la table de la salle à manger, le nombre d'étages que l'ascenseur traverse pour emmener Jeanne de son appartement jusqu'au bas de l'immeuble.
Le matin, Seyrig-Dielman se réveille grâce à la sonnerie d'un réveil. Elle est enfouie dans la volumineuse couette blanche en lin qui ressemble à une énorme vague déferlant dans la moitié inférieure de l'écran. A côté de cette masse arctique blanche se dresse une sombre et haute garde-robe et au pied du lit une fenêtre s'ouvre sur la chambre. D'un geste, Jeanne repousse la couette, se lève et s'arrête devant la fenêtre ouverte, regardant dehors tout en enfilant sa robe de chambre bleu pâle. Elle reste là, absente, encore groggy, boutonnant son vêtement. Un espace dur, minimal, l'air de l'aube traversant une composition moderne, projette chaque forme vers le spectateur comme si toutes ces surfaces avaient été aplaties et lestées.
Au sein de cette humidité froide et prégnante (c'est l'un des rares moments où le climat est évoqué dans ce film tourné le plus souvent en intérieur), Jeanne se dirige vers la cuisine pour entamer les premiers rituels compliqués du jour — moudre le café, mettre de l'eau dans la bouilloire, cirer les chaussures de son fils Sylvain, préparer le petit-déjeuner sur la table de la cuisine. Cette cuisine évoque une scène peu profonde décorée de carreaux noirs et blancs, de rideaux verts, une scène qui manifeste une absence frappante de profondeur de champ photographique et qui semble étrangère, coupée des voisins, coupée du reste de la ville. Comme dans les toiles tout aussi circonscrites de Vermeer, trivialité et grandeur se mêlent dans une domesticité sans faille où chaque élément apporte une information précise et s'inscrit à l'intérieur d'une couleur qui paraît à la fois lente et pleine.
Ses traits sont ceux d'une ménagère monumentalement efficace, entièrement soumise à la routine, obsédée du détail. (Un exemple remarquable: elle cherche dans tout Bruxelles un bouton pour aller avec ceux d'une veste.) Le portrait de Jeanne Dielman est amené jusqu'à une certaine précision, puis abandonné à l'abstraction, au symbole d'une femme opprimée. Opprimée à maints égards: elle est incapable de s'exprimer autrement que par des formules toutes faites. Elle ne sait pas comment manier le langage de manière personnelle et elle peut seulement dire des choses comme: "Mon fils est un merveilleux garçon. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui." Chaque semaine, elle sert les mêmes repas dans le même ordre.
Jeanne D., enfermée dans son existence comme dans son appartement de trois pièces, remplit à la lettre D près toutes les conditions du film structurel. Son existence se déploie avec une parfaite clarté mathématique, inspirez-expirez, d'abord tout se passe bien, puis, au milieu du film, les mêmes routines se détraquent. Les conditions d'un classique de l'underground minimal — à savoir, que la forme du film soit discernable dans chaque plan; que la stratégie de la caméra unique constitue le fondement de la métaphysique du film et de toutes les situations du film; que les répétitions de la caméra, qui a toujours une présence évidente, créent une spiritualité; et que le champ d'examen soit plus ou moins statique, installé dans la durée et dénué de tout romantisme —, toutes ces conditions n'auraient pu trouver une meilleure narration que celle où une vie vouée à la perfection engendre son parfait contraire, une apocalypse aux conséquences sinistres.
La clef du film est qu'il présente une journée entière comme la norme de l'héroïne à l'esprit pratique, puis il nous en montre une autre qui à mi-chemin de la tragédie échappe peu à peu au contrôle d'une Jeanne de bois brusquement déréglée. Son attention, qui jusque-là se concentrait exclusivement sur le timing (ses rencontres coïtales payantes étaient programmées afin de coïncider avec la cuisson des pommes de terre dans l'eau bouillante pour le dîner de son fils organisé par maman), est distraite par une nouvelle expérience de chambre à coucher avec son second client de la journée. C'est seulement quand il a assisté à un cycle normal de vingt-quatre heures que le spectateur discerne les signes de la détresse de Seyrig. Les pommes de terre brûlent parce qu'elle a lavé la baignoire avant d'éteindre le feu sous la casserole; ses cheveux échappent pour la première fois à leur perfection habituelle semblable à un casque ("Tu as les cheveux tout ébouriffés", telle est la remarque plate, bressonienne, de son fils); elle oublie d'allumer la radio après le dîner et elle ne réussit pas à se concentrer sur une lettre de sa sœur Fernande. "Pas d'inspiration?" demande Sylvain du canapé.
Avec sa vision photographique et l'inscription intégrale des tâches ménagères dans le temps du filmage, la stylisation distinguée de Seyrig éveille toutes sortes de spéculations. Akerman réagirait sans doute par l'ennui à de telles interprétations psychologiques: "D'accord, si vous tenez à y voir une charge contre la famille nucléaire, ne vous gênez pas." Pourtant, ce film affirme ses qualités en suscitant des questions intellectuelles. Ce n'est pas un plus négligeable, la richesse des questions ici soulevées (s'agit-il d'une diatribe contre le travail domestique? ou alors de l'examen marxiste de l'individu isolé dans une société de plus en plus individualiste?) pour continuer à faire gamberger les intellos sincères longtemps après que ses belles images et ses formes sculptées à plat ont disparu de l'écran. (...)

Chantal Akerman/Susan Sontag par Filmscalpel.

Bonus: Saute ma ville de Chantal Akerman (1968).

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