jeudi 18 février 2021

L'arabesque


Des jours et des nuits dans la forêt de Satyajit Ray (1970).

Satyajit Ray, on continue... aujourd'hui avec le très beau texte de Frédéric Sabouraud sur Des jours et des nuits dans la forêt. C'était dans les Cahiers, c'était en 1993, l'année où le film est (enfin) sorti en France (après la mort de Ray).

L'Arabesque.

Arabesque n. f. (it. arabesco). Ligne sinueuse. Ornement répétitif, d'origine végétale. Pose complexe de la danse académique, inspirée de motifs orientaux (in Petit Larousse illustré).

Il émane, dès les premières minutes de la projection de Des jours et des nuits dans la forêt, une impression très forte, troublante pour un film de Ray, d'autant plus que ses images en noir et blanc le date dans la première partie de son œuvre (celui-ci a été tourné en 1969). Plus on suit ces quatre compères en vacances à bord de leur petite auto, plus on les voit et on les entend se chamailler comme des adolescents tardifs et un peu protégés, et plus on sent que ce récit s'inscrit en rupture avec la tradition fondatrice du cinéma indien sur laquelle Ray, à sa façon très personnelle, s'est souvent appuyé à ses débuts pour ensuite s'en éloigner: celle du mélodrame épique. La fluidité du récit de l'installation de ces quatre compères, de leur péripétie avec le gardien qu'ils soudoient pour pouvoir se faire héberger dans une maison forestière, le légèreté de ton avec laquelle le film évoque leurs bouderies et leurs petits conflits de voisinage viennent encore nous troubler un peu plus tant l'amplitude des oppositions semble réduite, tant la gaieté domine dans cette évocation de la rencontre entre rats des villes et rats des champs, avec pour scène ce décor si simple, si beau de la forêt. La sobriété du découpage annonce déjà celle tout aussi épurée des derniers films de Ray. L'objectivisation constante du point de vue, sans renoncer au savant travail d'épinglage des contrastes, oppositions, désirs, lâchetés et autres petites obscénités de comportement que ce genre de rencontre entre deux mondes engendre inévitablement, atteint ici une telle subtilité, refusant tous les sentiers dramatiques convenus, que Ray nous surprend un peu plus encore par son minimalisme. Nous n'aurons pas droit au conflit violent entre deux cultures (rurale et urbaine), pas plus qu'au mélodrame amoureux, et à son déchirement final; nous éviterons l'affrontement (pourtant redouté par le spectateur comme par les personnages, comme un possible terme au récit, aux rencontres, à cette douce contemplation) entre le conservateur de la forêt et les quatre jeunes gens provoquant leur expulsion immédiate... Si Ray parsème avec art son scénario d'amorce de conflits, de tensions potentielles, il s'arrange toujours pour les désamorcer ou les résoudre sans pathos ni amplitude tragique. C'est que là n'est pas son sujet.

Ce qui l'intéresse, dans ce récit qui, plus que tout autre de ses autres films, se rapproche de très près, à travers les quatre jeunes gens, de son propre point de vue d'humain (culturellement, socialement, métaphysiquement, et même jusque dans la façon de bouger, de se vêtir ou de blaguer), c'est d'éviter le drame pour mieux s'attacher au temps. Le temps est, comme l'indique le beau titre Des jours et des nuits dans la forêt, le sujet même du film tant le récit prend soin, tel une musique d'une infinie subtilité, de le dérouler dans ses méandres, ses subtiles alternances, ses infimes renversements. Le couple des jeunes amoureux, Ashim et Aparna, sont sur le point de s'embrasser, après que la femme a accompagné l'homme pour récupérer ses lunettes dans la maison forestière (sans qu'on sache s'il s'agit d'un oubli, d'un stratagème ou d'un acte manqué), quand survient un cri d'enfant qui détourne leur attention. Ils se rendent vers la maison du gardien pour découvrir sa femme fiévreuse, ne pouvant pas même aider son enfant tellement elle souffre. Tandis que le spectateur, à l'instar du jeune homme, se souvient alors de son propre refoulement (comme le personnage masculin, il savait mais avait gommé l'événement, comme le fait remarquer sans insistance la femme), la belle Aparna se détourne, pousse un cri et sourit en voyant deux faons s'enfuir dans le bois.

Ainsi circule le temps dans le film de Ray, comme des enchaînements d'apparence fortuite et d'harmonies légèrement dissonantes, jouant dans une amplitude réduite de l'expérience cinématographique sous sa forme la plus aboutie. Ce temps-là, qui se refuse à tout effet démonstratif, à tout recours au rebondissement, qui s'impose un certain registre, sans chaos apparent, est l'autre rive du Fleuve de Renoir, évoquant le meilleur des films de Rohmer, la chaleur pour les personnages en plus. Le film de Ray, par le choix de personnages au point de vue volontairement excentrique (quatre jeunes gens urbains plus ou moins nantis, plus ou moins oisifs), par le refus du recours au drame, engendre une jubilation très particulière, celle de la contemplation de ces infimes nuances, de ce liant du récit filmique où la succession des plans se fait selon les mêmes lois, les mêmes interdits que celle du récit, où l'image et le geste répondent à la parole comme cette main de la femme en gros plan laissant filer quelques grains de sable tandis qu'elle évoque des réminiscences, des traumatismes du passé: le suicide du frère, l'incendie de forêt... On n'en saura pas plus, car le temps déjà nous mène ailleurs, pour reprendre la célèbre théorie de Renoir, comme un bouchon dans l'eau.

Les personnages comme les souvenirs surgissent de l'ombre au moment où on ne les attend plus. Ici le gardien du gîte forestier et son petit chef viennent nous annoncer la venue imminente du gouverneur et l'expulsion des quatre jeunes gens. Là, l'homme pauvre embauché par les jeunes gens et accusé à tort d'avoir volé leur portefeuille va réapparaître dans la fête foraine et attaquer l'un des quatre amis à l'abri des arbres. Juste avant cette attaque au gourdin dans le bois, lieu de désir, de transgression, d'agression, la servante virée par le gardien quelque temps plus tôt doit faire face aux avances pressantes d'un des quatre jeunes gens... Viol? Prostitution? Là encore, le film ne tranche pas, traitant l'action dans son ambiguïté, son animalité, sa pulsion. Le temps est sans cesse organisé par Ray comme une partie de cache-cache avec le spectateur, comme une façon de travailler plus en profondeur le point de vue des personnages. Ainsi en va-t-il du jeu, lors du déjeuner sur l'herbe, où chacun doit se souvenir des noms d'hommes célèbres que les autres concurrents ont prononcé avant lui. Dans cet effort de remémoration qui joue sur les automatismes des personnages, Ray retravaille, tout en révélant un peu plus les personnalités, une des questions essentielles de son œuvre: la richesse et l'impureté de toute culture, particulièrement dans le monde moderne. Kennedy côtoie Gandhi, Mao Tsé-toung et Karl Marx, tout comme les Beatles sont rangés côte-à-côte avec les disques de musique indienne traditionnelle. Le langage lui-même est porteur de cette acculturation, de ces mixages, de ces collages qui ne sont pas seulement œuvres de mémoire ou de juxtaposition mais aussi porteurs de sens quant aux désirs enfouis. On parle anglais quand on veut épater les filles et cacher son ridicule d'être surpris, presque nu et couvert de savon. On twiste la nuit sur les routes quand on a un bon coup dans le nez et que la mélancolie vous guette. La mémoire se fait jeu, elle a une morale qui n'a rien à voir avec les faux antagonismes passé-présent ou ville-campagne, elle joue sans cesse au yoyo entre les époques, les langues, les espaces. Et parfois même elle flanche, comme celle d'Aparna, envahie d'un trouble qu'elle ne comprend pas.

Ainsi cette mémoire d'apparence ludique vient progressivement charger ce récit insouciant d'une profonde gravité. C'est la mémoire du drame, de l'injustice, de la menace: drame du passé qu'on évoque (les deux femmes à propos du suicide et du feu), drame qu'on refuse de voir mais que la caméra et le micro viennent nous rappeler (la femme du gardien malade), injustice qu'on s'efforce d'oublier (l'homme accusé injustement de vol, les servantes virées), menace du serviteur tapi dans les bois, etc. Cette mémoire est aussi celle des sentiments. Ici encore, pas de pathos, pas de mélo, mais l'émergence contradictoire et fine de désirs au gré des rencontres. Deux jeunes femmes sorties d'une toile impressionniste, belles comme la Callas, croisées au détour d'un chemin tandis qu'on cherchait des œufs pour le petit déjeuner, et le récit s'emballe... Approche, quiproquo, ridicule, rendez-vous manqués, retrouvailles, gaieté... Le film s'en tient volontairement au jeu d'approche des deux femmes, aux prémices. L'une laisse au moment du départ son numéro sur un billet de cinq roupies à l'homme qui la trouble (au point d'en perdre la mémoire, pendant le jeu), mais n'est-ce pas ce billet que justement l'homme va donner au gardien en partant? Et ce paquet en forme de gâteau offert par le gardien de la part du gouverneur juste avant le départ des quatre jeunes gens, à la fin du film, n'est-il pas là aussi pour faire œuvre de mémoire amoureuse? Que trouve-t-on dans la boîte? Des œufs. Et c'est au tour du spectateur d'être mis à l'épreuve. Se souvient-il que c'est en cherchant des œufs, justement, qu'Ashim a fait la connaissance d'Aparna? Ashim se souviendra-t-il même de cette femme, de retour à Calcutta? Le film ne le dit pas qui se termine, comme Pauline à la plage de Rohmer sur une porte qui se ferme, laissant le temps faire son ouvrage, son tri.
Au fur et à mesure que le récit se développe, le temps devient scène de la mémoire, de l'oubli, de la réminiscence, pulsion du désir, mélancolie, mouvement inabouti (comme cette séquence tragique où l'une des deux femmes, Jaya, après s'être parée, doit essuyer l'humiliation de l'échec face à l'homme qu'elle tente de séduire). Il y a tout au long de Des jours et des nuits dans la forêt, une recherche  du spectateur (comme des personnages), porté par ce courant auquel il s'abandonne et qui sans cesse se joue de lui, de sa mémoire, de ses oublis, de ses désirs. En refusant le récit épique et mélodramatique (comme dans la trilogie d'Apu), en renonçant à la fable du moraliste (comme dans Ganashatru), Des jours et des nuits dans la forêt est, plus qu'un film de transition, un film majeur et excentrique dans l'œuvre de Ray. Il se déroule, dans son épure, sa modernité a-dramatique, comme une fine arabesque, aussi translucide que ce noir et blanc plus blanc que noir qui inonde l'écran, liant et déliant le travail du temps qui assujettit le spectateur en le soumettant à son plaisir, à son épreuve. Ce temps-là ne donne pas la clé de son déroulement, conserve son mystère que seule la femme, la belle Aparna, semble partager sous son sourire énigmatique et ses silences qui en disent long. Le temps est, lorsque Ray travaille le récit sous sa forme la plus minimaliste, encore plus porteur d'une opacité que des gestes, des regards, des gros plans de visages suspendus au regard égaré laissent entrevoir sans jamais résoudre ce mystère. Il s'écoule, amenant son flux d'inattendus, son flot de désir, ses conjonctions étranges mais jamais, même une fois les portes du film refermées, ne livre totalement son secret. (Cahiers du cinéma n°466, avril 1993)

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