Let's Get It On, Marvin Gaye, 1973.
Marvin Gaye, homme de contradictions, personnage "déchiré comme seuls les puritains peuvent l'être, entre les aspirations spirituelles et les exigences du corps, (...) qui aura lutté jusqu'à sa mort brutale contre ses démons" (Christian Séguret). De sorte que l'orange était sa couleur, celle qu'il incarnait le mieux, symbole de la richesse, de la luxure, des infidélités et en même temps de la pauvreté, lorsque la tristesse, les remords et, plus généralement, les longues périodes d'abattement vous condamnent au plus terrible des replis, loin du monde, prisonnier des merdes habituelles (alcool, drogue, médocs) pour oublier la douleur, ce qu'en fait seule la musique, en s'y adonnant totalement, permettait vraiment. La musique pour sauver l'homme.
Marvin Gaye, de son vrai nom Gay, auquel il avait ajouté un "e" à la fin, officiellement pour faire comme avait fait Sam Cook, devenu Sam Cooke, son idole, mais aussi pour se différencier du père, le révérend Marvin Gay Sr, un adventiste - vous savez ces protestants rigoristes qui croient au retour du Christ et observent le sabbat -, comme le Dr Kellogg, l'inventeur des corn flakes et du beurre de cacahuètes, sauf que son truc à papa Gay, père au demeurant alcoolique, tyrannique et sadique, ce n'était pas les céréales mais les vêtements féminins qu'il aimait porter, soit donc chez lui un mélange pour le moins détonant de violence et de cross-dressing qui ne pouvait que troubler le jeune Gay, lui même raillé pour son côté efféminé, et laisser des traces, sur le corps bien sûr (les coups de ceinture répétés), mais plus encore sa vie d'adulte.
Le 1er avril 1984, après une énième dispute (concernant la mère?), le père paranoïaque tue le fils paranoïaque d'une balle dans la tête, avec le revolver - un Smith & Wesson calibre 38 - que ce dernier, ironie suprême, lui avait offert à Noël pour mieux se défendre en cas de danger. On a parlé d'une forme de suicide de la part de Gaye, à la manière du suicide by cop, quand l'individu se montre volontairement menaçant face à un représentant des "forces de l'ordre" pour que celui-ci réplique en tirant et le tue. Ce qui assimilerait la mort de Gaye à une forme moderne, dégradée, de l'amok malaisien. Je serais peu enclin à croire une telle version des faits si ne revenait la question de l'orange et du "e" rajouté. Orange comme "orang" avec un "e" à la fin, sachant que "orang" au pays de l'amok, ça veut dire "l'homme" (ainsi de "l'orange" du roman de Burgess adapté par Kubrick, L'Orange mécanique, l'écrivain ayant longtemps vécu en Malaisie). Et alors? Rien d'autre que cela: si Gaye, avec un "e", c'est l'orange, et que l'orange - avec ou sans "e" - c'est l'homme, c'est que Gay, sans "e", était l'homme mais affecté d'un manque, ce nom "équivoque" du père que le nom de Gaye était censé suppléer sans pour autant s'y substituer. D'où ces retours perpétuels (à cause de la mère sans doute), toujours échoués, jusqu'au moment fatal où Gaye, en pleine phase dépressive, est tué/se fait tuer par Gay, une façon de s'en remettre à nouveau et définitivement à la loi du père. Et ainsi effacer le petit "e", et l'homme avec, le nom Gaye restant, lui, pour la postérité.
Bonus: Funky Nation: The Detroit Instrumentals, l'album "oublié" de Marvin Gaye, enregistré durant l'été 1971, peu de temps après la sortie de What's Going On, un besoin pour surmonter les épreuves (dont la mort de Tammi Terrell). En fait, un ensemble d'instrumentaux, composés par Marvin Gaye (ici producteur qui n'intervient que très peu en tant que chanteur sur les sessions, surtout au début pour présenter les musiciens, les cats du band), Hamilton Bohannon (le futur pionnier du disco, célèbre aussi en tant que batteur), Michael Henderson (le bassiste de jazz qui accompagnait Miles Davis), Melvin "Wah Wah Watson" Ragin (le maître de la pédale wah wah, d'où son surnom) et Ray Parker Jr. (tout jeune guitariste de 17 ans à l'époque). 14 morceaux que Motown a réunis sous la forme d'un disque, mais qui ne sont pas des inédits puisqu'on les trouvait déjà sur l'édition SuperDeluxe de What's Going On, sortie en 2011 pour le 40e anniversaire de l'album.
Quant à What's Going On, dont on fête les 50 ans cette année (j'y reviendrai à propos de mes albums préférés de 1971), je n'ai pas trouvé de version complète satisfaisante sur le web. Le meilleur compromis est encore d'associer aux vingt minutes de la face A (là, une réédition japonaise de 1977) les titres remastérisés de la face B: là, là et là.
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