lundi 15 février 2021

Ms .45


L'Ange de la vengeance (Ms .45) d'Abel Ferrara, 1981.

Abel et la belle.

Revu L'Ange de la vengeance dans la version remastérisée (éditée par ESC qui reprend celle de Drafthouse - cf. , le trailer officiel, et , un faux trailer, mais très réussi). J'avais le souvenir de la version d'origine, vue non pas au cinéma mais en VHS (éditée par Warner Home Video) au début des années 90, un souvenir particulièrement flou, dont il me restait surtout le côté cheapé de l'image, les couleurs marronnasses, typiques des seventies, en accord avec le New York de l'époque, et ses quartiers crasseux autant que malfamés, le New York d'avant Giuliani (tel que l'ont immortalisé des films comme Serpico ou Taxi Driver). Si c'est le même New York que je retrouve aujourd'hui dans la version numérique, l'image, elle, n'a plus rien à voir. Plus froide, aux couleurs parfois très pâles pour mieux faire ressortir, outre le vermillon des giclées de sang, le rouge d'un pull et, surtout, les belles lèvres charnues de Zoë Tamerlis (qui ne s'appelait pas encore Lund, absolument fascinante dans ce premier rôle — elle n'a que 18 ans), l'image apparaît comme "giulianisée", nettoyée de sa saleté originelle, signe en cela d'une véritable dénaturation du film. [à noter l'existence d'une autre version DVD, plus respectueuse semble-t-il des couleurs d'origine, éditée en 2008 par Aquarelle - la bien-nommée? -, mais que je ne connais pas.]
Pour autant, avec la dernière version, ce que le film perd d'un côté (son aspect grindhouse), il le gagne de l'autre, en mettant davantage en valeur le caractère formaliste de l'œuvre que les faibles moyens dont disposait Ferrara à l'époque n'avaient sûrement pas permis d'exprimer pleinement. En un sens, la version numérique, si dénaturante soit-elle, confère à l'Ange de la vengeance un autre statut, plus en rapport avec celui que le cinéaste allait acquérir par la suite, dans les années 90, avec sa trilogie new-yorkaise: The King of New York, Bad Lieutenant et The Addiction. Une restauration sous forme de réhabilitation, qu'on peut voir aussi comme le passage d'un sous-genre, propre au cinéma d'exploitation, le fameux "rape and revenge" (exemplairement Œil pour œil / Day of the Woman du médiocre Meir Zarchi), à un genre aujourd'hui anobli, le giallo, que rappelle par son chromatisme la nouvelle version (alors que dans l'originale, l'idée de giallo reposait essentiellement sur la musique - superbe - de Joe Delia). Cet "enrichissement" du film, dans tous les sens du terme (luminosité, couleurs, au sens aussi où certaines scènes initialement coupées ont été réintégrées), est particulièrement net lors du second viol, dont la longueur pouvait faire croire à de la complaisance chez Ferrara, et qui là, par un meilleur rendu du visage terrifié de l'héroïne et l'extraordinaire travail sur la profondeur de champ (le flingue à l'arrière-plan que relâche peu à peu l'homme en train de violer vs. l'objet rouge et dur - une pomme en verre - dont essaie de se saisir au premier plan la jeune fille), rétablit toute l'horreur que vit celle qui est victime d'un viol sans supprimer l'ambiguïté qui, ici, s'en dégage (par rapport au premier viol, survenu quelques instants plus tôt): l'éveil de quelque chose chez l'héroïne. C'est toute la complexité du cinéma de Ferrara qui se trouve ainsi mise en lumière.
Je parle d'ambiguïté mais c'est d'ambivalence qu'il faudrait parler, qui voit Zoë Tamerlis, dans le rôle de Thana, une "petite main", muette et vaguement autiste, travaillant dans un atelier de haute couture à Garment District, réussir d'abord à se défendre contre son agresseur, en lui fracassant le crâne à l'aide d'un fer à repasser (geste aux résonances déjà politiques que Nicole Brenez a dû analyser sous toutes les... coutures, je suppose), puis, après avoir découpé le corps et commencé à jeter les morceaux à différents endroits de la ville, se métamorphoser en "ange exterminateur", exécutant avec le colt 45 dudit agresseur tout homme qu'elle croise, qui se révèle un peu trop entreprenant, un peu trop agressif, finissant même par (vouloir) tuer tout homme qui, par son comportement ou son discours, fait simplement référence au sexe, alors qu'elle-même s'affiche dans des tenues glamour, de plus en plus sexy. L'ambivalence est là qui conjoint, dans le même personnage, la petite ouvrière victime de viols et la "mechanic woman", tuant de sang-froid, ce qui la rapproche davantage d'une tueuse à gages, remplissant sa mission, que d'une tueuse en série (aux pulsions incontrôlables), la jeune fille introvertie et l'image de la femme "fatale", des représentations a priori inconciliables, sauf à considérer l'aspect meurtrier du personnage sur un mode halluciné, à l'image de l'apparition dans le miroir du premier violeur (interprété par Ferrara lui-même), moins la réalité que le réel: les conséquences psychiques d'un tel traumatisme. Soit le déclenchement d'une psychose (ou sa décompensation), où se mêleraient, aux troubles du comportement observés au travail, de purs délires paranoïaques, Thana "voyant" dorénavant en tout homme, quel qu'il soit, un violeur potentiel, une menace qu'il faut supprimer (1).

Ambivalence qu'on retrouve dans le titre original du film: Ms .45, parfois écrit différemment: Ms. 45, ce qui n'a pas la même signification. Si Ms ou Ms., c'est pareil ("Miss", la jeune fille du film), .45 renvoie à la cartouche du colt 45, là où 45 (sans point qui le précède) désignerait aussi bien le calibre que le pistolet. Et ce n'est pas la même chose que de dire "Miss Cartouche 45" et "Miss Colt 45". Les connotations diffèrent. Le colt c'est masculin, c'est phallique, alors que la cartouche, c'est féminin, ça ressemble à un bâton de rouge à lèvres, ce que le film d'ailleurs suggère explicitement. Le point dans le titre est comme un curseur. Accolé à 45, il crée un lien entre l'héroïne et son pistolet, via l'image de la cartouche, en accord avec l'ambivalence du personnage. En accolant le point à Ms, le lien est rompu (ça relève juste de l'antithèse: "a girl and a gun", ce que veut le public, disait Griffith, repris par Godard), l'ambivalence disparaît. Aujourd'hui, on tend à écrire Ms.45, tout accolé, ce qui rend le titre... ambigu.

Ambivalence qui trouvera son point d'orgue dans la mort de Thana lors du bal masqué d'Halloween et le carnage final (un carnage à la Carrie, filmé au ralenti, conférant à la séquence un caractère irréel), l'ambivalence se situant non pas dans le déguisement de Thana, habillée en nonne, mais dans le double geste qui va provoquer sa mort (je laisse de côté la dimension christique, largement commentée dès qu'il s'agit de Ferrara): d'abord le geste du patron (personnage gay mais dont l'attitude, suggérant plutôt une forme d'énamoration, qui le voit se jeter aux pieds de Thana, scène d'autant plus troublante que derrière le personnage de l'artiste, déguisé, lui, en Dracula - sosie parfait de Bela Lugosi -, on ne peut s'empêcher d'imaginer Ferrara "vampirisant" sa jeune actrice -, dont l'attitude, donc, vient réactiver le trauma et ainsi précipiter le carnage); puis le geste de la cheffe d'atelier, la plus féministe du groupe, saisissant un couteau pour stopper Thana dans sa folie meurtrière, mais qu'elle brandit, non pas comme dans n'importe quel slasher, bras en l'air pour asséner les coups, mais comme si elle cherchait à pénétrer Thana avec ce qui serait alors un sexe en métal... deux gestes qu'on pourrait considérer isolément comme ambigus, mais qui, réunis, témoignent de l'ambivalence qui a parcouru tout le film, et font qu'ici il faille tuer Thana pour à la fois mettre fin à la tuerie et la libérer de l"enfer" où elle s'est enfermée. Et pour cela, rejouer, au sens cathartique, le trauma: d'abord "psychiquement" avec le patron, dont le côté autoritaire et paternaliste aurait quelque chose d'incestueux, provoquant chez Thana horreur et dégoût (j'extrapole, ne sachant rien de son enfance); puis "physiquement", avec celle qu'elle appelle "sister" — seul mot de tout le film que la jeune fille finit par prononcer, à l'instant de mourir, lorsqu'elle découvre que c'est la personne qu'elle admire le plus (j'extrapole, ne sachant rien de leur relation) qui vient de la poignarder, cri à valeur de délivrance, comme si le salut ne pouvait venir que d'une figure sororale (écho à la "sisterhood" de Robin Morgan?) (2). Sauf que - et j'en finis avec l'ambivalence - il aura fallu que ça passe par un simulacre de viol, signe que même chez le personnage le plus "féministe" du film, en tous les cas qui nous est présenté comme le plus anti-mâle (rembarrant tous ceux qui suintent un peu trop la testostérone), l'agir, dès l'instant qu'il s'agit de se défendre contre le mâle menaçant, recourt aux mêmes réflexes, sexistes, que ceux qu'il combat (sous forme déjà, comme au début du film, d'un doigt d'honneur), et que, lorsque cet autre menaçant se trouve être une femme armée d'un flingue, donc phalliquement menaçante, la réponse le sera tout autant: phallique — soit, symboliquement, un nouveau viol, prolongeant ainsi, jusque dans la mort, le sentiment de déréliction qui aura accompagné l'héroïne tout au long du film.

(1) Cette vision du film à travers la notion psychiatrique de "traumatisme" n'est qu'une vision parmi d'autres. C'est la plus simple, la plus évidente, mais pas la plus satisfaisante. Je me propose dans un prochain texte ("Moderne Lucrèce") d'envisager le film sous d'autres angles, plus riches pour le coup, qui témoigneraient mieux de la complexité du cinéma de Ferrara.

(2) Il y a deux grands sujets dans Ms .45: Zoë Tamerlis et New York. Et puis un troisième, le féminisme, moins immédiat car dissimulé derrière les codes, pour le moins grossiers, du "rape and revenge". Si Laurie, la cheffe d'atelier, en est une représentante, sous la forme un peu convenue de la fille qui sait "remettre les mecs à leur place", sans complexe face aux petits machos de la rue, Thana, elle, serait l'incarnation d'un féminisme plus radical, violent, celui qui prône l'élimination du mâle. Je me demande jusqu'à quel point le personnage interprété par Zoë Tamerlis ne serait pas une version poétique et baroque (davantage "gorifiée" que glorifiée) de l'extrémiste féministe Valerie Solanas. Et de voir ainsi dans la mission de Thana une sorte de mise à exécution (délirée) du programme de Solanas qui, dans son SCUM Manifesto, après avoir recensé tous les maux dont on pouvait accuser les hommes, responsables d'avoir ruiné le monde, en appelait justement (en tant qu'impératif moral) à l'éradication du sexe masculin.

17 commentaires:

  1. Intéressant le rapprochement avec Valerie Solanas.

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  2. Ferrara c'est sympa Coppola c'est extra

    Avez-vous lu le dossier des Cahiers ?

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    1. Sur Coppola? Non... mais question cinéma je ne lis quasiment plus les revues, quelles qu'elles soient, hormis d'anciens numéros... c'est pareil pour les hebdos et les journaux, abandonnés depuis un bon bout de temps.

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    2. Buster attention, vous êtes en train de vous skoreckiser :)

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    3. Hum... si c'est le cas j'ai de la marge.

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    4. Non, sérieux ? Vous ne lisez plus les Cahiers ?

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    5. Disons que je les lis beaucoup moins qu'il y a vingt ans... et pas plus aujourd'hui qu'à l'époque de Delorme. Mais c'est général, ce n'est pas propre aux Cahiers.

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    6. La vie sans les Cahiers c'est triste

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    7. Peut-être mais c'est la vie...

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  3. Que n'avouez-vous pas au public votre péché mignon, Buster ? J'ai vérifié : il y a un "Buster Ball" parmi nos abonnés. Ne me dites pas que c'est votre frère !

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    1. Tss... je n'ai été qu'une seule fois abonné dans ma vie, c'était à Spirou et j'avais dix ans.

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    2. C'est donc votre frère... Mouais.

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  4. Dites donc Buster, on ne se moquerait pas un peu de Nicole Brenez ?

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    1. Oui un peu à cause de ses excès d'interprétation, même si comme dit Rosset le délire d'interprétation n'existe pas (puisque l'interprétation est déjà un délire), ce qui fait que moi aussi j'y cède... mais ce n'est pas méchant, je l'aime bien Nicole Brenez.

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    2. C'est bon pour cette fois.

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  5. Le bonbon Ferrero21 février 2021 à 17:18

    Dans le genre délire d'interprétation l'analyse par Nicole Brenez de Hot Ticket le cm de Zoe Lund est un chef d'oeuvre

    https://zoelund.com/filmvid/hotticket/brenez.html

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