lundi 10 janvier 2022

Bonheurs fanés, rêves mouvants


Baisers volés de François Truffaut (1968).

Revu Baisers volés de Truffaut (dans sa version restaurée 4K), un de mes films de chevet, de ceux que je peux revoir indéfiniment – ils ne sont pas si nombreux. Pour le coup, je mets en ligne la très belle critique de Michel Pérez publiée à l'époque dans Positif.

Journal intime.

1. Propos de table.

On le dit partout, Baisers volés est une œuvre importante parce qu'elle renoue avec les formes narratives traditionnelles, parce qu'elle a toutes les apparences de la facilité et de l'insouciance alors qu'elle est savamment élaborée et d'une exigence rare, parce qu'elle s'obstine à plaire et y parvient par des moyens dont il n'y a pas à rougir, parce qu'elle est pudique, discrète, émue, aimable et mélancolique, parce qu'elle a le ton des pages les plus heureuses des journaux intimes sans être jamais vaine ou prétentieuse. On le dit partout, Baisers volés est de la meilleur veine de son auteur, celle des 400 coups, de l'Amour à vingt ans et de la Peau douce. La Peau douce anticipe, Jean Desailly y est une manière d'Antoine Doinel quadragénaire.
Il est rare qu'un film soit accueilli avec tant de reconnaissance. Spectateurs et critiques sont immédiatement séduits, Baisers volés est un film heureux, à tel point qu'on juge à peine nécessaire d'en parler. Aux dernières images, on hésite à quitter la salle, on ne veut plus sortir du film, on veut le prolonger, rester sous le charme, poursuivre cette promenade au cœur d'un printemps froid qu'Antoine et sa future femme ont interrompue pour se reposer sur un banc, tels deux petits vieux déjà meurtris de leur bonheur, vaguement angoissés de la fuite d'un présent qui se perd et qu'il est impossible de retenir.
On oppose la modestie de Baisers volés à l'arrogance formelle des Gauloises bleues, à ses prétentions novatrices. Les deux films sont sortis à huit jours d'intervalle. Voyez-vous, il semble impossible d'aimer les Gauloises et le Truffaut, de les confondre dans une même admiration. Annie Girardot, pourtant, semble venir des 400 coups, mais que d'esbroufe avant de parvenir à ses moments de vérité, que de répugnance à la simplicité, que de chichis, que d'efforts pour nous persuader qu'on est vrai, qu'on ne dit que ce qui doit être dit, qu'on va tout droit à l'essentiel.
On vous dira certainement que Baisers volés est un film mineur, une parenthèse souriante dans une œuvre qui se veut autrement ambitieuse à l'ordinaire, on vous dira que c'est une chanson et qu'il est des chansons qui, bien sûr, n'ont pas de prix. On vous dira que c'est un très bel exercice d'autobiographie poétique et que ces confidences faites sous le voile de la fiction relèvent d'un art que plus personne ne se soucie de pratiquer. On vous dira qu'avec la matière de Baisers volés, Truffaut pouvait faire un film autrement grave, autrement important et qu'il est peut-être dommage de le voir limiter son propos à ces esquisses, à ce carnet de souvenirs auxquels il prête les couleurs d'une fiction consolante. Baisers volés, pourtant, parle des dernières années de l'adolescence infiniment mieux que les 400 coups ne parlait des dernières années de l'enfance. Il illustre à merveille cet aphorisme populaire qui prétend que les meilleurs années de la vie sont aussi les plus tristes et qu'il est affreux d'avoir vingt ans. Baisers volés parle de l'apprentissage de la vie qui est l'apprentissage de la mort; ce film dit qu'il n'y a pas de grandes espérances, que l'amour est terriblement difficile, que l'enthousiasme meurt de son propre excès, que le désespoir est parfaitement vain.

2. Bonheurs fanés, rêves mouvants.

Il faut s'efforcer de sentir le temps glisser sur soi comme on sent l'eau de pluie couler sur son visage. Il faut accueillir l'instant, ne point s'y préparer, l'accueillir avec cet étonnement fataliste des créatures de dessins animés qui soudain s'aperçoivent qu'elles marchent en plein ciel et en prennent vivement leur parti. Dans cinq minutes il ne pleuvra plus. Logiquement, cette certitude devrait être une cause de suicide. Les bonheurs fanés ne sont pas ces fleurs conservées dans les livres, ce sont ceux que je tiens dans ma main en cet instant et que je vois mourir dès que je les regarde. Il faut, et vivement, que j'en prenne mon parti.
Il y a dans Baisers volés cette crainte perpétuelle d'être trop heureux, ou trop malheureux, cette réticence à reconnaître l'événement qui font d'Antoine Doinel le symbole des incertitudes adolescentes mais qui participent également d'une philosophie de la vie. Il y a certes une pointe de puritanisme dans cet entêtement à ne rien vouloir nommer; il y a peut-être plus de paresse que de résignation, plus d'orgueil inavoué que d'humilité dans cette acceptation passive des êtres et des choses qui risque de faire paraître le garçon de Truffaut un personnage médiocre, soucieux de ne point provoquer la vie et de demeurer dans son coin.
Un instant, nous voyons Antoine Doinel au bord du vertige. Quand devant sa glace, il s'acharne à nommer, précisément, ses sujets de préoccupation les plus urgents. Nous l'entendons répéter, avec une insistance impudique, probablement unique dans l'œuvre de Truffaut, le nom des deux femmes qui occupent ses pensées et le sien propre: Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel... Il y a là comme une incantation, destinée à faire surgir une ombre du néant. Qu'elle s'incarne enfin, que cet ectoplasme se matérialise, qu'il s'arrache aux régions brumeuses du rêve.
Ce plan, qui semble appartenir à un film de Cocteau, constitue le seul vrai temps fort de ce Baisers volés en demi-teinte et marque sans doute l'expérience capitale des années adolescentes de son héros. Un moment, nous pouvons croire que le jeune homme et son reflet vont se réunir, s'identifier définitivement l'un à l'autre et que va se matérialiser devant nous cette difficile et fugace accession à l'âge d'homme dont on croit volontiers qu'elle participe de la révélation. Semblablement, nous croyons que ses rêves imprécis d'idéal féminin vont, une fois réalisés, marquer un tournant de sa destinée. Mais les rêves sont de la substance dont sont faits les jours de pluie; eux aussi se fanent, disparaissent au creux de la main comme l'eau qu'on ne peut jamais retenir. Seuls subsistent, vivants et féroces, ceux que la vie ne nous accorde jamais. Baisers volés se termine sur une image d'une amertume infinie, celle de ce fou qui vient avouer son amour et son bonheur d'aimer à la jeune fille d'Antoine tandis que nos amoureux de carte postale demeurent muets sur leur banc, comme saisis d'une crainte respectueuse, celle qu'un couple de gentils fantômes éprouverait au spectacle de la "vraie vie".
On a bien compris que je crois très fort que Baisers volés nous entretient de choses infiniment importantes. Cela est très rare dans le cinéma qu'on nous fait, en France. On n'a pas envie de l'analyser, encore moins d'en parler de la façon dont on parle des films. Mais on n'en finit plus d'y rêver. (Michel Pérez, Positif n°99, novembre 1968)

16 commentaires:

  1. "parce qu'elle a toutes les apparences de la facilité et de l'insouciance alors qu'elle ait savamment élaborée" ??

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    1. Bonsoir Maître Capello (vous ne perdez pas de temps c'est bien), sinon c'est corrigé merci...

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    2. Capello ou Capelo ?

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    3. Pérez ou Perez ?

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    4. Bonheurs fanés ou bonheur fané ?

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  2. Il est fort, Michel Pérez, il avait écrit la critique enthousiaste de Licorice Pizza, 54 ans avant tout le monde.

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    1. Hé hé... c'est vrai que le texte de Pérez aurait pu s'appliquer au film de PTA... cela a dû jouer inconsciemment dans mon choix de le publier (je l'ai découvert par hasard) après avoir vu à la suite Licorice Pizza et Baisers volés.

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  3. Hierốnymos Môme-Silo Fils11 janvier 2022 à 21:02

    N'importe quel film de ces 50 dernières années, et donc n'importe quel article, anticipe sur la venue au monde du génial Licorice Pizza. Le cinéma ne s'en remettra jamais.

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    1. Il faut pardonner à Hierốnymos, il n'a jamais eu 20 ans.

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    2. En tout cas il est super le texte de Momcilovic dans les Cahiers, à l'image de la revue en général. qu'en pensez-vous Buster ?

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    3. Ah tiens Fausto, ça faisait longtemps :)

      (oui les Cahiers font du très bon boulot)

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  4. Bon je me démasque, je SUIS Jérôme Momcilovic. C'est moche OK, mais si je ne nous fais pas un peu de pub, qui nous en fera ? Même pas vous Buster... :(

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    1. Mais oui, c'est un très beau texte avec un très beau titre ("Des joues pâles et rosissantes"), beaucoup l'ont dit ailleurs et c'est tant mieux parce qu'ici, question pub, il n'y a pas grand-chose à espérer vu la faible audience du blog :)

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    2. Sur Facebook je vais même encore plus loin :
      - Licorice Pizza : miamiam
      - Ouistreham : bweurk

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