jeudi 27 janvier 2022

Les tropes de Makavejev


Innocence sans protection de Dušan Makavejev (1968).

Eros et civilisation.

J'ai déjà parlé d'Une affaire de cœur () qui avec L'homme n'est pas un oiseau et Innocence sans protection forment une sorte de trilogie, celle des années 60, telle qu'on peut la découvrir actuellement au cinéma (en version restaurée) – on ne remerciera jamais assez Malavida, à l'origine de ces ressorties, avec au passage un souhait: pouvoir découvrir également Wilhelm Reich: Les Mystères de l'organisme, soit le dernier des quatre premiers films de Dušan Makavejev, parce qu'en fait c'est de tétralogie dont il faudrait parler, davantage noire et rose que seulement noire, une série de films que l'interdiction de W.R. par le pouvoir titiste interrompit, entraînant l'exil du cinéaste. On se contentera donc de trilogie, et surtout, puisqu'on a fait son affaire d'Une affaire de cœur, des deux films restants, à travers ce qu'ils ont en commun, qui ne se limite pas aux seules questions de forme, à cet art du collage, régulièrement avancé chez Makavejev du fait de son rapport (évident) au surréalisme, sachant quand même que s'il y a passerelle entre Makavejev et le surréalisme, et en particulier André Breton ("la liberté, l'amour, la poésie"), c'est aussi par le biais du "freudo-marxisme" (1). De sorte que la figure de Reich, partisan de la "révolution sexuelle" et un des principaux théoriciens du freudo-marxisme (avec Erich Fromm puis Herbert Marcuse de l'Ecole de Francfort), était là aussi, peut-être, pour éclairer rétrospectivement les trois autres films.

(1) Pas étonnant dès lors que, dans le cadre d'un festival (Telluride 2008) où il avait carte blanche, un philosophe comme Slavoj Žižek, qu'on peut qualifier de freudo-marxiste, ait choisi entre autres films Innocence sans protection, qu'il tient pour un de ses préférés.

Dans ses films, Makavejev cherche moins à mêler Marx et Freud qu'à les faire se côtoyer, rendre leur rencontre effective par cette technique de l'assemblage illustrant ce que l'homme se doit de surmonter, du point de vue politique aussi bien que sexuel (je simplifie à dessein), pour se libérer de ce qui l'opprime (l'Etat), comme de ce qu'il est, au plus profond de lui-même, contraint de réprimer (ses pulsions), ce qui passe par une forme de lutte, politico-poétique pourrait-on dire chez Makavejev, à reconduire sans cesse, vu son caractère utopique. Et c'est dans Innocence sans protection que cet aspect du cinéma de Makavejev s'exprime de façon la plus signifiante, quand, après avoir jeté dans L'homme n'est pas un oiseau les bases de son cinéma, puis rassembler dans Une affaire de cœur les éléments qui lui donnent forme, Makavejev approfondit sa démarche par le biais cette fois du film dans le film, d'un film littéralement "primitif", qui n'est pas le sien et qu'il incorpore (dans sa quasi totalité, du moins de ce qu'il reste du film) au montage de son propre film, pur travail de bricolage (plus proche en cela du dadaïsme que du surréalisme), redoublant celui opéré au départ par Dragoljub Aleksić, l'auteur du film princeps.

Pour le coup, je mets en ligne le texte de Dominique Noguez, grand spécialiste du cinéma expérimental, passionné de littérature, romancier et auteur de nombreux essais dont Lénine dada et Sémiologie du parapluie — il fut membre du Collège de Pataphysique. Texte paru en 1969 dans les Cahiers du cinéma, probablement ce qui s'est écrit de mieux sur Makavejev:

Le cinéma (re)trouvé.

1. Bric et broc. Ce film "trouvé, redécoré et commenté" est fait d'un grand bric — le film de Dragoljub Aleksić, premier mélo parlant du cinéma serbo-croate, qui donne sa substance et son nom au film de Makavejev, donc doublement éponyme —, et de plusieurs petits brocs (films nazis sur les premières victoires de la Wermacht en Russie, bandes d'actualités yougoslaves, une séquence du Cirque d'Alexandrov). A ces séries de signes originels (de 1942 ou d'avant), qui s'appellent, s'éclairent et se mêlent, s'ajoutent quelques signes parasites et contemporains qui ont le sens et la violence de retouches: par juxtaposition (séquences tournées en 1968 avec les survivants du premier Innocence sans protection; intertitres en vers d'un poète serbe contemporain) ou par ajouts directs et conjoints (teinture de la pellicule, parties coloriées comme sont coloriées les images d'Epinal, chants, etc.).

2. Bricolage. Plus encore qu'Une Affaire de cœur, film-dossier, Innocence sans protection est donc un film de la disparité, et qui se joue au niveau du montage. A ces retouches près, celui qui l'a "signé", de la même manière que Duchamp "signait" ses ready-made, que Prévert ou les peintres pop "signent" leurs collages, n'y est pour rien. C'est-à-dire pour tout, de la même façon qu'un romancier qui incorporerait en 1969 l'Iliade à son roman deviendrait l'auteur de l'Iliade. Autrement dit, si le film, comme Makavejev le dit lui-même s'est fait tout seul — chacun de ses morceaux appelant (exigeant, identifiant) l'autre —, c'est en lui, par lui, cependant que cet appel a eu lieu.
Seulement la responsabilité de Makavejev n'est pas celle du créateur-ingénieur-propriétaire, c'est-à-dire de ce personnage mythique et mystifiant de la tradition culturelle occidentale, fils bâtard de la pythie apollinienne et du gentleman farmer, dont la mission est de dire comme la mission de l'ingénieur est de faire, et auquel la parole vient aussi spontanément, aussi généreusement, aussi adéquatement que la soie au ver, la pomme au pommier ou la poutrelle métallique à l'ingénieur constructeur de ponts – étant bien entendu que cette parole est la propriété, provisoire ou non, commercialisable toujours, de son auteur, comme la soie, la pomme et le pont de fer sont celle du ver, du pommier et de l'ingénieur, ou du moins, si l'on ose dire, de leur employeur. La responsabilité de Makavejev est comparable plutôt à celle du bricoleur structuraliste de La pensée sauvage. Tandis que l'ingénieur interroge l'univers et le modifie avec des instruments adéquats, le bricoleur improvise avec des moyens restreints ou dégradés, il "s'adresse à une collection de résidus d'ouvrages humains, c'est-à-dire à un sous-ensemble de la culture"; bref, en procédant par analyse puis synthèse, empruntant à plusieurs structures constituées de quoi en constituer une nouvelle, il "s'arrange avec les moyens du bord". En lisant ces phrases de Levi-Strauss, on croirait entendre Makavejev parlant du cinéma-guérilla.
Comme Godard, comme Rivette, comme Eustache, Makavejev est donc signe et témoin de la mort (disons de la transsubstantiation) contemporaine de l'auteur. De même qu'il ne crée pas (c'est son film qui se crée lui-même, à partir d'un "créable" préexistant), qu'il n'est pas ingénieur, mais bricoleur, il n'est pas propriétaire: il emprunte, utilisant des films trouvés (à la ferraille ou ailleurs) et d'ailleurs anonymes (actualités nazies) ou discutés (le film d'Aleksić coupé en deux). De n'avoir pas un auteur (mais deux, trois ou dix), son film acquiert une liberté merveilleuse, même si (car il est signé), c'est encore une liberté surveillée.

3. Cinéma et paracinéma. Ce film trouvé est l'occasion d'une double retrouvaille. Retrouvaille d'un cinéma national qui renaît avec l'œuvre marquante (et effacée) de sa naissance comme cinéma parlant. Et retrouvaille avec un cinéma primitif aux deux sens du mot, c'est-à-dire (chronologiquement) inspiré par un certain vieux cinéma américain, français, russe ou allemand d'avant-guerre (Harold Lloyd, Fantômas, Alexandrov, etc.), et (esthétiquement) fait d'un mélange élémentaire et naïf de spectacle d'action et de sentiments simples, considéré comme caractéristique du "véritable" cinéma – ou plutôt de ce qu'on devrait appeler, pour le distinguer du cinéma de recherche, seul cinéma véritablement vivant, et par référence à la notion de paralittérature, paracinéma (celui-ci étant comme la retombée et la vulgarisation de celui-là, mais en même temps comme sa copie simplifiée et plus facilement analysable). Dans Innocence sans protection, comme la littérature dans ces romans de Claude Ollier qui citent d'autres romans d'Ollier où sont cités des textes de Borges qui citent une page de Shakespeare qui cite, etc., le cinéma apparaît à la puissance trois. Film sur le film d'un homme dont la seule culture est cinématographique, c'est un des plus vibrants hommages que le cinéma se soit rendu à lui-même. Mais, un peu pour les mêmes raisons qui font des films de Rivette un hommage au théâtre, c'est en même temps un hommage à des formes plus primitives de spectacle — le paracinéma au sens le plus large —: spectacle de bateleur, mélo sentimental, opérette. Hommage fécond car il attire l'attention sur une parenté profonde. Ce n'est pas un hasard si en voyant par exemple Aleksić quitter sa bien-aimée avant de risquer sa vie accroché par les dents à un avion, l'on songe en même temps à l'Hector du chant VI de l'Iliade, au Roland de La Légende des siècles, à l'Escamillo de Carmen, et aux jeunes premiers d'une foule de romans populaires, d'opéras ou d'opérettes, de bandes dessinées et de films muets. C'est peut-être, comme conduiront sans doute à le penser bientôt des travaux comme ceux qui sont entrevus aux Hautes Etudes du coté de la revue Communications (dans le sillage du pionnier Propp) ou au tout jeune Centre de Paralittérature de Montréal, que la structure de tous ces types de récits est rigoureusement identique — et d'autant plus apparente d'ailleurs que le mode de récit observé est plus "populaire".

4. Contestation ou décoration. Retouches, a-t-on dit. Mais en quel sens? Pour rejeter un peu mieux le film d'Aleksić dans son lointain, pour mieux établir entre lui et nous la distance d'un regard critique (structuraliste, sémiologique, marxiste) ou d'une ironie? Du coup les couleurs rajoutées, les traits repassés sur la pellicule originale s'apparenteraient à ces formes ou ces personnages que le cinéaste underground Jerome Hill dessinait sur la pellicule d'un vieux film de corrida et qui viennent chahuter, contester, ceux du film originaire (Anticorrida, 1967) – ou, plus simplement, rappelleraient les moustaches que des dizaines de Dalí ou de néo-Dalí ont peint sous le nez de Mona Lisa (ou Mono Liso). Makavejev écarte lui-même cette interprétation: en fait, ces retouches ne sont pas les signes agressifs d'une prise de possession ou d'une distance, mais la preuve d'une proximité et d'un envoûtement: Makavejev a moins disposé du film qu'il ne s'est mis à sa disposition. Ses retouches (et jusqu'aux séquences entièrement faites par lui) sont des liens (à tous les sens du mot) entre le film et nous. Mais assez lâches pour que soit sauvegardée une ambiguïté salutaire: celle qui livre aussi valablement ce film trouvé aux feux croisés (opposés et complémentaires) du regard objectiviste et de la sympathie herméneutique (1). Aleksić lui-même, comme signe, peut ainsi être aussi fécondément constitué en objet sémiologique et en sujet qu'on ne peut comprendre sans tenir compte du halo de sens dont il est entouré. Il rejoint ainsi, dans une galerie de portraits bougeants qui s'accroît sans cesse, aux côtés des zouaves québécois de Marcel Carrière, des mères de famille pessacoises d'Eustache ou d'Alexis Tremblay, la série des anti-héros risibles et touchants, populaires (aux deux sens du mot), du cinéma direct d'aujourd'hui. A la fois sympathique et symbolique, il est, en même temps au sens social et au sens rhétorique, une figure.

5. L'homme-trope. A lui seul, de fait, l'ineffable Aleksić, acrobate, hercule de foire, cascadeur, homme volant, homme-obus, homme-canon, est 4 ou 5 tropes à la fois: métaphore (de la force bonne et généreuse), antonomase (du héros invincible), personnification (du peuple yougoslave), hyperbole. Son existence, pour sûr, est à prendre au pied de la lettre (émouvante ou irrésistiblement grotesque, selon qu'on est midinette ou lecteur d'Hara-Kiri), mais elle ne cesse de figurer en même temps beaucoup plus qu'elle-même (parfaite syllepse, dirait le bon Fontanier). (De même, comme le suggère avec un certain humour le montage — plan de la progression des armées nazies en Europe succédant au plan de l'"encerclement" de la jeune fille par le fiancé dont elle ne veut pas —, l'innocente sans protection du film n'est-elle pas aussi la Yougoslavie de 1942?). En deux sens, dans son déroulement, par son agencement de récit-type, et dans son épaisseur, par ces figures dont il est gonflé, ce film intéresse donc au premier chef la rhétorique (disons plus généralement une certaine translinguistique) et participe du vaste mouvement contemporain de relecture (2).

6. Révision, re-vision. Film de la re-vision, le film de Makavejev est en même temps un film de révision – révision du vieux procès tacite intenté aux formes "marginales" ou "primitives" de l'art, et que des gestes comme la "découverte" du Douanier Rousseau par Apollinaire ou la défense de l'"art brut" par Dubuffet ont déjà contribué à rouvrir. Est-il dès lors besoin de préciser qu'à ce double titre, le mouvement qui nous conduit vers lui, dans sa primitivité, est le mouvement même de la modernité? (Dominique Noguez, Cahiers du cinéma n°211, avril 1969)

(1) On fait allusion ici à ce partage que Ricœur proposait d'établir entre les cultures objectivables, justiciables d'une dissection structurale (ainsi les cultures totémiques dont s'occupe Levi-Strauss), et les cultures encore vivantes pour (certains d'entre) nous, pourvues à ce titre d'une inépuisable surabondance de sens, accessibles seulement à qui les vit (les cultures judaïque ou hellénique).
(2) Relecture ressassante (ressassement d'une culture désormais close ou prémonitoire – de quel avenir?)

(à suivre)

L'homme n'est pas un oiseau de Dušan Makavejev (1965).

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