dimanche 17 septembre 2023

L'été dernier


L'Eté dernier de Catherine Breillat (2023).

Théorie du vertige.

Le cinéma de Catherine Breillat est un cinéma de l'extime, de cet espace indistinct qui s'extrait de l'intime sans pour autant s'offrir au public, à la fois le "dehors" de l'intimité, de ce qui ne se donne pas à voir (un dehors qui n'a rien d'érotique) et le "dedans" de l'exhibitum, de ce qui se donne à voir (un dedans par définition contraire à l'ob-scène). Un cinéma de la traversée, qui tend à s'élever — il y a toujours quelque chose de l'ordre du sacré chez Breillat — via la jouissance des corps, du corps de la femme essentiellement, cette jouissance qui intrigue tant les hommes (je pense au regretté Brisseau), sans rompre avec la ligne (basse) du trivial, cette espèce d'enfouissement du regard dans ce qui n'est pas regardable (la partie immergée de l'iceberg, dit Breillat). Mouvement oblique pour le coup, en position instable, oscillant dans l'entre-deux. D'où le vertige.
Comment figurer un tel vertige? Ici, par exemple (mais le film ne se réduit pas à ça, bien sûr), sous la forme d'une ponctuation. C'est le titre "L'Eté dernier" qui, ouvrant le film, s'affiche en bas de l'écran assorti de trois points de suspension, sous-entendant que durant ce "bel été" de vacances se dérouleront des choses pas très catholiques, entre une femme avocate (Léa Drucker, magnifique) que la société, du moins celle de son mari et de ses amis, "ennuie grave" et son beau-fils de 17 ans qui lui, de la société entière, n'a rien à foutre — il "s'en balek"; mais aussi que ces choses, qui relèvent du non-dit et pour les autres de l'inter-dit, ne peuvent s'exprimer de façon explicite, moins par les mots que par ce à quoi ils renvoient: un impensé ou, si l'on s'en tient au cadre juridique, un article de loi, réduit à sa numérotation: 222-22 alinéa 3... C'est par le biais de la seule fiction (et la façon sereine, sans chichis, de la mettre en scène) que chez Breillat l'extimité s'exprime, fidèle en cela à l'origine "romanesque" du mot — c'est Stendhal qui l'a introduit pour la première fois —, y excluant le blabla sociologisant (au grand dam des adeptes du "bon-scénario-qui-coche-toutes-les-cases") et les pincées de moraline (au grand dam de ceux, souvent les mêmes, qui voudraient que l'artiste soit aussi juge). Fiction d'autant plus "malséante" aux yeux de certains que Breillat, aggravant son cas, ne se prive pas d'y adjoindre cette part de dérision (je me souviens du faux pénis taille XXL de Grégoire Colin dans Sex Is Comedy) et d'ironie (cf. le titre Parfait Amour!, avec son point d'exclamation, pour une histoire de violence conjugale ayant mal tourné) qui siéent si bien à son œuvre. Là, ça passe par les progrès, "énormes" dit la femme, que fait l'adolescent pour la satisfaire sur le plan sexuel. Ainsi aussi de ces "trois points" sagement alignés au début et qui ensuite prennent la forme d'un triangle. C'est le tatouage que Théo, l'adolescent, grave dans le creux du bras de sa belle-maman, tatouage des plus équivoque puisqu'il conjoint l'idée d'antisocialité qu'incarne Théo, hostile à toute forme d'autorité (la traduction exacte des trois points est "mort aux vaches"), et la mise en place d'un nouveau rapport dans la triangulation amoureuse — la femme, le mari et l'amant —, l'adolescent dans le rôle de l'amant. L'ironie, c'est que le tatouage, non seulement n'interpelle pas la femme, alors qu'en tant qu'avocate elle connaît nécessairement le caractère antisocial de celui-ci (il y a là comme un accord implicite), mais surtout qu'il ne va jouer aucun rôle au niveau du récit (une sorte de MacGuffin, c'est l'aspect hitchcocko-chabrolien du film), bien que forcément présent, se dérobant à tout regard, à tout discours (le creux du bras de Léa comme le cœur non visible du cinéma de Breillat?), comme si l'inscription avait été faite à l'encre sympathique, prête à s'effacer.
S'effacer? Pas totalement. Disons d'abord que pour la femme avocate (qui défend des jeunes filles mineures victimes de viols), cette relation avec son beau-fils relève moins de l'interdit, puisque c'est "consenti" (ce qu'elle rappelait déjà à une jeune victime au début du film), que de l'inconséquence, par rapport à sa situation sociale et familiale, bourgeoise qu'elle est jusqu'au bout des ongles: cette assise solide (via la "normopathie" du mari, Olivier Rabourdin, également magnifique) qui lui permet de garder froidement les pieds sur terre (dans ce film, Breillat se plaît à filmer les pieds de ses personnages, même ceux du mari quand il retire ses chaussettes), une fois le pacte avec l'ado rompu, le pot aux roses révélé (mais pas brisé)... Des trois points en forme de triangle dont Théo, naïf, croyait occuper le sommet, il apparaît assez vite qu'il n'en est rien, que c'est au contraire elle, la femme, qui est en position dominante, de par sa situation socio-professionnelle, on l'a dit (même si ça va lui "coûter une blinde"), mais aussi parce que c'est une héroïne comme les aime Breillat, la femme dans tout son éclat, à la fois sublime et monstrueuse, qui ne cède pas sur son désir (ce qui fait qu'elle ne se sent pas moralement coupable), mais pas davantage quant à sa position, ne consentant à aucun sacrifice (elle ne veut rien perdre de ce qu'elle a acquis — peut-être difficilement, on ne connaît pas son histoire familiale, juste que sa sœur bien-aimée, qu'elle dit jalouse mais incapable de la trahir, a elle un "boulot de merde"). Ce qu'on sait en revanche, c'est que le devenir-mère (faute de pouvoir avoir des enfants, elle a adopté deux petites asiatiques) ne se recoupe pas avec l'être-femme. Du triangle dont la femme occupe donc le sommet, il ne reste à la fin qu'un point lumineux, brillant dans l'obscurité d'un fondu au noir. Si c'est l'alliance du mari qu'on voit en fait scintiller, après que la femme a renoué en pleine nuit avec Théo (venu de lui-même la retrouver) puis rejoint le lit conjugal, ce qui a tout du gentlemen's agreement entre époux, redoublant l'accord juridique avec Théo (1), c'est autre chose que Breillat laisse ainsi briller, telle une petite étoile, puis s'éteindre doucement avant de disparaître. Quoi? La part fascinante autant qu'énigmatique de ce que veut une femme.

(1) La fin du film est significative à cet égard... c'est un épilogue: l'ado a quitté la maison, et puis il repasse, ivre, au cours d'une nuit, sans qu'on sache combien de temps après... peut-être quelques mois (c'est l'hiver), le temps que l'affaire soit classée et la situation familiale apaisée, de sorte qu'il a peut-être maintenant 18 ans, et que ce qui était moralement et juridiquement condamnable avant (bien qu'entre personnes consentantes, Théo est depuis le début sexuellement majeur), ne l'est plus que sur un plan purement "moral", entre des adultes, qui plus est sans lien généalogique, sinon d'alliance. Quid de l'interdit "symbolique" de l'inceste? serait pour le coup la seule question qui reste sur ce terrain, banalisant encore un peu plus le sujet de l'inceste, car secondaire, répétons-le, chez Breillat, relativement à la question du désir et de la jouissance, et au-delà même du fantasme bourgeois qu'incarne ici le personnage féminin: à la fois le confort d'une vie bien rangée (auprès du mari) et le fait de pouvoir ainsi céder à son désir (avec un amant) et non sur son désir, fantasme toujours assouvi dans le secret ("Tais-toi" lui dit le mari quand elle commence à lui parler de Théo) mais cette fois, pour ce qui est du droit, en toute liberté.

Bonus: Dirty Boots de Sonic Youth.

6 commentaires:

  1. Léa Drucker parle d'une théorie du vertige dans le film, non ?

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  2. Esthétisation de l'inceste ! (dixit Angot)
    Et vous cautionnez ça, Buster ??

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    1. Je ne cautionne rien du tout parce qu'il n'y a pas d'esthétisation dans ce film, sauf peut-être les deux scènes pas très heureuses d'ailleurs qui lui servent d'affiches (l'ado et Léa allongés sur l'herbe ou ensemble sur la trottinette) donnant du film un aspect bêtement fleur bleue qui ne correspond pas à ce qu'est vraiment le film, la cruauté qui s'en dégage

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  3. Christophe Rocancourt25 septembre 2023 à 08:31

    Vous écrivez: "L'ironie, c'est que le tatouage... n'interpelle pas la femme, alors qu'en tant qu'avocate elle connaît nécessairement le caractère antisocial de celui-ci (il y a là comme un accord implicite)". C'est pourquoi on n'y croit pas à cette histoire.

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    1. Mon cher Christophe, ça c'est la force de la fiction, les pouvoirs du romanesque... ça ne me gêne pas du tout

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