mardi 5 septembre 2023

Le geste d'Erice


Fermer les yeux de Víctor Erice (2023).

Triste le roi.

"Fermer les yeux", nous dit Víctor Erice. Non pour ne plus voir, mais pour mieux se souvenir (pour mieux rêver aussi). Et de quoi se souvient-on dans Fermer les yeux? D'abord qu'Erice n'avait réalisé jusque-là que trois longs métrages en cinquante ans, le dernier étant El sol del membrillo (le Songe de la lumière) en 1993, que celui qui aurait dû être le quatrième remonte à plus de vingt ans et que si Erice a continué de travailler durant tout ce temps, réalisant quand même des films (de format moindre), écrivant des histoires, nourrissant d'autres projets, comme tout bon artiste, il était néanmoins resté marqué par la blessure que fut la non-réalisation de ce quatrième film, une adaptation du roman de Juan Marsé, El embrujo de Shanghai (le film sera réalisé par Fernando Trueba). Erice en publiera le scénario, La promesa de Shanghai, dans lequel se mêle le souvenir du film de Sternberg, The Shanghai Gesture, vu dans l'enfance, à la lecture, quarante ans plus tard, du livre de Marsé où il est question, outre le film de Sternberg, de la grisura du Barcelone des années 40, de maquisards anti-franquistes et de l'un d'eux, parti à Shanghai remplir une mission aussi secrète que périlleuse, un récit d'aventures que raconte au narrateur du roman (un adolescent) un second narrateur, le faisant ainsi rêver, comme on rêve à cet âge (c'est le embrujo du titre: le charme, le sortilège...), avant que la réalité ne vienne à la fin le réveiller brutalement... lui/nous rappelant que "dans la bouche des adultes, les rêves de jeunesse se corrompent", une sorte d'adage qu'on pourrait d'ailleurs appliquer aux deux grandes fictions d'Erice, l'Esprit de la ruche et le Sud.

Vingt ans après, comme dirait Dumas, Víctor Erice n'a pas l'intention de refaire le film qu'il n'a pas pu faire, mais il se souvient... De ce film qui n'existe pas, il se sert pour lancer la fiction. C'est le prologue de Fermer les yeux: un vieux Juif séfarade missionne un certain monsieur Franch — le vrai nom dans le roman de Marsé du personnage légendaire parti à Shanghai — afin que, aidé d'une photo, il retrouve et lui ramène sa fille, partie elle aussi en Chine, avec sa mère chinoise quand elle était petite, devenue Chinoise à son tour (on pense à The Searchers de Ford), qu'il n'a plus revue depuis, dont il imagine le "geste" avec son éventail (il gesto di Shanghai) et voudrait de nouveau croiser le regard avant de mourir. Soit "Le regard de l'adieu", une des deux séquences (tournées en 35mm), en l'occurrence la première, de ce qui s'avère être un film dans le film (écho au vrai film manquant de la filmographie d'Erice), film fictif débuté il y a vingt-deux ans mais interrompu pour toujours après la disparition de l'acteur principal, dont le corps n'a jamais été retrouvé, cette disparition coïncidant avec le départ en mission de son personnage... La première séquence est dévoilée lors d'une émission de télé consacrée à la disparition de l'acteur et à laquelle participe le réalisateur (qui n'a plus depuis refait de film), en attendant la seconde qui n'arrivera qu'à la toute fin, clôturant les deux films, ce qui veut dire, puisque l'acteur a disparu pendant le tournage, que la fin avait été tournée avec le début, au même endroit: une propriété baptisée "Triste-le-Roy", Erice convoquant ici Borges, via sa nouvelle La mort et la boussole, avec son portail et sa statue de Janus, le dieu à deux faces qui regarde l'avenir et le passé ("les couchants et les aurores", écrit Borges)... Sauf qu'il y manque la symétrie, le Janus d'Erice révélant deux visages différents, un Janus jeune et un Janus vieux, comme si le regard tourné vers l'avenir n'était pas contemporain de celui tourné vers le passé, mieux: que le présent n'existait plus en tant que tel, qu'il n'était qu'une éclipse, longue de vingt-deux ans, entre un passé définitivement révolu (le film qui ne s'est pas fait, l'ami perdu...) et un présent d'artifice, sans avenir, qu'on s'invente directement à partir du passé (l'ami retrouvé, le cinéma aussi). C'est le temps de la mélancolie. Et de la vieillesse qu'on affronte "sans peur" mais "sans espoir".

Pour cela, donc, faire appel à la mémoire, celle que Julio, l'acteur disparu, avait perdue, celle que Miguel, son ami réalisateur, réactive en fouillant par exemple dans une vieille malle (aux trésors, forcément) et cherchera à lui faire recouvrer, la revoyure finale de son film (la seconde séquence) se révélant, sans surprise, plus efficace que les nœuds marins (c'est sur les mers qu'ils s'étaient connus)... Quant à Erice, son travail de remémoration, qui à un niveau plus intime nourrit ce "quatrième" film, ne peut passer que par l'évocation des deux premiers: Ana Torrent, de retour cinquante ans après, l'enfant aux grands yeux noirs de l'Esprit de la ruche, elle qui déjà fermait les yeux pour parler au monstre (Frankenstein) — rappelez-vous: "C'est moi, Ana" —; ou encore, ces beaux fondus au noir qui rythmaient le Sud — un Sud qu'on ne voyait pas puisqu'il y manquait déjà la seconde partie — et qu'on retrouve ici à la conclusion de chaque chapitre, comme autant d'yeux qui momentanément se ferment. Une mémoire qui chez Erice remonte loin, au temps de son enfance, par la voie de la cinéphilie, une cinéphilie du coup très daneyienne (avec comme horizon mémoriel, à la différence de Daney, davantage la terreur du franquisme que l'horreur des camps), évoquant d'autres films des années 40-50, de They Live by Night de Nicholas Ray (l'affiche dans la cabine de Max, l'ami monteur) à Rio Bravo de Hawks, via "My Rifle, my Pony and Me", que chante Miguel lors d'une veillée dans le baraquement où il vit dorénavant, là-bas dans le Nord de l'Espagne (un retour aux sources pour Erice), y vivant tel Candide, en toute simplicité, de la pêche et de son potager, en passant par Ordet de Dreyer (le dernier cinéaste capable de nous faire croire aux miracles, rappelle Max)... Erice remontant encore plus loin, jusqu'à l'enfance même du cinéma, avec son flipbook de l'Arrivée d'un train de Lumière. Autant de souvenirs et de réminiscences qui, dit comme ça, font craindre une certaine lourdeur, voire un effet de saturation, et c'est vrai qu'à ce niveau Erice y va de "bon cœur".

La beauté du geste.

Ce qui fait qu'on est loin de l'épure attendue de la part d'un cinéaste de 82 ans... mais non promise si on considère que ce film, sans être celui qu'Erice aurait réalisé après le Songe de la lumière, l'est quand même d'une certaine manière, dans l'esprit en tout cas du cinéaste de soixante ans (à peine) qu'il était à l'époque, donc encore jeune, avec cette gourmandise toute borgésienne, mais à laquelle s'est ajouté le sentiment de manque, d'éclipse comme je l'écris plus haut, vécu durant plus de vingt ans. A l'arrivée, un film que d'aucuns pourront trouver décevant, parce que ne répondant pas à leur attente. Ainsi du finale qu'ils auraient voulu moins... prévisible (le cinéma qui fédère), surtout avec moins de pathos: les retrouvailles du père et de sa fille, sauf qu'il s'agit du film de Miguel dont rien ne dit qu'il fut un génie de la mise en scène. L'émotion qui se dégage, malgré tout, de ce finale provient non pas de son caractère mélodramatique, trop marqué en effet, mais du fait qu'Erice a décidé de finir son propre film avec celui de son alter ego, "Le regard de l'adieu", qui au vu des deux seules séquences tournées, très théâtrales, ne témoignait pas nécessairement d'un futur grand film... comme si le cinéaste (Erice) s'effaçait derrière son personnage (Miguel), bel acte d'humilité auquel il n'aurait peut-être pas cédé il y a vingt ans. C'est là que se manifeste au mieux la sagesse des cinéastes vieillissants, et c'est très beau. Ce qui fait que le film apparaîtra non pas décevant, car ne répondant pas aux attentes, mais plutôt déceptif, au sens de ce qui déjoue les attentes, concernant surtout le corps du film, sans les séquences placées aux deux bouts, sans les références non plus, ce qui reste du film pourrait-on dire, ce reste n'étant rien d'autre que le présent du film, un présent particulièrement terne, sans fioritures, la fiction presque en berne... et qui, en ce qui me concerne, rend le film si touchant. C'est à ce niveau que le Erice d'aujourd'hui, et non le Erice d'autrefois, celui des chefs-d'œuvre, se révèle à nous dans cette nudité triste que sont un musée, un studio de télévision, une grande ville, là où s'archive la mémoire... mais aussi, loin de la ville: un lotissement de fortune, une séniorie tenue par des sœurs, des lieux où le temps semble figé... D'où, et c'est là ma vision toute personnelle du film, l'image d'un Erice comme fantôme lui aussi (à l'instar de toutes ces figures qu'il convoque), s'avançant dans la nuit, guidé par son amour du cinéma mais avec l'interdiction de se retourner, sur son passé bien sûr, simplement se le rappeler, les yeux fermés... Erice tel Euridice.

4 commentaires:

  1. Eurydice, pas Euridice.

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    1. Eurydice qui s'écrit Euridice en espagnol

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  2. Ah le si pratique « déceptif » idéal pour montrer que si les intentions sont là et bien comprises, l’émotion ne suit pas toujours.
    J’aime bien le film, mais je le trouve loin du chef d’œuvre vanté. Et on a tendance à remplir les vides avec ce que l’on sait « par ailleurs » du cinéaste. D’autant plus que le parcours d’Erice est émouvant en lui-même, mais encore une fois c’est un peu extra-filmique.
    Ce que je trouve le plus déroutant, c’est le contraste entre le « film dans le fil » (mystérieux, symbolique, envoûtant, aristocratique) et le film en lui-même beaucoup plus explicatif, avec beaucoup de personnages secondaires purement utilitaires.
    D’habitude, j’ai l’impression qu’on fait l’inverse. Le film dans le film est souvent volontairement anecdotique pour faire contraste avec le reste (cf. La nuit américaine de Truffaut). Là, je me demande si en ne démarrant pas aussi haut, Erice ne s’est pas mis trop de contraintes d’emblée.
    Cela dit, dans Conte de cinéma, le « film dans le film » et le film sont assez équivalents, mais c’est un film que les personnages vont voir au cinéma, pas un film qu’ils fabriquent.

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    1. J'utilise le terme "déceptif" dans son acception première: qui vise à tromper, pas au sens (masqué) de décevant... par exemple la première séquence du film (le film dans le film) qui s'arrête brusquement quand le personnage sort de la propriété pour accomplir sa mission... après il peut y avoir déception pour celui qui attendait que le récit se poursuive. De même que pourra être considéré comme déceptif le fait que Erice ait abandonné volontairement le style incantatoire de ses premiers films pour une oeuvre davantage prosaïque, ce que le cinéphile qui connaît son oeuvre trouvera du coup (peut-être) décevant... C'est justement ça qui m'a intéressé dans le film et si les correspondances que tisse Erice entre ses films d'hier et celui d'aujourd'hui ont forcément quelque chose d'émouvant (pour peu qu'on les repère), j'ai finalement été beaucoup plus touché par tout ce qui est contemporain (les souvenirs qui reviennent à la surface chez le réalisateur, le baraquement où il vit dorénavant, la maison de retraite tenue par des soeurs où l'acteur amnésique a fini par échouer...)
      Sinon le "film dans le film" n'a pas une très grande importance ici, il sert surtout de "cadre" au film proprement dit

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