vendredi 1 septembre 2023

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Anatomie d'une chute de Justine Triet (2023).

Le comment et le pourquoi.

Sandra Hüller: — Stop! I did not kill him.
Swann Arlaud: — That's not the point.

Anatomie d'une chute est un film ambitieux porté par une actrice géniale, et c'est à l'aune de ces deux éléments — l'ambition de Justine Triet d'explorer des territoires plus intimes et/donc plus à risque, par rapport à ses films précédents, et le génie de Sandra Hüller dont la profondeur de jeu touche ici au sublime — qu'Anatomie d'une chute se révèle fascinant, pris que vous vous retrouvez dans les rets d'une machine implacable. Moins en ce qui concerne l'aspect médiatico-judiciaire du film (plutôt convenu, aspect qui, si on le considérait seul, ne distinguerait pas beaucoup le film de n'importe quel autre film de procès), que par ce qui s'y opère plus en creux: cette vérité insaisissable que Daniel, l'enfant malvoyant et néanmoins clairvoyant (écho probable au Danny de Shining, Stephen King étant d'ailleurs cité dans le film), arrive à cerner à défaut d'y accéder. Si on ne peut expliquer la "chute", alors essayons de la comprendre, de comprendre les raisons qui ont pu conduire à un tel acte. Et de décider s'il s'agit d'un meurtre ou d'un suicide. Pour arriver à cette conclusion, Justine Triet et Arthur Harari, couple dans la vie, questionnent ce qui justement fait exister un couple, par delà les crises que tout couple est amené à traverser, le film pouvant être vu, à l'origine, comme une façon d'exorciser les peurs qu'engendre une vie de couple, relativement aux tensions, lorsque celles-ci se multiplient et font qu'à la longue un couple en vient à se déchirer, parfois jusqu'à l'irréparable. En ce sens, Anatomie d'une chute épouse une forme de philosophie qui n'est pas sans rappeler celle d'un Romain Gary pour qui la littérature (Sandra et Samuel sont des écrivains, elle, célèbre, lui, non pas raté mais contrarié), en décrivant l'horreur de ce qu'est une guerre, qu'elle soit réelle ou symbolique: ici le chaos qui menace la vie d'un couple... Romain Gary donc, pour qui la littérature, et l'art en général, visaient moins à se confronter à l'horreur qu'à s'en débarrasser. Tout l'enjeu du film est là, qui apparaît du coup dégagé des écueils bergmanisants qu'une telle approche de la "vie conjugale" risquait d'entraîner, comme c'est le cas par exemple chez Desplechin, surtout dans ses films "Dédalus". D'où encore cette fluidité dans la construction qui fait passer d'une traite les cent cinquante minutes du film, à la manière du cinéma classique américain, le rapprochement avec Anatomy of a Murder de Preminger, auquel le titre du Triet fait écho, se situant aussi à ce niveau.

Cela dit, le mystère demeure pour expliquer précisément en quoi Anatomie d'une chute est un grand film. (Belle surprise en ce qui me concerne, dans la mesure où je n'avais que très peu goûté les précédents films de Justine Triet.) Cette fluidité, qu'on peut mettre également sur le compte de la multiplicité des points de vue, la caméra se faufilant, telle une enquêtrice, derrière les protagonistes, chien compris (Snoop, le border collie qui assiste Daniel), ou encore du travail effectué par la réalisatrice sur les visages, ainsi quand elle recourt au gros plan et même au TGP, à la Cassavetes pourrait-on dire (dont on sait par ailleurs l'attrait chez Triet)... les impasses du verbe, la vérité s'insinuant davantage dans les interstices: un regard, un silence, des non-dits... ou bien encore, le va-et-vient entre le français et l'anglais (la langue du compromis, en "terrain neutre")... et puis encore, les plages musicales, scandant le film à intervalles réguliers, lui assurant ainsi son rythme, des steeldrums du P.I.M.P de 50 Cent par Bacao Rhythm & Steel Band, que le père, harassé, passait en boucle quand il travaillait, au clavier sur lequel s'exerce l'enfant, y exprimant son angoisse, via l'Asturias d'Albéniz, ou, au contraire, recherchant là quelque effet consolant, à travers un Prélude de Chopin, en l'occurrence le n°4... oui, tout ça participe à la réussite du film, mais qu'en est-il exactement de sa grandeur? Difficile pour ne pas dire impossible à expliquer, à l'image du passage à l'acte, tant cette grandeur semble s'inscrire sur un autre registre, que l'intrigue policière, peut-être survalorisée, tend à reléguer au second plan.

A notre tour alors de passer du "comment" au "pourquoi". Si on ne peut expliquer comment le film arrive ainsi à s'élever, contentons-nous de comprendre pourquoi il y a ce mouvement ascendant (inverse pour le coup à celui de la chute), grâce auquel se produit l'émotion que de leur côté le scénario et ses ressorts, presque trop habiles, empêchent d'atteindre pleinement. C'est que, dans Anatomie d'une chute, l'ascension procède d'un effet de transcendance qui échappe à ce que nous raconte, même brillamment, le film. C'est ailleurs que l'effet se manifeste... Et si, dans l'après-coup, je finis par le saisir, c'est parce qu'il se prolonge, bien après la fin du film, dans ce qui m'en reste de plus fort: l'interprétation de Sandra Hüller, tout bonnement prodigieuse (1), qui loin d'écraser le film y joue au contraire le rôle de sublimateur (que Justine Triet, attentive, permet en retour de maintenir), conférant aux scènes les plus intimistes une justesse incroyable — cf. la douceur des échanges avec Swann Arlaud, son avocat et ancien amoureux, cf. aussi, bien sûr, c'est le cœur du film, la tendresse mêlée d'inquiétude dans ses rapports avec le fils —, de même que dans la scène-clé de l'intrigue, celle de l'affrontement entre Sandra et Samuel (tel un retour du refoulé: pas tant Bergman que la Bataille de Solférino), scène purement sonore, enregistrée par ce dernier, qu'on n'entend qu'au moment du procès mais que Justine Triet décide soudainement de nous montrer, pour quelle raison sinon ne pas frustrer le spectateur de l'image d'une Sandra Hüller là encore bluffante de... vérité (Justine Triet a-t-elle pensé à Gena Rowlands?). Dans ces moments-là, il n'est plus question d'anatomie ou d'autopsie mais bien d'alchimie.

"That's not the point." "Ce n'est pas le propos", répond dès le début du film Swann Arlaud à Sandra Hüller, quand celle-ci lui oppose avec fermeté qu'elle n'a pas tué son mari. Et ce n'est pas non plus le propos du film. Non pas qu'à l'heure de #MeeTo, à l'heure où les féminicides sont toujours aussi nombreux, Sandra ne devait pas, ne pouvait pas, être coupable, le cinéma n'ayant pas vocation à plaquer des discours tous faits, prêts à l'emploi, même si c'est malheureusement souvent le cas, surtout dans le cinéma français. Mais simplement parce que, quand bien même Justine Triet ne serait pas Gillian Flynn (l'auteure de Gone Girl), ce qui l'aurait conduit à faire du personnage de Sandra un vrai personnage de "méchante", celui-ci se devait néanmoins, comme dans tout bon récit, de cultiver un minimum d'ambiguïté. De sorte que si on ne doute pas de son innocence, quant à la mort du mari — à ce niveau si l'enfant s'interroge c'est parce que la justice s'interroge, l'interroge et le fait ainsi douter —, le trouble persiste quant à sa responsabilité dans le dysfonctionnement du couple, qui l'a vue rompre avec les "codes" de la vie maritale. Ce qui fait que l'interrogation ne porte plus sur l'acte proprement dit mais bien sur les causes, quel que soit l'acte finalement. Qu'est-ce qui a "épuisé" à ce point Samuel, le poussant au pire? La jalousie de voir ainsi sa femme s'épanouir sans lui, voire à ses dépends comme il le pense, ou son incapacité à écrire, qu'il attribue de façon tout aussi erronée au fait de manquer de temps? Vu comme ça, on peut trouver la partie "procès" surdimensionnée par rapport au reste du film (expliquant pourquoi le film dure deux heures trente). Possible, mais c'est en même temps le propre du cinéma de Justine Triet que d'embrasser ainsi tous les aspects d'un même sujet pour mieux ensuite les déployer. Si dans Sibyl, via tous les "rôles" joués par Virginie Efira, ça fonctionnait mal, on peut dire qu'ici, à risque égal, Triet s'en sort infiniment mieux. Et ce, malgré donc la trop grande importance accordée à la partie "publique" du film, étant donné que l'issue du procès, à moins d'un twist improbable (car l'enregistrement audio ne change rien à la donne) est connue d'avance, ce qui confère à la joute oratoire entre avocats une dimension essentiellement ludique (le plaisir du jeu) qui empiète sur la partie "privée", pourtant la plus belle, du film. Pourquoi ça tient, malgré tout? On en revient à ce que j'écrivais plus haut. Parce que cette part d'intimité, même empiétée, dégage, grâce à l'interprétation sublime autant que sublimante de Sandra Hüller (dans la partie "procès" l'actrice ne peut faire, en toute logique, que profil bas), une puissance d'émotion qui surmonte, jusqu'à les faire oublier, les réserves d'ordre fictionnel qu'on pourrait émettre par ailleurs. A ce titre, Anatomie d'une chute est bien un grand film. A n'en pas douter.

(1) Si le film mérite sa Palme d'or, il est quand même cruel pour Sandra Hüller, sept ans après Toni Erdmann, de se voir de nouveau privée du prix d'interprétation féminine, au nom cette fois (j'imagine) du non-cumul des prix.

6 commentaires:

  1. Même sans prix d'interprétation, Sandra Hüller est quand même tête d'affiche de la Palme d'Or ET du Grand Prix, ce qui doit être assez inédit dans l'histoire de Cannes.

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  2. Une première, oui sûrement... sinon je pensais que dans le passé il y avait eu des cumuls palme d'or + prix d'interprétation, en fait non

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    1. Il y avait eu des cumuls Palme + interprétation avec Barton Fink (mise en scène en 91) et Rosetta (99), ce qui avait à chaque fois entraîné des modifications de règlement. Ce qui n'avait pas empêché Chéreau de transgresser en 2003 avec double prix mise en scène + Palme pour Elephant.

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    2. Ah je me disais aussi... je pensais que c'était plus récent, j'avais commencé à éplucher les palmarès mais je me suis arrêté trop tôt.

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  3. Vous n'êtes pas difficile, il suffit qu'une actrice soit brillante pour qu'un film dont vous pointez pourtant les défauts devienne un chef-d'oeuvre

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    1. Je n'ai pas parlé de chef-d'oeuvre, ce que je dis c'est justement le contraire... je m'interroge sur le fait que malgré ses défauts (en termes de récit notamment), le film réussit à atteindre une forme de grandeur, ce que j'attribue à l'interprétation de Sandra Hüller (qui est plus que brillante)

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