Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki (2023).
Aki = automne (en japonais)...
Je reviendrai sur le Kaurismäki — on a tout l'automne — mais pour l'heure, un mot sur le Grand Chariot de Philippe Garrel, qui ne devrait pas rester longtemps à l'affiche:
De la vie des marionnettes.
La première partie (l'exposition, pour parler en termes de théâtre) jusqu'à la mort du père est absolument magnifique, comme souvent les premières parties des derniers films de Garrel. La suite, bien que typiquement garrelienne, qui voit s'agréger les différents événements narratifs et leurs retombées (toujours dans l'esprit d'un petit théâtre, celui de la vie) jusqu'au dénouement (en forme de points de suspension) pâtit de cette partie inaugurale, presque trop belle finalement...
En fait, c'est tout ce qui touche au métier même de marionnettiste (les scènes de représentation, vues de l'autre côté du castelet, la partie cachée du décor) qui fait la beauté du film, prolongeant en quelque sorte le précédent, le Sel des larmes, qui, via la menuiserie, traitait également d'un métier et de ses traditions, de son savoir-faire et de comment le transmettre, en l'occurrence à son fils, un jeune provincial débarquant à Paris pour passer le concours d'entrée à l'école Boulle. Encore que dans ce film, ce qui était le plus beau, c'était la rencontre (la première partie donc) entre Luc, le héros, et Djemila, la jeune fille abordée dans la rue, par sa simplicité fébrile, sa presque banalité, pour capter à travers quelques regards le désir de l'un, le sentiment amoureux de l'autre... ce que Garrel a toujours su filmer, mais là peut-être jamais de façon aussi saisissante. Reste que si Luc réussissait son concours, le film, lui, échouait par la suite à entretenir la flamme (en même temps, comment faire durer un miracle?), se perdant dans les schémas attendus de la vie à deux (avec l'amie retrouvée), jusqu'à faire fausse route (une fois les larmes de Djemila séchées et l'amie, tombée enceinte, abandonnée) dans sa représentation d'un ménage à trois et, plus généralement, de la vie d'un étudiant de province monté à Paris. De sorte que le fil qui courait, ténu, en retrait du récit, à savoir le lien avec le père (la menuiserie, mais aussi le rêve caché de celui-ci: faire l'école Boulle), restait à l'état d'ébauche, à l'image du fauteuil en cours de fabrication auquel manquaient supports d'angles et chevilles, une forme d'inachevé qui est propre au cinéma de Garrel, sauf qu'ici, à travers l'inachevé, c'était moins la volonté de ne pas finir qui semblait s'exprimer qu'une certaine impossibilité à "bien finir".
Dans le Grand Chariot, c'est différent. Ce qui restait en arrière-plan dans le Sel des larmes, se maintient au premier plan, et c'est au contraire ce qui gâchait le précédent film (les stéréotypes sur l'étudiant nouvellement parisien, même si, comme pour tout stéréotype, il y a avait là une part de "vérité"), qui dans le Grand Chariot se retrouve à la périphérie (mais pas toujours) de ce qui forme le noyau du film, à savoir la famille de marionnettistes: le père et ses trois enfants + la mamie, guettée par la démence, qui confectionne les poupées. Tout ce petit monde est délicieux, la palme aux deux filles Garrel (Esther et Léna), confrontées à la volonté du père que ses enfants perpétuent le métier, à une époque où il devient difficile d'en vivre, et que le mieux, comme le comprend le grand frère (Louis), une fois le père mort, n'est pas pas tant de respecter sa volonté à la lettre que de s'épanouir par une autre voie, en l'occurrence le métier de comédien, ce qui en soi ne serait pas une trahison puisque toujours en rapport avec la vie de saltimbanque. Sur ce registre, le film se décline assez joliment même s'il n'évite pas les redites et que par moments il s'appesantit un peu trop sur ce qui constitue les motifs les plus ingrats du cinéma de Garrel (la femme trompée, qu'on abandonne enceinte, là encore... l'artiste tourmenté, les affres de la création jusqu'au clash...). Sachant que si ces éléments périphériques à l'histoire familiale, tendent à prendre de plus en plus de place, c'est aussi parce que cette histoire se réduit comme une peau de chagrin, parallèlement à la fin programmée d'un art et de ses traditions, quels que soient les moyens pour s'en sortir... En termes de mise en scène, l'émotion naît ainsi de l'éloignement progressif que prend le film par rapport à l'espace scénique du "Grand Chariot", le nom du théâtre, occupé par le père et les trois enfants (les quatre étoiles qui constituent le quadrilatère), s'en éloignant inexorablement en même temps que s'élargit l'espace (les trois autres étoiles qui forment le bras du chariot: de la grand-mère, dans la maison où elle vit avec la famille, au reste de la troupe que l'on croise, notamment dans le jardin, le peintre et la femme qu'il a séduite: en fait deux femmes mais qui n'en font qu'une, dans le même rôle, interchangeable)... le compte est bon, ça fait sept, non pas le jeu des sept familles, mais le "set" (le plateau de cinéma) d'un jeu de famille... jusqu'à ce qu'il ne persiste plus rien, tel un ciel sans étoiles.
Un pouvoir d'émotion dont pour ma part je préfère conserver la trace, quitte même à la creuser davantage, en découvrant par exemple ce qui anime le film de l'intérieur, le fait que l'acteur Maurice Garrel (le père de Philippe) fut lui-même marionnettiste et qu'il travailla avec Alain Recoing (le père d'Aurélien qui joue le personnage du... père dans le film, ça va vous suivez?), un des plus grands marionnettistes français, fondateur du "Théâtre à mains nues", c'est-à-dire sans fils, les marionnettes à gaines et non les fantoches (ce à quoi se résout l'une des deux filles Garrel à la fin), et qu'il est touchant de voir le film, à l'instar du cinéma de Garrel, non pas comme un "art" qui se perd (poussant à le sacraliser un peu trop), mais plus simplement comme le spectacle de la vie, difficile à tenir comme ça, si longtemps, "à bout de bras", justifiant alors, pour que ça tienne encore quelque temps, de recourir à des fils...
PS: Oui je préfère cette émotion-là, qui fait que je ne vais pas m'attarder, comme certains, sur le personnage antipathique du peintre, façon détournée, en insistant ainsi sur la médiocrité du personnage (jusqu'à en faire une sorte d'autoportrait du cinéaste), de s'empêcher d'apprécier le film à sa juste valeur, sous prétexte de ce qui est reproché à Philippe Garrel (au passage, s'il y a un truc sur lequel on peut tiquer, c'est la scène plutôt gênante où la copine du peintre, vaguement éméchée, demande à Louis Garrel de l'embrasser)... donc je ne m'y attarde pas, sinon pour regretter que ce genre de critique (elle est à lire dans Libé) qui, bien qu'honnête — Olivier Lamm, que j'apprécie par ailleurs, précisant d'emblée qu'il n'a pu voir le film autrement qu'en pensant aux révélations de Mediapart —, non seulement se trouve biaisée (c'est comme voir un film avec un affreux mal de tête: "La Grande Casserole" au lieu du "Grand Chariot") mais, plus grave, fait le lit de ce qui attend peut-être Garrel à l'avenir (et m'est insupportable, quand bien même il serait coupable de ce dont on l'accuse): la cancel culture.
Vous fermez bien fort les yeux, dites donc.
RépondreSupprimerPour davantage de lucidité :
"Le legs cruel d'un héritage intransmissible pour celui qui aura pourtant hérité tellement distribue ses parts avec un sens aigu des asymétries révélant de sévères inégalités : selon que l'on est de la famille (les trois enfants Garrel) ou non (un peintre blessé reconverti en artisan d'appoint, ange garrelien de l'immaturité masculine face aux responsabilités paternelles) ; selon que l'on est garçon plutôt que fille (Louis a beau avoir baguette sous le bras et le style débraillé, la fuite loin du désastre annoncé lui assurera sur scène le succès) ; selon que l'on est aînés plutôt que puinés (le militantisme de la benjamine est une féminisme dépoitraillée et médiatique, celui de sa grand-mère la conscience historique d'un siècle qui été celui de la Résistance et du communisme).
Il faut toutefois préciser : de la transmission, il y en a quand même. Ainsi, la veulerie masculine devant la venue des enfants que tempèrent des amitiés tolérantes (Louis qui se demande ce que les filles ont préparé à manger, son pote qui requiert son ex qui vient à peine d'accoucher de ne pas trop lui en vouloir de l'avoir larguée). Aussi, l'incompétence féminine devant les choses de l'art (les filles qui échouent à faire tourner le petit commerce familial, la jeune amie du peintre qu'elle envoie en clinique parce qu'elle est incapable de voir qu'il peint des Alberola). Le partage des qualités et des défauts obscurcit considérablement le bleu du ciel des héritages libertaires."
Dans la mesure où ce que filme Garrel il le filmait déjà il y a 10 ans, 20 ans, 30 ans... ce genre de critique j'aurais aimé le lire à ces moments-là... aujourd'hui, nourri de ce qu'on dit sur Garrel, ça ressemble trop à un réquisitoire à charge. Sinon je sais d'où vient le texte, Des Nouvelles du front... un site qu'il m'arrive de lire avec intérêt d'ailleurs (comme Le Rayon vert), malgré une écriture inutilement pédante... mais là sur le dernier Garrel, non
SupprimerAh bon ? Pas de veulerie masculine dans le dernier Garrel, pas d'incompétence féminine devant les choses de l'art ? Pure poésie, hasard de la vie, si le petit théâtre péricilite dès que le père meurt et que les mecs s'en éloignent ? La poésie et la vie ont bon dos. Les critiques ne voulaient rien voir il y a 20 ans. C'est une raison pour fermer les yeux aujourd'hui ? Garrel n'a pas changé, mais les spectateurs eux si, et tant mieux s'ils voient enfin ce que les critiques d'hier refusaient de reconnaître : la misogynie crasse de PG, pour qui les nanas représentent, la plupart du temps, un poids mort télégénique et rien d'autre.
SupprimerPeu importe "ce qu'on dit" : les films suffisent. Encore faut-il oser les soumettre à un regard critique.
Je ne suis pas l'auteur du texte. Il ne s'agit pas "changer Garrel" mais moi, sa misogynie, je la constate depuis longtemps et elle m'horripile. Vous ne répondez rien sur la "veulerie masculine" et surtout "l'incompétence féminine" qui est le fin mot de ce "petit théâtre". Ce qu'il y a de sordide dans le film, et qui était déjà là dans les précédents, c'est la paresse intellectuelle d'un cinéaste égocentrique et machiste qui ne se pose jamais la moindre question sur ce qu'il raconte. Il ne s'agit pas de "s'en indigner" mais de la souligner. On a été trop longtemps complaisant avec ce cinéma, et si l'affaire en cours permet de desciller critiques et spectateurs, c'est tant mieux. Il était plus que temps.
SupprimerIl est bien certain que la cancel culture (expression employée par ceux qui entendent, en se défaussant sur les victimes-coupables, défendre les violeurs-innocents) touche les hommes ou femmes accusés et pas leurs accusatrices·eurs. Voir Adèle Haenel, voir le grand mutisme après les témoignages des comédiennes sur Philippe Garrel, ad libitum. Inversion des valeurs, pirouette. La culture du viol est il est vrai tellement moins "insupportable" que la cancel culture ( qui comme ledit "wokisme", "politiquement correct" ou "bien-pensance", ressort de ce lexique lamentable partagé par toute une idéologie réac visant à déboulonner la moindre prise de parole pas dans les clous de cette "correction de droite" ). Tremblez.
RépondreSupprimerVous avez écouté le dernier Masque et la Plume, Buster ? Camille Nevers y a dit qu'elle n'était pas allée voir le Garrel par solidarité avec les actrices qui l'accusent. C'est ça que vous appelez "ce qui attend peut-être Garrel à l'avenir" et qui semble tant vous inquiéter ?
RépondreSupprimerNon je n'écoute pas le MP... sinon je fais la différence entre une démarche individuelle dictée par sa conscience (ne pas aller voir le film ou ne pas en rendre compte si on est critique), ce que je respecte parfaitement, et un éventuel appel au boycott, sous prétexte qu'il n'y a pas de plainte et qu'il n'y aura pas de jugement (jouer les justiciers ce sera toujours sans moi)... de même que de se servir d'une critique pour exprimer sa profonde antipathie à l'égard de Garrel, ce qui est le cas dans le texte évoqué... pas dans celui de Libé où l'auteur a au moins l'honnêteté d'admettre qu'il lui est difficile de rendre compte avec objectivité du film (mais bon, dans ce cas mieux vaut ne pas écrire sur le film)... Et puis résumer (après coup car je ne crois absolument pas à ce discours du "moi j'ai vu depuis toujours") tout le cinéma de Garrel à une "misogynie crasse", n'invite pas à prolonger ce débat.
SupprimerMais donc votre conscience à vous, elle vous dicte de défendre d'avance Garrel contre la "cancel culture", c'est bien ça ?
SupprimerEt, au fait, de quel "débat" parlez-vous ? Il n'y a pas de misogynie crasse chez Garrel, vous le jureriez ? Et s'il y en a, ça vous est indifférent (vu que vous n'en parlez pas) ?
Ce n'est pas parce que le principe de la cancel culture m'indispose que je défends d'avance ceux qui pourraient en être victimes. Toutes proportions gardées ce n'est pas parce qu'on est contre la peine de mort qu'on va défendre d'avance un criminel.
SupprimerA suivre un gros pavé pour mettre un terme à cette discussion (après rideau, en ce qui me concerne)
Donc si dans mon texte je n'ai pas parlé volontairement des accusations dont Garrel est l'objet, c'est que le film, qui a ses défauts (de ça j'en parle), n'est pas du tout le reflet des comportements condamnables de l'auteur. Qu'on retrouve de la misogynie, un certain machisme, comme chez beaucoup d'artistes masculins de la génération de 68, n'a rien d'extraordinaire. Comme je l'ai dit précédemment c'est l'égocentrisme de l'auteur qui induit chez lui une vision machiste de l'artiste (ce qui n'est pas un scoop là non plus)...
SupprimerAussi, voir son dernier film et rétrospectivement tous ses films à l'aune de ce qui nous est révélé aujourd'hui, en nous la jouant grand décilleur du regard des autres, de tous ceux, pauvres crétins que nous sommes qui avons avalé depuis des lustres les films de Garrel sans rien voir ni se poser de questions... oui eh bien pour moi ça relève de la posture. Parce que non, le cinéma de Garrel n'est pas synonyme de misogynie "crasse"... entendu que le mot "crasse" marque le dégoût voire l'abjection, signe que c'est de l'homme dont on parle plus que de l'artiste .. ou bien, dans l'esprit de l'époque qui aime amalgamer, parce qu'on estime que son oeuvre reflète son style de vie et que donc l'oeuvre est à condamner sans nuance
Et ça encore
SupprimerJe ne défends pas du tout Garrel et d'autant moins que je suis convaincu que les accusations sont fondées (surtout que Garrel dans le petit milieu de la cinéphilie a toujours eu cette réputation d'être un sacré queutard, héritage jamais remis en cause des années 70, lui-même le reconnaît à demi-mot). Et après? ça me heurte, je suis déçu... mais l'artiste m'intéresse et je n'ai pas cette haute probité qu'on trouve chez certains qui m'interdirait d'aller voir son film (sous prétexte que)... donc je le vois, un film qui me semble supérieur au précédent, sans atteindre des sommets, j'y reconnais le "Je" de l'artiste, toujours un peu épuisant, mais tout ce qui touche à l'art des marionnettes m'enchante et surtout je ne vois rien dans ce film (sur le moment et après réflexion) de moralement ignoble, nulle trace de "misogynie crasse", pas même dans les personnages de Bouche en feu et de Bec de miel (OK je me moque), donc si je parle du film, ça s'arrêtera là, rien qui renverrait aux accusations, non par indifférence mais parce que... comme dit Swann Arlaud dans le Triet, that's not the point. Et surtout parce qu'en parler alors que rien ne s'y prête artistiquement parlant (hormis une scène qui m'a gêné, je l'évoque dans mon texte) serait participer à ce dont je me suis toujours refusé: la surenchère publique dans le discrédit. Certes pour l'instant ça reste minoritaire, mais il est à parier que ça va aller en s'amplifiant, et si je suis bien évidemment du côté des actrices dans cette affaire, j'ai plus de mal avec les autres, les donneurs de leçons, ceux pour qui, sous prétexte qu'on ne suit pas panurgiquement la mise en pièces de Garrel et de ses films, on serait de sales machos, de droite forcément, qui se serviraient de l'Art comme d'un étendard pour défendre l'indéfendable
Voilà c'est fini
« le mot "crasse" marque le dégoût voire l'abjection, signe que c'est de l'homme dont on parle plus que de l'artiste »
SupprimerPas du tout, on peut trouver des films dégoûtants ou abjects et vous le savez très bien.
Vous ne dites toujours rien sur « l’incompétence féminine » qu’illustre clairement le film, ou plutôt vous ne faites qu’une chose : trouver des excuses à cette vision de l’art et des femmes. Dire « c’est pas qu’elles sont nulles, c’est qu’elles n’ont pas compris que le petit théâtre de marionnettes c’est terminé » revient exactement à dire qu’elles sont nulles. En vérité ces personnages féminins sont des avortons, des poids morts ni plus ni moins. Voilà comment Garrel les voit et les montre.
Vous n’avez pas lu ces commentaires sur les autres films de PG, et alors ? C’est en tout cas dans ce film-ci, et vous refusez de l’entendre sous prétexte qu’il y aurait ces accusations. C’est votre position qui est indéfendable.
D’ailleurs vous commencez à le reconnaître à demi-mot que Garrel est un vieux con. Allez, encore un effort.
Au fait elle en parle Laura Tuillier des accusations contre Garrel ?
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