Les Feuilles mortes d'Aki Kaurismäki (2023).
Ce n'est peut-être plus la caméra d'Ingmar Bergman qu'utilise Kaurismäki — l'Arriflex 35mm BL II (qui avait servi entre autres pour Fanny et Alexandre) —, ça doit être une nouvelle version, mais c'est toujours de l'argentique, auquel AK reste indécrottablement fidèle. Et c'est beau. De même que son style minimaliste qui ne change pas, avec ces plans-vignettes, le laconisme des dialogues (qui consiste à "laisser tomber ses répliques comme des briques sur de l'asphalte mouillé", dixit l'auteur), l'impassibilité des personnages: Droopy ou plutôt Randolph Scott dont Michel Delahaye disait qu'il était un bloc: "en tout et pour tout, trois gestes et deux mimiques"... les mêmes références: Chaplin (sans le sur-jeu), Bresson (en plus drôle), De Sica (je pense surtout aux gentils toutous) et bien sûr Ozu (les pillow-shots)... les mêmes histoires de prolétaires cabossés par la vie, mais toujours dignes, qui fument, qui boivent (notamment le "kossu", la vodka sucrée de Finlande) et parfois rencontrent l'âme sœur... C'est toujours pareil parce que pour Kaurismäki, comme pour Ozu (et Randolph Scott) tout est dans les variations. Le cinéma d'AK est un art du contrepoint... Et puis aussi parce qu'il y a chez lui quelque chose d'inflexible, d'intraitable, qui ne le fera jamais changer d'avis. Ainsi quand il dit: "La pureté du style conditionne tout le reste. Car que Bresson est-il d'autre qu'un Douglas Sirk à l'envers, ou l'inverse? L'essentiel est de s'en tenir au style qu'on a choisi." Point barre.
NB. Les citations en italiques sont extraites du livre de Peter von Bagh, Aki Kaurismäki, 2006.
Le vent du Nord les emportera...
Voilà, de tout ça, on ne reparlera pas, c'est Aki. Comme est acquis le thème, essentiel chez lui, qui sert de base solide à ses films et sur laquelle se feront les variations (narratives mais aussi esthétiques, dans le choix, outre celui du cadre, des décors, des couleurs, et fort de ça du jeu des acteurs, parfois réduit à un simple jeu de regards)... qui sert donc de base solide à ce qui est la rencontre — comme le souligne Kaurismäki dans le livre de von Bagh — de l'innocence, incarnée ici par Ansa (Alma Pöysti) et Holappa (Jussi Vatanen), deux êtres qui eux-mêmes vont à la rencontre l'un de l'autre — et de l'indifférence, incarnée par ceux qui les emploient, les exploitent et les virent au moindre manquement. C'est au niveau de cette "double rencontre", dans l'équilibre à trouver, le bon dosage, que réside la réussite des films de Kaurismäki. L'équilibre peut être parfait, c'est le sommet que constitue la trilogie "Finlande", avec Au loin s'en vont les nuages, l'Homme sans passé et les Lumières du faubourg, sachant que Kaurismäki n'est jamais aussi génial et émouvant, génialement émouvant, que lorsque c'est à l'homo finnicus (finnois) qu'il s'attache, dans sa condition la plus humble, et que, bien que renvoyant à des valeurs universelles, il l'inscrit dans une constellation purement locale, quelque part dans un quartier d'Helsinki, entre le logement du héros, juste fonctionnel, son lieu de travail où il trime pour des prunes, et le bar où le soir il vient boire en écoutant de la musique, et non l'inverse. En revanche, lorsque Kaurismäki y introduit une trop grande part d'exogène, comme dans Le Havre, soit la rencontre entre un jeune immigré venu clandestinement d'Afrique et un vieux cireur de chaussures, dans un esprit qui mêle le réalisme poétique des années 30 et le néoréalisme à la De Sica (un "havre" de bons sentiments), l'équilibre ne tient plus, tant le film se voit porteur d'un message trop ostensiblement humaniste (la Solidarité avec un grand S). Idem dans l'Autre Côté de l'espoir, quoique moindre puisque ça se passe à Helsinki, via cette fois la rencontre d'un réfugié syrien et d'un patron de restaurant, le déséquilibre provenant de la trop grande noirceur du récit, qui livre l'innocence (ici plus tragique que jamais) non plus à l'indifférence mais à la pure barbarie (les néo-nazis du film), dans un esprit peut-être fassbindérien mais là encore un peu trop appuyé en termes de signifiants.
Et dans les Feuilles mortes? Eh bien là, alléluia, ça fonctionne de nouveau. On y retrouve la grâce de la trilogie "Finlande", même si le film n'est pas tout à fait au même niveau, même s'il prolonge en fait une autre trilogie, plus ancienne, celle dite du "prolétariat". Tout Aki est dans ce film, et c'est peut-être ce côté totalisant qui un peu l'étouffe, notamment dans le jeu des citations, qui n'ont jamais été aussi nombreuses, sans compter toutes celles qui nous échappent (en même temps, ce ne sont que des clins d'œil, sans théorisation derrière, cette abondance de films cités, directement ou indirectement — via les affiches —, relevant avant tout de l'autodérision, Kaurismäki se définissant lui-même comme un cinéphile compulsif). Disons d'abord que l'exogène qui occupait exagérément les deux derniers films, dans un souci d'ouverture peut-être compréhensible (le monde globalisé) mais qui "universalisait" inutilement les thèmes habituels de Kaurismäki (avec cet effet du clou qu'on enfonce) tant l'universel est déjà implicitement contenu dans la vie purement finnoise de ses "héros"... oui eh bien, que l'exogène ici, AK l'a enfermé dans une boîte, en l'occurrence un transistor, le laissant s'échapper par le seul canal d'une information que le film distille à petites doses (il s'agit de la guerre en Ukraine), ce qui donne à l'exogène un relief finalement plus saisissant que dans Le Havre et l'Autre Côté de l'espoir, car fonctionnant en contrepoint et non plus... en chape, avec l'effet trop écrasant qu'il produisait. Relief d'autant plus saisissant que le cinéaste peut y greffer, au-delà des exactions russes et du sentiment d'horreur qu'elles provoquent, son thème principal de l'innocence aux prises avec l'indifférence, y pointant même une sorte d'effet contaminant de l'indifférence, lorsque, las d'entendre régulièrement les mêmes horreurs, on finit par couper le son du poste, comme si, déjà suffisamment triste dans sa vie de tous les jours, on ne supportait plus le malheur des autres: les bombardements sur Marioupol et Kiev, mais aussi Tchaplyne que Kaurismäki ne pouvait ne pas citer, Chaplin étant la principale référence du film — plus encore que Jarmusch, Bresson et Godard —, via les Temps modernes (le travail à la chaîne, la rencontre amoureuse, le plan final...), mais vu du côté féminin, sans oublier bien sûr le nom du chien.
Reste que si le film est si émouvant, c'est non seulement parce qu'il reprend l'aspect de "précipité humaniste" qui caractérise les meilleurs Kaurismäki, mais aussi parce que s'y dégage, s'y ressent, davantage que d'habitude, à travers le thème de la répétition (les boulots mal payés qui se succèdent, les soirées au bar, le cycle: "je bois parce que je déprime, je déprime parce que je bois"...), et plus encore la question de l'âge (le très beau personnage d'Huotari — Janne Hyytiäinen, le héros des Lumières du faubourg — à la voix de baryton ou de basse ou des deux), le motif du "temps qui passe", s'écoulant inexorablement, où s'entremêlent l'idée de "finitude" (évoquée par le titre même du film, également par le "différé" que provoque le papier envolé où été inscrit le numéro de téléphone d'Ansa) et le concept de "finnitude", de ce qui imprègne l'âme finnoise, ce sentiment d'abandon qui historiquement a longtemps accompagné le peuple finlandais (au point qu'on le disait "abandonné des dieux") et que réactive d'une certaine manière Aki Kaurismäki à travers ses personnages de laissés-pour-compte (comme dans l'Homme sans passé), mais aussi, à l'échelon juste au-dessus, de ces petites gens vivotant à la marge, à la limite de l'exclusion, et pourtant incroyablement résistantes — "The dead don't die" proclame le film de Jarmusch que Ansa et Holappa voient ensemble — face à la grande broyeuse qu'est la société capitaliste... En tout cas, loin de la modernité (les exemples abondent, je n'insiste pas), ce que Kaurismäki nous rappelle infailliblement par son refus inébranlable du culte moderniste, sans se réfugier pour autant dans le passé, cherchant plutôt à dépasser les oppositions trop marquées (nouveauté/imitation, avant-garde/kitsch, progrès/réaction) entre la modernité et la tradition; et par là — en revisitant les formes du passé (du burlesque à Bresson) pour créer sa propre forme — de retrouver l'innocence qui était celle du cinéma d'autrefois. En s'imposant ainsi des règles stylistiques qu'on pourrait qualifier d'intemporelles, Kaurismäki ressuscite une époque où le cinéma valait moins par ses effets de style que par une mise en scène capable de transcender le réel par son seul pouvoir d'évocation, voire d'incantation, cette petite touche de fantastique qui colore la réalité chez AK, comme dans les derniers Sirk, et tel qu'il se dégage ici de la richesse picturale d'un plan, de son "mouvement intérieur", qui déborde les limites du cadre (c'est ça la sub-limation), ou encore de l'intérêt porté, là sur un geste (celui, précis, du travail qu'on exécute), là sur un regard (à travers le trouble qui s'y révèle)... autant d'éléments qui confèrent au cinéma de Kaurismäki la dimension d'une quête, avec ce que cela suppose de mélancolique (cf. la musique, tango compris): retrouver la "trace", qui est aussi le secret, d'un cinéma révolu plutôt que tracer la voie pour le cinéma de demain... Quand il s'en approche au plus près, c'est tout simplement bouleversant.
Aki, c'est exquis.
Bonus: la chanson du film par Maustetytöt (littéralement "Les Filles aux épices").
Maustetytöt, en français ça donne les filles aux épices, en anglais les Spice Girls. Il m'a paru important de le faire remarquer.
RépondreSupprimerRemarque judicieuse... d'ailleurs il n'est pas impossible que les épices soient évoquées à un autre moment du film, tout en restant inaccessible au spectateur étranger. Je lisais récemment le texte d'un traducteur finlandais sur la langue très particulière de Kaurismäki (appelée l'akilien) qui mêle expressions argotiques et mots peu usités voire savants (même dans la bouche d'un ouvrier), ainsi que tout un système d'échos au niveau des répliques, des situations... jusqu'au nom des personnages jamais choisi au hasard... Si j'ai le temps je publierai le texte
Supprimer