Le Gang des Bois du Temple de Rabah Ameur-Zaïmeche (2022).
Préambule.
En 2019, étaient sortis le même jour les Misérables de Ladj Ly et Terminal Sud de Rabah Ameur-Zaïmeche, le succès du premier réduisant considérablement la visibilité du second, déjà en soi très réduite. Il était tentant de comparer les deux films, ce que firent d'ailleurs les Cahiers à l'époque, y adjoignant un troisième film sorti quelques semaines plus tôt: Gloria Mundi de Robert Guédiguian. Rapprochement judicieux si l'on considère la dimension politique de ces trois films: l'état du monde et la vision qu'en donnent trois cinéastes. Le film de Ly comme un cri d'alarme, la France au bord de la guerre civile... chez Guédiguian, plutôt le désenchantement, à voir le tissu social, et même familial, se déchirer inexorablement... alors que dans le film d'Ameur-Zaïmeche, qui relève plus d'une sorte de "rétrofuturisme" (avant et après, ici et ailleurs) que d'une véritable dystopie, le pire est arrivé (la guerre civile), c'est le règne de la dictature et de la terreur... Trois regards dont la justesse tient au fait, entre autres, qu'ils sont nourris des expériences de chacun des cinéastes, que ce soit celles, pour Ly, de la banlieue (le quartier des Bosquets à Montfermeil), pour Guédiguian, de Marseille (non plus l'Estaque mais la Joliette, symbole "économique"), et pour Ameur-Zaïmeche, autant de l'Algérie (celle de Bled Number One) que de la France, disons suburbaine (coïncidence, le cinéaste a grandi lui aussi dans le quartier des Bosquets — cadre de son premier film Wesh, Wesh — sauf qu'ici ça se passe dans le Sud, en l'occurrence le Gard, le territoire n'est pas nommé mais on reconnaît Alès, Nîmes et leurs environs). Des points de vue qui convergent...
Dans les Misérables, il est clair que c'est surtout de l'immersion — la BAC comme si vous y étiez — que le film tire sa force (pour une fois dirais-je), et ça, parce que Ly ne se contente pas de nous embarquer inside, mais parce qu'il y introduit un personnage tiers, témoin (Damien Bonnard), lui-même embarqué, personnage qui se révélera central, non pas que le film soit vu à travers son regard mais que le regard du film transite par celui du personnage, d'abord observateur avant de devenir acteur... Une fois l'étape franchie (Bonnard aguerri), la bavure étouffée, la cité prête à s'embraser (dans la lignée du Do the Right Thing de Spike Lee, un autre "Li"), le film est nettement moins convaincant, épousant progressivement la forme "virilo-tape-à-l'œil" des films Kourtrajmé, pour un finale grandiloquent, qui voit les plus jeunes se révolter non seulement contre les flics mais aussi les gros caïds du quartier (ce qui laisse le champ libre aux religieux). Dans Gloria Mundi, qui s'ouvre par un hommage à Pelechian et son film Life, le constat de Guédiguian sur les méfaits du macronisme est dressé à gros traits, peut-être parce qu'il s'agit d'un mélodrame et que les stéréotypes jouent à plein pour mieux servir la tragédie, peut-être aussi parce que le cœur du film est ailleurs. Où? Eh bien du côté des grands-pères, à travers les deux vieux comparses de Guédiguian que sont Jean-Pierre Darroussin bien sûr, la "bonne pâte" du film, mais surtout Gérard Meylan, en repris de justice, revenu au pays vingt-cinq après, pour voir Gloria, sa petite-fille qui vient de naître... Si le monde a changé, en mal visiblement, il peut encore en sortir quelque chose de beau, sauf que ce n'est plus dans le cours des choses, que ça relève de la providence. Les moments avec Meylan, quand il arrive à Marseille, qu'il écrit ses poèmes, seul dans sa chambre, ou qu'il promène Gloria dans sa poussette, sont les plus beaux du film (le personnage a un côté kaurismakien), d'autant plus beaux que Guédiguian les accompagne de la musique de Ravel, et pas n'importe laquelle, l'apothéose ("Le jardin féerique") de Ma mère l'Oye, musique qui me bouleverse chaque fois que je l'entends, prélude à ce que sera le dernier plan, sublime, du film: "sic transit gloria mundi"... un homme est passé, s'est sacrifié, pour rappeler que les petites gloires que promet/promeut le discours dominant ne peuvent être qu'éphémères, appelées elles aussi à rejoindre rapidement le grand brasier dans lequel se consume le monde.
Si Ly se détache d'un trop grand rapproché avec la réalité, à travers le personnage "intermédiaire" du bizuth, si Guédiguian s'en écarte, à travers celui, "hors-du-monde" de l'ange gardien, Ameur-Zaïmeche, lui, s'en abstrait littéralement, en reconfigurant cette réalité, celle ici d'un état policier (l'Algérie des années 90, le conflit entre le gouvernement algérien et les groupes islamistes), dans lequel il introduit un personnage de "docteur" (Ramzy Bedia), ce qui donne à Terminal Sud un côté à la fois expérimental et réflexif, à la manière d'un roman de Camus (le personnage joué par Ramzy n'est d'ailleurs pas sans évoquer celui de Rieux dans La Peste: médecin qui consacre toute son énergie à soigner les autres au détriment de sa vie privée, point de vue "neutre", image de "résistant", mais sans héroïsme, aux yeux de ceux qui contrôlent le pays parce que, soignant tout le monde, il est amené à soigner leurs ennemis...). L'austérité du film, sa sècheresse, est à l'image de l'extrême rigueur dont fait preuve le personnage. Et si ça manque de chair, c'est que RAZ y décrit un processus de déshumanisation, qui passe par l'épuisement, l'esseulement, la torture... A ce niveau le film est d'une force exceptionnelle, culminant dans la dernière partie, qui voit le personnage se faire soigner à son tour puis réussir à s'échapper (pour cela il devra tuer, ce qui l'engage définitivement), faisant ainsi de Terminal Sud le plus lumineux des trois films, parce que finissant sur une image d'espoir — c'est ça le "terminal". Un finale qu'il serait évidemment exagéré de considérer comme optimiste (l'avenir du héros reste incertain), mais qui rappelle cette idée toute simple que la liberté a un prix, qui ne se satisfait pas de l'exemplarité (faire son devoir de médecin) et encore moins de la neutralité. Ce prix c'est la révolte, qui passe par l'agir et permet au révolté de se libérer des tyrannies et d'exister enfin, tel Ramzy prenant le large, le regard fixé vers l'horizon...
La beauté du jour.
Quatre ans après, revoilà Rabah Ameur-Zaïmeche avec son nouveau film, le Gang des Bois du Temple, dont le titre est comme une synthèse des précédents puisque s'y associent 1) le film de braquage (c'est inspiré d'un fait divers) transposé dans les quartiers populaires (la cité des Bois du Temple à Clichy-sous-bois qui jouxte celle des Bosquets à Montfermeil), sauf que le film, du fait des aides régionales à la production, a été tourné à Bordeaux et à Marseille, révélant une autre géographie — à la manière de Terminal Sud —, ce qui pour RAZ n'est pas un problème, vu que les cités des grandes villes se ressemblent toutes; et 2) l'esprit contrebandier des Chants de Mandrin (ce qu'évoquent "les Bois" du titre, les membres du gang, liés par l'amitié, se révélant eux aussi des "bandits au grand cœur", qui ici détroussent un prince saoudien mafieux, assimilable, lui, à un de ces marchands du "Temple" que chassait Jésus dans Histoire de Judas, et ce par l'intermédiaire de Judas justement, le disciple bien-aimé qui chez RAZ reste fidèle à Jésus.
Un film aux accents melvilliens, de par son sujet et son traitement, très épuré, comme dans le précédent dont certaines scènes évoquaient l'Armée des ombres... Qui dit Melville dit Bresson (Melville l'aurait dit dans l'autre sens, en toute immodestie: "qui dit Bresson dit Melville"), à travers notamment la représentation que donne Ameur-Zaïmeche de la nuit, à la fois concrète (on la sent palpiter) et tendant à l'abstraction (via tous ces reflets et autres taches lumineuses qui la composent — jusqu'au feu des kalachnikovs lors de l'assaut —, dans le plus pur style des grands polars urbains, mais aussi du "New York" peint par Michel Jouenne, que le prince arabe regarde d'un œil impavide dans une galerie)... Ce croisement du figuratif et de l'abstrait, on le retrouve encore dans la façon dont RAZ filme les grands ensembles de la cité, tout ce jeu avec les lignes et les volumes (comme dans Dernier Maquis, ah! les palettes rouges dont l'empilement suggérait le logement des ouvriers), ici la caméra qui monte vers le ciel en même temps que l'envol des pigeons, ou, à l'inverse, ce regard plongeant sur le parc, qui ouvre le film et reviendra plusieurs fois par la suite, soit le regard du personnage principal (plus exactement de l'un des deux personnages principaux, l'autre étant le collectif formé par le gang), qui, du haut de sa tour, semble surveiller la cité, mieux: "veiller" sur ses habitants.
Ce personnage, c'est monsieur Pons: Régis Laroche, qui jouait Pilate dans Histoire de Judas, déjà un "Ponce", également un tortionnaire dans Terminal Sud, et qui donc, d'une certaine façon, aurait besoin de se racheter (je plaisante), ici sous les traits d'un tireur d'élite à la retraite (un ancien de l'armée qui, on suppose, a baroudé en Afrique). Ce qu'il regarde au début, du haut de son balcon, c'est l'arrivée de l'ambulance venue récupérer le corps de sa mère qui vient de mourir, écho probable à L'Etranger, l'incipit du roman ("Aujourd'hui maman est morte"), suivi des funérailles, le personnage tel Meursault, de la même manière que Ramzy Bedia évoquait le docteur Rieux de La Peste dans Terminal Sud. Des funérailles qui sont le premier point d'orgue du film (en termes d'intensité et de suspension dans le cours du récit), que sublime la chanson La beauté du jour, interprétée in extenso par celle qui l'a composée, la chanteuse bretonne Annkrist, dont le texte résonne avec l'histoire du gang, ainsi qu'avec le personnage de monsieur Pons veillant sur la cité: "Quelque archange en vacance soupire quelque part (...) quelque archange en vacance inspire mon ciel"; le second point d'orgue survenant symétriquement au premier quand le prince saoudien (c'est le même acteur qui jouait l'énigmatique Karabas/Barabbas? dans Histoire de Judas), entré sous escorte dans une boîte de nuit, se met à danser, de plus en plus frénétique, sur la musique raï de Sofiane Saidi, présent sur la scène (séquence à la fois improbable et sidérante). Deux moments qui, par l'importance que leur accorde Ameur-Zaïmeche, témoignent du rôle joué dans le Gang par les sons, ainsi qu'ils ressortent, cet impact du matériau sonore conférant au film une incroyable densité (à la Bresson, là encore). Je pense par exemple au bruit des pigeons s'envolant en masse, on croirait entendre un drapeau qui claque au vent, ou encore le bruit mat que fait le cheval au galop dans la séquence de l'hippodrome... et surtout tous ces cris, tels des éclats de réel, qui jalonnent le film (contrastant avec la douceur bon enfant des échanges, plus ou moins improvisés, entre les membres du gang, de même qu'avec monsieur Pons): les cris des braqueurs au moment de l'attaque, ou lors des représailles par les sbires du prince (de vrais tueurs, eux), mais aussi ceux des prisonniers, entendus off, comme un fond sonore ininterrompu... et puis, à la fin, ce petit cri étouffé, car lointain, témoignant certes que la cible visée a bien été touchée (même si ce n'est pas très réaliste), mais surtout que, à l'autre bout, un homme révolté est passé à l'acte. Comme dans Terminal Sud.
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