lundi 8 mars 2021

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Le Vicomte de Bragelonne: un film qui n'existe pas.

1.

Il avait écrasé son cigare dans le gros cendrier en marbre noir qui ornait son bureau, puis reposé avec précaution  quelques pages s'étaient dégrafées  le scénario que visiblement il n'avait pas lu.

Le Vicomte de Bragelonne, c'est la suite des Trois Mousquetaires?
- Oui, enfin... c'est plutôt la fin. Entre les deux, il y a Vingt Ans après. Bragelonne, c'est après Vingt Ans après... c'est "dix ans plus tard".
- Oui bien sûr... c'est la suite et la fin... trente ans après.
- Si vous voulez.

Il s'était levé et regardait par la fenêtre, marquant un long silence que j'imaginais calculé, la durée étant proportionnelle à l'importance du personnage, du moins à celle que lui-même s'accordait. Il se passa ainsi une bonne vingtaine de secondes. Puis il se retourna.

- Je suppose que je ne suis pas le premier à qui vous proposez votre scénario.
- Non en effet.
- Pourquoi moi?
- Je frappe à toutes les portes.
- Et vous n'avez aucune expérience du cinéma?
- Ça dépend de ce qu'on entend par expérience.
- Les subventions, vous avez quand même essayé? 
- Non. 
- Et l'avance sur recettes, ça au moins vous l'avez demandée?
Ça oui. Le refus a été catégorique.
- Je me doute...

Il restait songeur. Mes réponses, volontairement sèches, à la limite de l'arrogance, l'intriguaient. Il marqua un nouveau silence, plus court celui-là — dix secondes environ , puis se rassit. Encore un silence. Il retira ses lunettes, les essuya, me regarda fixement et poussa un long soupir, où se devinaient à la fois l'exaspération et la perplexité. Il remit ses lunettes.

- Bon alors, c'est quoi votre film, en deux mots?
- A moi, vicomte, deux mots...
- Pardon?
- Non rien... en deux mots, ce n'est pas facile... c'est l'adaptation d'un roman qui fait quand même trois mille pages.
- Ah oui? Et vous n'envisagez pas plutôt une série?
- Non. Un film, c'est suffisant.
- Très bien. Et donc ce film, ce serait quoi? En deux mots.
- Je peux vous le résumer, pas en deux mots mais par deux noms: Bresson et Oliveira.

J'avais lâché les deux noms comme des ballons d'essai, d'art et d'essai pourrait-on dire... attendant de voir quel effet ils allaient produire. Son visage se figea. Quel diable d'individu avait-il devant lui, devait-il se demander. Bresson et Oliveira, rien que ça. Il réfléchissait, se caressant les moustaches qu'il avait épaisses, à la manière de Paulo Branco, ce qui m'avait paru de bonne augure la première fois que je l'avais vu, ou plutôt entrevu, derrière la vitre, quand j'étais venu il y a trois jours prendre rendez-vous.

- Bresson et Oliveira, ce n'est pas très vendeur...
- Non, c'est vrai.
- Et pour quelles raisons j'accepterais de financer un film qui ne rapportera pas d'argent? Pour faire la couverture des Cahiers du cinéma?

Je souriais, imaginant ladite couverture et sa manchette: Le Vicomte de Bragelonne = Bresson + Oliveira !, placardée sur tous les kiosques de Paris. Je me lançai:

- Bresson, c'est pour la fin d'un idéal, celui, chevaleresque, incarné par les mousquetaires du roi, à l'image des chevaliers dans Lancelot du Lac, restés fidèles au roi et qui sont exterminés à la fin du film... Oliveira, c'est pour la mise en abyme, la lecture contemporaine qu'on peut faire d'un classique de la littérature.
- Vous pensez qu'on vit aujourd'hui la fin d'un idéal?
- D'une certaine façon oui...

Il se renversa sur son fauteuil, fit mine de réfléchir puis se leva, adoptant l'air du type embarrassé.

- Bon, si j'ai bien compris, ce ne sera pas un film de cape et d'épée.
- Euh si... par certains côtés.
- Oui, façon Bresson et Oliveira...
- Disons qu'il y aura plus de cape, derrière laquelle on peut se dissimuler, pour mieux intriguer, et aussi mieux trahir, que d'épée qui permet de régler les problèmes au grand jour.
- Je vois...
- Il y a une modernité dans le roman, représentée par Louis XIV quand il prend le pouvoir à la mort de Mazarin et qu'il exprime sa volonté de gouverner seul. Rossellini l'a bien montré dans son téléfilm. Le roman marque le passage entre deux époques, deux générations, entre celle des pères (Mazarin, Athos...) et celle des fils (Louis XIV, Raoul de Bragelonne...), entre celle des mousquetaires, unis autour de leur devise: "Un pour tous, tous pour un" et condamnés à disparaître (Athos, Porthos, d'Artagnan), et celle des ambitieux, séducteurs et cyniques ("Chacun pour soi, Dieu pour tous"), incarnés par Aramis, le seul qui survit en embrassant la carrière de prélat (chez les Jésuites), mais y perd son âme... Une mélancolie extrême court tout au long du roman, jusqu'à son finale et la mort de d'Artagnan.
- Et le Masque de fer, c'est bien dans Le Vicomte de Bragelonne?
- Oui, c'est ce qui a surtout été retenu dans la plupart des adaptations. C'est un moment clé où se cristallise, à travers cette histoire de substitution du roi par celui qui serait son frère jumeau, tout ce que le roman brasse par ailleurs. En faisant déjouer le complot par Fouquet, au détriment justement d'Aramis, Dumas exprime, de façon la plus romanesque possible, où se révèle au mieux l'ambiguïté des personnages, ce qu'étaient devenues sous Louis XIV les luttes de pouvoir (le meilleur exemple: Colbert vs. Fouquet), et tous ces affrontements par personnes interposées. 
- Et ça le film, le dira?
- Le montrera, oui...

Il se lissa à nouveau les moustaches, saisit le scénario deux feuillets s'en échappèrent, glissant sous le bureau — le soupesa, esquissa un sourire et, me raccompagnant jusqu'à la porte, conclut l'entretien par un retentissant: "Ok, je vais le lire".

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