lundi 15 mars 2021

Ça y est (2)


Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard (1980).

1981.

Antoine de Baecque, à la fin de son histoire des Cahiers du cinéma, cherchait à définir ce qui constitue l'identité des Cahiers en s'appuyant sur les deux textes écrits dix ans plus tôt (en 1981, année où s'achevait son livre) par Serge Daney ("Le cru et le cuit") et Pascal Bonitzer ("Juste une image") dans le numéro 323-324 des Cahiers consacré au cinéma français (un second numéro suivra le mois d'après, soit deux gros numéros pour fêter les 30 ans de la revue). 1981: une date qui n'avait rien d'arbitraire puisque marquant un vrai tournant dans l'histoire des Cahiers, conjointement à celle dite de France (l'arrivée de la gauche au pouvoir bien sûr, mais aussi, concernant l'histoire des idées, la fin d'une époque avec la mort de Lacan, après celles de Barthes et de Sartre). Au niveau de la revue, le fait marquant de l'année, c'est évidemment Daney qui quitte son poste de rédacteur en chef pour rejoindre Libération, laissant Toubiana seul aux commandes. Soit l'entrée (progressive) des Cahiers dans une nouvelle ère (qu'illustrera en 1989 le changement de maquette après vingt ans de bons et loyaux services), ère d'autant plus nouvelle que l'année précédente, avec la mort de Hitchcock (que Godard dans Libé fait coïncider avec l'arrivée du télétexte, signe selon lui d'un "reflux du visuel), venant après celles de Rossellini, Hawks et Renoir, c'est le "carré d'as" des années 50 (celui des Cahiers, pas celui des mac-mahoniens) qui avait disparu, refermant ainsi définitivement ce qui rétrospectivement apparaît comme le livre d'or de la revue. Un livre avec ses deux parties quasi symétriques: la première qui court jusqu'au début des années 60, marquée par la ferveur cinéphile et le culte du beau, conduisant aux excès du mac-mahonisme; la seconde, celle des années 60 et 70, marquée par l'ouverture à la modernité, aux nouveaux cinémas et à l'aventure politique, conduisant aux excès du maoïsme. Et pour clore les deux, à chaque fois, une crise, surmontée dans la douleur, par des "coups de force" à l'intérieur de la revue, mais dont celle-ci finit par sortir comme régénérée (c'est son aspect organique). 

Commençons par le texte de Bonitzer qui est une sorte de constat sur ce que fut depuis ses débuts la "stratégie" des Cahiers, terme choisi à dessein qui sous-entend à la fois la coordination d'idées communes, sur "ce que c'est que le cinéma" (pour paraphraser Bazin), et les batailles qu'il aura fallu mener pour les imposer, qui mêle donc pensée et pratique:

(...) Quatre générations se sont succédées, parfois chevauchées, parfois combattues, au sein de cette revue qui a vu changer non seulement son contenu, ses rubriques, mais aussi sa maquette, son allure, ses couleurs. Rien ne peut faire cependant que le nom des Cahiers du cinéma n'ait pas dressé, attiré, polarisé des exigences communes, que la "politique des auteurs" n'ait pas laissé des traces ineffaçables, que la pensée du cinéma ne se soit pas cristallisée là, depuis la guerre, à partir des textes fondamentaux et passionnés d'André Bazin.

Une stratégie qui repose sur trois fondamentaux, jamais battus en brèche (sauf, précise Bonitzer, "lorsque, sous la pression des événements — mai 68 et la suite — les Cahiers ont/nous avons voulu mettre la politique au poste de commandement, et que ç'a été au prix de ne pouvoir, pendant un temps, pratiquement plus parler de cinéma):

— l'amour-passion du cinéma.

S'il faut trouver, au-delà des oscillations politiques, idéologiques et philosophiques de la revue, une constante de la stratégie des Cahiers, c'est d'avoir aimé le cinéma assez pour le vouloir souverain, dans ses formes spécifiques, comme mise en scène et comme montage. Parce que nous aimons le cinéma, nous croyons à sa spécificité (nous sommes dupes de cette idée). Les théories de la profondeur de champ comme du hors-champ, l'offensive contre la "qualité française", la ligne hitchcocko-hawksienne, la "politique des auteurs", n'ont jamais rien voulu dire d'autre, et l'on aurait bien tort de croire ce débat caduc.

— la primauté de la mise en scène.

Affirmer la primauté de la mise en scène, c'est-à-dire d'une pensée d'images sur une pensée de mots, n'a donc pas toujours été une évidence. Ce n'en est peut-être toujours pas une. Qui reçoit aujourd'hui comme une évidence la formule ramassée, énigmatique, de Godard: pas une image juste, juste une image? Pourtant elle dit la même chose, vingt ans après, que ce que disait Truffaut à propos de "l'image dans la vitre" dans Under Capricorn de Hitchcock [il s'agit de la scène où Michael Wilding tend sa veste derrière une vitre pour y faire apparaître le visage d'Ingrid Bergman, "raccourci saisissant ou métaphore poétique, rappelle Bonitzer, du pouvoir miraculeux de la mise en scène"], elle tient au même vertige. Car c'est de vertige qu'il s'agit: "une idée qui s'évanouit derrière l'image qu'elle suscite" (Truffaut), une image qui reste comme affirmation pure, non pas comme une image juste — c'est-à-dire un bon reflet — mais juste une image (Godard). Et Bonitzer d'ajouter: Si la ligne hitchcocko-hawksienne a eu un sens, c'est celui-là. Pourquoi Hawks et Hitchcock, pourquoi avoir accolé sous le régime de la politique des auteurs, ces deux metteurs en scène dont les points communs, c'est le moins que l'on puisse dire, ne sautent pas aux yeux? Provocation? Non. Le point commun de Hawks et de Hitchcock, par-delà les différences humaines si accusées qu'elles peuvent paraître comiques, c'est précisément la souveraineté de la mise en scène — non l'indifférence au scénario mais la totale maîtrise, dans la mise en scène, du scénario.

— le goût pour le minoritaire.

Ainsi les Cahiers ont-ils toujours été par goût minoritaires, amateurs des marges et de ce qui est, comme dirait Eisenstein, hors-cadre. La nature était minoritaire à l'époque du studio, la mise en scène à celle du scénario, la profondeur de champ à celle du découpage; Hollywood, oui, était minoritaire dans le goût français à l'époque de la "qualité française" et des maîtres européens. L'intérêt pour le montage et les expériences soviétiques des années 20 était minoritaire au temps du règne sans partage de ce même Hollywood, à la fin des années 60. Les délires de théorisation et le volontarisme gauchiste des années 70, le prône exclusif des grands marginaux du cinéma européen (Bene, Godard, Straub, Duras), au risque de l'enfermement, de la sclérose mais aussi de la mort économique de la revue, relèvent aussi, paradoxalement, de ce besoin d'un air raréfié, mais aussi d'un cinéma vivant, in progress (au risque encore, insiste Bonitzer, de se tromper, de s'aveugler, de se raidir, de manquer des événements du cinéma, d'être injuste).

D'où le rejet de la "bonne histoire", qui soumet le cinéma et contre laquelle doit lutter la mise en scène. La mise en scène comme maîtrise, pour répondre à la question "qu'est-ce qu'une bonne histoire?", affirmation qui, selon Bonitzer, est porteuse d'une coupure, introduisant dans le cinéma [via le passage des jeunes Turcs à la réalisation] légèreté et vitesse, en même temps qu'une certaine forme d'amateurisme contre l'appareil collectif des professionnels, soit l'expérimentation, l'aventure, la solitude aussi, pour se dégager de la servitude des contingences narratives, du diktat de la bonne histoire. Et de prendre comme exemple Straub et Godard, qui seraient l'équivalent dans les années 70 de ce que furent Hitchcock et Hawks dans les années 50: "il ne s'agit pas de raconter autre chose (ou du moins pas seulement), il s'agit de raconter autrement, à une autre vitesse". Ainsi Straub qui n'essaye pas de transformer les bonnes histoires qu'il trouve (dans Schoenberg, dans Brecht) en bonnes histoires pour le cinéma, il les prend toutes crues et les jette dans le cinéma bouillant — question d'énergie: arracher les images à la lenteur, aux détours obligatoires de la production, au bout desquels on a tant de fois le même film, la même histoire. C'est décréter l'état d'urgence, la mise en scène contre tous les pouvoirs établis, tous les discours prescrits, tous les académismes. La Nouvelle Vague n'aura pas été autre chose que cela: la mise en œuvre de cet état d'urgence. 

La Nouvelle Vague, et après...

La politique des auteurs a donc été une théorie formaliste, et c'est ainsi que Rohmer et Chabrol ont pu glorifier en Hitchcock "l'un des plus grands inventeurs de formes de toute l'histoire du cinéma" (c'est ce point de vue formaliste qui choquait, malgré qu'il en eut, un théoricien comme Bazin, pour qui la profondeur de champ, par exemple, ou le montage, étaient des formes qui impliquaient un contenu). De même la Nouvelle Vague a-t-elle été, dès l'abord, une révolution formelle autant et plus que de contenu. Le contenu était essentiellement un reflet des mœurs juvéniles de l'époque, et qui, on se demande bien pourquoi aujourd'hui, faisaient vaguement scandale à l'écran. (...) Mais le scandale, ce furent les faux raccords, les licences techniques, les citations je m'enfoutistes, la légèreté en un mot.
Cinéma doublement ou triplement léger (du point de vue du contenu, du point de vue de la forme, du point de vue de la production), le cinéma de la Nouvelle Vague a fait certainement éclater quelque chose... mais pour un temps seulement, pour des raisons aussi bien politiques (l'explosion mondiale de 68 et la réaction sournoise ou féroce, mais mondiale également) que de consommation. En 1965, après Pierrot le fou (culmination des idéaux et du formalisme de la N.V.), c'est fini. Il n'y aura plus que des chemins solitaires, de plus en plus durs, dans un contexte de reprise en main généralisée.

Où en est-on en 1981? Le cinéma ne peut pas ne pas prendre l'atmosphère d'une époque (si ce n'est pas "en écharpe", ce sera par mimétisme) et l'époque est sale, dure et désabusée. On fait donc (par mimétisme) des films sales, durs et désabusés, ce qui n'en fait pas nécessairement de belles œuvres. On n'arrête donc plus de se désabuser: sur les espoirs quant à l'avenir, sur les croyances quant au passé (le communisme était une idée à la noix, le socialisme réel une escroquerie; quant à l'occupation et à la résistance, comme dit Marie-France Pisier dans Souvenirs d'en France, et ce sera le mot de la décennie: foutaises); mais aussi sur les possibilités du cinéma (et la ruée actuelle sur la vidéo, où s'expérimente techniquement une psychédélie dix ans d'âge, a quelque part un petit parfum de désespoir).
Mais là est, peut-être, le signe du renouveau. Caput mortuum: ce terme désigne en alchimie le moment du Grand Œuvre où tout paraît pourri quand tout est régénéré. Après tout, la N.V. aussi exprimait du désabusement. L'exigence actuelle, qu'elle est-elle? Du romanesque. Qu'est-ce que cela signifie? Qu'on en a assez d'être non dupe, de faire le compte des conneries, des méprises, des hypocrisies et des lâchetés qui ont tissé notre histoire récente et moins récente. On en a également assez, et il est permis de le regretter, mais c'est comme ça, de l'aridité aux couleurs de l'avant-garde et de l'arrogance du signifiant. On ne se laisse plus terroriser par ça. Le signe le plus clair de cette mutation, si c'en est une, c'est Sauve qui peut (la vie). Après dix ans d'occultation, Godard quitte la marginalité et l'expérimentation pour "raconter une histoire" dans un contexte de production "normale" et de vedettariat. Godard a toujours été un baromètre de l'atmosphère du temps...

Et Bonitzer de conclure: Maintenant que l'on sait, qu'il est démontré, que le cinéma, c'est juste des images, c'est-à-dire du cinéma, on veut de nouveau qu'elles nous racontent des histoires. Nous voulons de nouveau, comme le disait Barthes dans Le Plaisir du texte, "entrer dans la dialectique de l'attendrissement et de la haine". Encore un moment, ce seront le remords et la violence qui vont dominer, puis cette vieille vague va se retirer, le volontarisme de l'écriture, la sécheresse des sentiments, et sous les pavés... Le prochain film de Jean-Luc Godard aura pour titre, paraît-il, Passion.

Une revue "très peuplée à l'intérieur d'elle-même".

Les Cahiers auront donc été en rapport avec leur temps. Pas le simple reflet des différentes époques traversées, par mimétisme, une "image juste" de leur temps, mais "juste une image" de leur temps, au sens godardien: une affirmation (qu'elle soit passionnée, érudite, impertinente, sectaire... peu importe, en tous les cas vivante), en tant qu'image, celle de ressembler à son temps. Cette idée de ressembler à son temps, c'est Daney qui l'exprime, plus précisément, dans son texte cité plus haut. L'identité des Cahiers, c'est par là qu'elle passe. Elle s'est constituée au travers de deux chronologies, pointées par Bonitzer, dont elle marque la rencontre ainsi que le résume de Baecque: celle des "exigences communes" (laissant des traces ineffaçables) et celle des "ruptures, des combats, qui ont agité la revue, l'ont divisé, auraient pu, à divers moments, la mener à la mort." Mais, dit de Baecque, pour raconter l'histoire des Cahiers, il fallait qu'une idée l'organise. Et d'évoquer tour à tour, pour mieux les écarter: la cinéphilie, la politique, la théorie, chacune ayant connu à un moment donné son heure de gloire, objet de ralliement pour toute la revue avant d'être rejetée dans un second temps, plus ou moins violemment: ainsi de la cinéphilie dans les années 50 jusqu'à l'éviction de Rohmer en 1963 au profit de Rivette; ainsi de la politique à partir de 1968 (avec l'affaire Langlois et les Etats Généraux du cinéma) et l'expérience marxiste-léniniste du tout-politique qui suivra — loin, très loin, de Truffaut mais aussi de Rivette —, jusqu'au "retour aux films" en 1976; ainsi de la théorie du cinéma, présente depuis le début, véritable guide dans l'élection des auteurs à défendre, penser le cinéma de façon à le vouloir souverain, "d'abord comme ontologie (Bazin), ensuite comme mise en scène (les jeunes Turcs), puis comme écriture poétique (Pasolini, Godard), comme montage, comme piège à Histoire et histoires piégées", la furie théorisante du début des années 70 (ces années "non légendaires" comme les appelait Daney), se faisant de plus en plus "thérrorisante" (les "pratiques signifiantes" en lieu et place de la politique des auteurs), avec comme fin inéluctable, la mort du tyran "théorie" et le retour à une pensée plus soft.

Ni la cinéphilie, donc, ni la politique, ni la théorie, pour définir ce qui ferait l'identité Cahiers, ni même "un juste équilibre" entre les trois, dit de Baecque, mais plutôt une philosophie, celle qui énonce que les Cahiers (du moins ceux des années 60 et 70), au même titre que le cinéma et les cinéastes qu'ils défendent, ont "ressemblé à leur temps". Ainsi que le développe Daney:

Vers le milieu des années 70, dans une émission de télévision, Godard essaie de faire chanter une femme de ménage. Il aimerait qu'elle dise une phrase oubliée de l'Internationale: "producteurs, sauvez-vous vous mêmes". Cette phrase résume, en la politisant, la question alors posée aux cinéastes par la crise du cinéma moyen. Et ceux qui ont le mieux traversé le désert de ces années sans joie sont ceux qui se sont affirmés — ou confirmés — comme auteurs en "se sauvant" comme producteurs. Prenons trois cinéastes aussi différents que Godard, Vecchiali, Rohmer: ils n'ont jamais cessé de tourner; mieux: ils n'ont jamais cessé d'expérimenter. Luxe inouï à un moment où d'autres, plus dépendants de la production classique, se sont trouvés bloqués, entravés dans leur travail. Face à un système où ils ne trouvent plus à quoi se mesurer (est-ce qu'on se mesure à l'Avance sur Recettes? pas vraiment: on l'espère, on la subit), ils ont su constituer leur propre machine de production ou, comme dit Rivette (...), leur "micro-système". Une machine à produire un film mais surtout à produire la possibilité d'un autre film, après. Une machine à reproduire. L'idée de série a hanté nostalgiquement cette décennie vouée à l'affolement des prototypes, des "coups" sans lendemain. Ces micro-systèmes se sont appelés Sonimage, Diagonale, les Films du Losange, d'autres encore. S'y est condensé, sous une forme souvent parodique, tout ce qui fait depuis toujours le cinéma, ce dont il est tissé: le temps qui passe, les affects violents, les flux d'argent, les rapports de force, les dispositifs érotiques. Godard, Vecchiali, Rohmer — ces trois noms ont ici valeur d'emblèmes — ont été tentés par l'entreprise familiale, ils ont parasité le système (sans pour autant le respecter), ils ont pensé "small is beautiful", ils ont été, pour reprendre la belle expression de Deleuze, "très peuplés à l'intérieur d'eux-mêmes". Il le fallait bien puisque le cinéma moyen, celui du mainstream, de la qualité-France ou du show-business était alors singulièrement désert (cela change). Dans ces micro-systèmes qui sont aussi des mini-Majors de rêve, il y a eu tout le cinéma: une fabuleuse mémoire cinéphilique, des fausses stars (chez Vecchiali), de faux figurants (chez Godard), des économies de guerre, le sens de la gestion et, last but not least, l'amour de l'argent. Leur force, à ce moment-là, a été d'aimer le "négoce", fût-il petit, de ne pas dépendre mécaniquement des lois d'un marché qui avait rétréci. (...)
Car enfin, cette décennie-post et désenchantée n'a pas été faite de n'importe quoi. Il y a eu 68, des croyances, des discours, des utopies: la société française a été ébranlée. Souvenez-vous: la fin de la militance et le début du féminisme, le succès de l'idée minoritaire (sur l'air, aujourd'hui ranci, de "nous sommes tous des..."), la valorisation du local, du hic et nunc... Les micro-systèmes de cinéma sont bien à l'image de ces années post-gauchistes: les petites machines (désirantes), les résistances têtues (et dispersées), le travail divisé autrement (entre hommes et femmes, manuel et intellectuel), ce ne sont pas dans les récupérations tardives et bien-pensantes du cinéma moyen que cela se trouve (de Boisset à la "fiction de gauche" en passant par les fictions sociologico-naturalistes), mais bien chez ces auteurs-machines qui, pendant quelques années, ont su ressembler à leur temps.

Ressembler à son temps, c'est à n'en pas douter ce qui distingue les Cahiers à partir des années 60 de ceux, jaunes et glorieux, des années 50, vécus en vase clos. Comme l'écrit de Baecque, "c'était la volonté de Rivette lorsqu'il allait voir Barthes, Boulez ou Lévi-Strauss, c'est encore la volonté de Daney et Toubiana lorsqu'ils créent, en 1980, le "Journal des Cahiers", c'est aussi le désir de Narboni et Comolli lorsqu'ils vont à la découverte du Nouveau Cinéma, ou qu'ils lancent la revue dans l'aventure de la communauté politique en 68-69 — même le maoïsme est une façon de ressembler à son temps, en 1972". Pas une rupture, une ouverture. Qui, en 1981, donne à la cinéphilie un autre visage, et rend l'utopie plus légère... C'est justement dans le "Journal des Cahiers" que Daney, prêt à passer la main (en tant que rédacteur en chef), ouvre une perspective sur ce que pourraient être les Cahiers à l'avenir, qui conjuguerait au présent cinéphilie et utopie. Une note rédigée à l'occasion d'un reportage au Portugal sur les tournages simultanés de Francisca d'Oliveira, le Territoire de Ruiz et l'Etat des choses de Wenders:

Voilà longtemps que nous nous sommes habitués à parler du cinéma en termes de centres. Il y a encore de par le monde quelques empires d'images, inégalement sclérosés ou morts: Los Angeles, Paris, Moscou, Bombay, Hong Kong. Leur force est moins de produire que de se reproduire en phagocytant ce qui, dans les marges ou à la faveur des exils, se crée. C'est le destin de tout centre.
Aussi nous sommes-nous habitués à rêver d'un cinéma qui oublierait jusqu'à l'idée de centre, d'un cinéaste qui, tel le campeur ou l'asocial, ne pèserait pas plus lourd que ses images. Cette utopie, celle d'un cinéma de terrain est très utile, non parce qu'elle est viable, mais parce qu'elle fait bouger.
Ce qui est important dans le cinéma, ce n'est ni le vampirisme du Centre ni la multiplication des centres, ce sont les lignes de fuite. Que serait Hollywood sans la somme de ceux qui y ont fui? Sans la sourde dissidence de ceux qu'elle a brisés? Partout où il va, un cinéaste est un continent d'images. C'est cela aussi la cinéphilie. ("Le pôle portugais", Cahiers du cinéma n°322, avril 1981)

Un cinéma qui fait bouger, qui nous éloigne des centres... c'est le rêve de Daney, que l'on retrouvera dans ses articles écrits à Libé. Le cinéma voyagé, celui qu'on écrit au quotidien (double sens)... Et pour les Cahiers? ceux de l'après-Daney, quelle sera la voie choisie?

(à suivre)

5 commentaires:

  1. Serge Daney ressuscité16 mars 2021 à 11:40

    Les Cahiers depuis 40 ans sont-ils vraiment allés voir au-delà des centres ? J'ai plutôt l'impression qu'ils se sont repliés, d'une part sur Paris, d'autre part sur Los Angeles (ou New York), avec Coppola en grand parrain de ce recul (pendant qu'un Straub meurt dans l'indifférence totale d'une revue qui l'a amoureusement suivi durant près de 30 ans...)
    Sans les marges, disait l'autre, pas de Cahiers.

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    1. C'est toute la question en effet... que je me propose de traiter dans la troisième (et dernière) partie. Ok je fais durer le suspense (j'en connais qui rongent leur frein) mais bon, c'est ça aussi le cinéma.

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    2. Straub meurt dans l'indifférence totale ? Mais les Cahiers n'ont jamais cessé de suivre ses films et lui ont consacré une couv et un dossier au moment à sa mort ? Je trouve au contraire que les Cahiers restent les derniers à parler de films dont personne d'autre ne parle. Des documentaires, notamment. Ce serait quoi la marge dont ils ne parlent pas selon vous ? La singularité des Cahiers, ça a toujours été de s'intéresser autant au centre qu'à la marge. Cf. Le dernier : Scorsese et Creton ouvrent le numéro.

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    3. Le texte et les commentaires datent d'il y a plus de 2 ans, la formule du premier commentateur "Straub meurt dans l'indifférence totale" était à entendre bien sûr au sens figuré, moi je ne parle que des Cahiers des années 80 et de la rupture que représenta 1981 par rapport à la décennie précédente... l'idée de centre et de marge est à replacée dans ce contexte, avec comme symbole le retour au centre de Godard, quittant la "marginalité" que représentait l'expérience vidéo des années 70. Avec aussi pour conséquence de laisser Straub, l'autre grande figure Cahiers, seul dans la marge. Centre et marge sont indissociables et les Cahiers en ont toujours rendu compte, la question est de savoir quelles proportions on accorde à chacun. J'ai l'impression qu'avec les années 80 marquées donc par le retour de Godard à une production normale (en plus avec des stars), Straub qui bénéficiait aussi des "lumières" de la marge via la présence de Godard à ses côtés, s'est retrouvé de fait moins mis en avant

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  2. Après celle des Cahiers, vous nous ferez la petite histoire de La Lettre du cinéma, Buster ? On est nombreux à en rêver !

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