mercredi 10 mars 2021

J'ose


Les Dents de la mer (Jaws) de Steven Spielberg (1975).

En attendant un plus long texte sur les Cahiers à l'occasion de leurs 70 ans, je republie cette petite note rédigée il y a quelques années sur le film de Spielberg et la critique qu'en avait fait à l'époque Pascal Bonitzer: "L'écran du fantasme 2":

Glop. "Il vous secoue, il vous passe à l'attendrisseur et... glop!" C'est le requin, le grand blanc (great white) décrit par Quint à la première apparition de celui-ci. On est tenté d'y voir aussi une définition de l'impact du film, voire du type de cinéma qu'il illustre: il vous secoue, c'est le premier degré, le suspense, la peur; il vous passe à l'attendrisseur, c'est le second degré, la sympathie pour les héros en danger, la communauté humaine qui, dans la salle obscure, devant l'infini des flots et l'horreur qu'ils recèlent, se ressoude; et glop! une fois de plus la loi du cœur, la paranoïa sociale, le familialisme petit-bourgeois vous ont happé insidieusement, au rythme des retours de la grande bouche dentée. On peut donc appliquer la phrase de Quint plus largement au système social tout entier, à la société des Grands Blancs (ce requin ne s'appelle tout de même pas comme ça pour rien), à la société, cette "fleur carnivore" comme le voulait un slogan de Mai 68...

Ce qui est intéressant c'est que Bonitzer, à travers son texte et mieux que Daney (dans l'autre texte qui suit, trop axé sur la fonction fascinante/fascisante de ce type de cinéma), fait ressortir toute la richesse du film et de ses "mâchoires", et ce, quand bien même il s'agirait d'un "grand film bourgeois"... On y devine une véritable jouissance à parler du film, à le décortiquer, à l'interpréter (anticipant ainsi son fameux "pourquoi se fait-on tellement chier?" à propos du manque de romanesque - la peur de raconter une bonne histoire - des films de l'époque et qui l'année suivante sonnera le glas des grands textes politico-théoriques), même si chez lui cela passe encore et toujours par la grille lacanienne. Au point d'ailleurs que je me demande si Lacan n'a pas été finalement pour Bonitzer (et d'autres qui en étaient férus, comme Oudart) une façon de ne pas sacrifier au culte du tout-politique, de se ménager - durant cette période d'idéologie extrême, marquée par le dogmatisme, les ruptures et autres excommunications - non pas une porte de sortie mais une forme d'échappée, qui permette de parler malgré tout de cinéma, d'échapper à tout ce discours plaqué que représentait l'idéologie maoïste appliquée aux films (i.e. contre les films). Parce que hein, quand même, Mao et Lacan, ça n'a rien à voir, c'est même antinomique... Autant dire que recourir à Lacan a certainement permis, et ce avec d'autant plus de force que la cinéphilie originelle y était refoulée (donc toujours prête à faire retour), d'écrire de grands textes-critiques, certes élitistes (mais la critique, la vraie, celle qui excite l'intellect, est forcément élitiste), au risque parfois d'une certaine illisibilité, sauf que ce n'était pas le cas chez Bonitzer, à l'aise avec les concepts lacaniens et pour le coup à même de les intégrer à ses propres textes sans que ceux-ci perdent ni de leur clarté ni de leur acuité.

Sac. Dans Jaws, tout est corps, c'est-à-dire sac, voire sac-poubelle. Un dedans et un dehors, un dehors qui enferme un dedans (son principe vital): au regard des dents de la mer, les différences s'abolissent entre un homme, un chien, un matelas pneumatique, un bateau à moteur, une bouteille d'oxygène. Comme le requin lui-même n'échappe pas à la règle, comme il est fait comme un sac, il est mortel. Les Oiseaux de Hitchcock étaient autrement plus redoutables. Cependant, cette obsession du corps comme un sac ou comme une boîte (soit la plus simple expression de l'imaginaire) appelle une remarque: l'horreur, c'est que le corps soit ouvert. La gueule béante du requin présentifie cette horreur sur le mode dramatique, et l'on ne manquera pas d'évoquer à cet égard le vagin denté, la castration, etc. (voir le récit de Quint: il vous fixe d'un œil mort, puis, quand il vous happe, il fait les yeux blancs, etc.). Plus intéressant, plus significatif cependant me semble ce qui cristallise la figure de l'océanographe: à savoir l'obsession - horreur et désirs mêlés - de voir ce qui se trouve à l'intérieur. A l'intérieur de quoi? du corps, c'est-à-dire ici, donc, de n'importe quoi: ça commence par des débris humains dans l'espèce de bac à glace de la morgue, puis le cadavre du pêcheur dans son bateau crevé, les déchets hétéroclites dans l'estomac du premier requin, enfin le requin lui-même comme ce qui se cache sous la surface de la mer. Compulsion de voir l'innommable, de faire sortir la puanteur des mauvais objets internes. C'est ainsi que le chasseur de requins et l'océanographe sont complémentaires, et forment un tableau cohérent de la névrose sociale de notre époque, et spécialement de l'américaine: la paranoïa du premier guide et coiffe la névrose obsessionnelle du second, paranoïa et névrose obsessionnelle dont le léger excès est corrigé et normativé par la figure du flic, l'Américain moyen. Histoire d'hommes, bien sûr, et d'homosexualité œdipienne de groupe: voir la séquence de l'exhibition mutuelle des cicatrices, les sérieuses, du chasseur et de l'océanographe, et celle dérisoire, mais si sympathique et humaine, de l'appendicite du flic (degré zéro de la scarification symbolique). Qu'est-ce qu'elles signent, ces cicatrices, plaies refermées et intégrées à la mémoire du corps, dans cette séquence de tendresse virile dont l'effet spéculaire est garanti dans la salle? La chaude appartenance à la tribu humaine, c'est-à-dire horsexe.
De quoi s'agit-il en définitive? Exactement de la même chose que dans l'Exorciste (où les prêtres étaient trois) dont Jaws est bien plus proche que des Oiseaux: c'est la morsure du sexe qu'il s'agit de conjurer, et de la grande secousse dont elle panique le corps. (P. Bonitzer, "L'écran du fantasme, 2.", Cahiers du cinéma n°265, mars-avril 1976)

J'aurais pu choisir un autre texte. Par exemple celui qu'a écrit Bonitzer quelques mois plus tard sur le film de Pierre Zucca, Vincent mit l'âne dans un pré (et s'en vint dans l'autre), et le thème "lacano-klossowskien" du simulacre, à travers les notions de mateur et de menteur, texte dont l'ouverture est une véritable profession de foi quant à ce qui, à l'époque, meut Bonitzer en tant que critique, à savoir la question du hors-champ:

Le cinéma qui nous intéresse est celui qui joue des hors-champs: vous devez commencer à le savoir, on ne cesse de le seriner (c'est drôle, on a l'impression d'être les seuls). Les grands cinéastes - Hitchcock, Lang, Mizoguchi, Tourneur, Dreyer, Duras, Straub, Godard - sont ceux dont la mise en scène, l'écriture, le montage, s'articulent d'effets de hors-champ, d'un fading de la représentation. Car c'est en jouant du hors-champ, des hors-champs, c'est-à-dire en ouvrant le film au pas-tout, que le réel à quelque chance d'y pointer, et d'être subvertie la répétition du même. (Cahiers du cinéma n°268-269)

Si j'ai choisi le texte sur Jaws c'est, outre la qualité du texte, que je tiens le film de Spielberg pour un très grand film, un grand film de fiction plus qu'un grand film d'horreur, dont certes l'efficacité, sur le plan dramaturgique, n'est pas exempte de roublardise (comme chez Hitchcock d'ailleurs), mais travaillée de telle sorte, qui conjugue émotions et intelligence - l'intelligence du récit et de la mise en scène pour faire naître les émotions -, qu'on devrait parler non plus d'efficacité, et le côté savoir-faire que cela sous-entend, mais d'efficace, avec l'idée de "création" que cela suppose; non plus comme simple visée mais comme principe de fabrication. Et ce à tous les niveaux, qui ne soient pas que visuels, champs et hors-champs, ou sonores (ah la musique "fa-fa dièse" de John Williams), mais aussi poétiques (la figure du requin, dont le côté faux - on voit que c'est une maquette -, confère, à l'instar de King-Kong, une vraie poésie au film) et romanesques (cf. l'extraordinaire passage quand Quint raconte l'histoire de l'USS Indianapolis qui est aussi son histoire)... De sorte que la terreur dans le film n'a rien du "hou, fais-moi peur" (comme disait Daney) des films d'horreur traditionnels, qu'elle se situe à un autre niveau, faisant de Jaws l'égal de Psycho ou de Shining (même s'il y manque la femme, c'est le côté hors-sexe du film dont parle Bonitzer, parce que c'est peut-être aussi la peur de la femme qui s'exprime à travers l'image du grand blanc, qu'on traque, qu'on chasse, tout en le redoutant, tel l'Achab de Melville, figure récurrente chez Spielberg)... J'ose même affirmer que Jaws leur est supérieur. Oui je sais, c'est provoquant de dire ça quand on sait le crédit cinéphile dont bénéficient le film d'Hitchcock et celui de Kubrick, mais bon, Jaws c'est autre chose, c'est mon premier film de terreur, de terreur à la fois profonde, qui vous happe, vous dévore (il ne s'agit pas d'engloutissement), à l'instar de Quint le vieux loup de mer, et de surface, qui vous ramène du fond, autre mais entier, à l'instar de Hooper le scientifique, de sorte qu'on y retourne, qu'on aime y retourner, un film que j'ai d'ailleurs vu tellement de fois (à la différence des deux autres) que je le connais par cœur, que je pourrais le revoir les yeux fermés, le visualisant "à l'oreille" (à travers sa musique, ses bruits, ses cris, ses dialogues), ce qui me fait dire que revoir Jaws aujourd'hui c'est un peu comme utiliser un lecteur d'écran pour non-voyants... vous me voyez venir, bah oui, un logiciel de type Job Access With Speech, JAWS... parce que Jaws c'est ça aussi, un grand conte moderne, marqué par ce qui est propre aux contes: la dimension orale. Un film-ogre que tout le monde connaît, sans forcément l'avoir vu, parce que circulant de bouche à oreille, via la mémoire des hommes, de ceux qui aiment le cinéma, tout le cinéma (qu'il soit d'auteur ou à gros budget). Ce qui fait que, plus de 40 ans après, il est toujours présent.

5 commentaires:

  1. Philippe Pakradouni11 mars 2021 à 10:30

    Bon, mais est-ce que c'est un film bourgeois ?

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    1. Haha Pakradouni...

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    2. Pakradouni le vilain petit canard maoïste qui a entraîné les pauvres oies blanches des Cahiers dans leur dérive anti-cinéma...

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    3. Je dis ça parce qu'aujourd'hui on a tendance à faire de Pakradouni le principal responsable de l'aveuglement idéologique dont furent victimes les membres de la revue au début des années 70 alors que bon, il n'a été qu'une sorte d'agent planificateur (en tant que syndicaliste et gauchiste rompu à l'action politique) dans la machine maophile impulsée bien avant son arrivée par Comolli et Narboni, et ce sous l'influence des Sollers et autre Godard, les deux grands gourous de l'époque pour la revue. Où il apparaît que l'ennemi était devenu autant sinon moins les gens du Capital que les révisionnistes du PCF (Parti petit-bourgeois et fasciste que les Cahiers orthographiaient P"C"F, le Parti dit "communiste"...). Au point d'ailleurs que - je ne sais plus si c'est par Toubiana ou Jacques Aumont - Pakradouni a été assimilé après coup à un sous-marin du PCF, autrement dit une "taupe" infiltrée dans la revue pour l'espionner, voire la saborder de l'intérieur... Qu'en est-il réellement?

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    4. Bonne question ! Qui pourrait nous le dire ? Il est bizarre ce lourd silence général sur cette période, vous ne trouvez pas ?

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