mercredi 10 mars 2021

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Les Mauvaises Fréquentations (Du côté de Robinson) de Jean Eustache (1963).

Le Mahieu.

Cela se passait tout à l'heure, à Paris. Nous sommes trois, assis à la terrasse du café Le Mahieu, rue Soufflot, entre le Luxembourg et le Panthéon.
Jean-André Fieschi boit un café. Il porte un manteau gris anthracite qui lui vaut, avec ses cheveux noirs, le surnom "L'Araignée". 
Jean-Pierre Biesse boit un café, les paupières toujours rouges: la conjonctivite permanente des habitués des salles obscures. Il porte un duffle-coat beige, doublé d'écossais vert.
Je bois un café moi aussi. Je porte le même duffle-coat que Jean-Pierre, sauf la doublure: écossais rouge.
Du Panthéon, une silhouette vient vers nous à contrejour: c'est encore le matin, et la rue Soufflot est orientée Est-Ouest.
- Voilà Jean, dit Jean-André, avantagé par ses lunettes fumées.
Jean Eustache tire une chaise. Il porte un imperméable gris et mou.
Ça y est, c'est dans la boîte. Il appelle le garçon.
- Un café.
Il se tourne vers moi.
- Tu crois qu'à partir des bouts de négatifs 16, tu pourras tirer des photos?
- Oui.
Jean vient de terminer le tournage des Mauvaises FréquentationsIl est l'aîné de la bande et le premier à être passé de la parole aux actes.
On le regarde boire son café. On est terriblement fiers tous les trois.
1962?
Pierre Zucca
(lettre publiée dans le supplément des Cahiers du cinéma n°443/444, mai 1991, reprise par Jean-André Fieschi dans son texte "Z aux Oiseaux", Vertigo n°33, juin 2008)

 [ajout du 10-04-21]: l'hommage de Pascal Bonitzer à Z paru dans les Cahiers en 1995.

Les mots perdus.

On me pardonnera l'anecdote. J'ai rencontré Pierre Zucca dans des circonstances ridicules, j'entends ridicules pour moi et pour la revue qu'à l'époque je représentais, c'est-à-dire les Cahiers.
Nous avions beaucoup aimé Vincent mit l'âne dans un pré (1975) - son premier film et le premier grand rôle de Luchini, où il était extraordinaire -, et je comptais me fendre d'un article pour dire pourquoi. Il était logique de faire un entretien avec le réalisateur de ce film bourré d'invention, d'humour, d'érotisme, de pièges et de mystères. Et comme je devais être de ceux à qui le film plaisait le plus, c'est moi qui était censé me charger de l'entretien. Rendez-vous pris et Pierre s'étant déplacé jusqu'au siège de la revue, je branchai l'appareil et l'entretien eut lieu. Il dura longtemps car Pierre n'avait pas sa langue dans sa poche. Il était aussi logomane que graphomane. Je me souviens de développements brillants et inattendus, toujours pertinents et curieusement en phase avec l'esprit de la revue, alors très idéologique, bien que Pierre opérât dans un champ si éloigné en apparence de toute préoccupation idéologique (sinon par le biais des considérations économico-maniaques de Klossowski sur son livre La Monnaie vivante, dont il avait fait les photos). Il parla de Godard et de l'appareil cinématographique, de l'illusion et de "juste une image". Dans son film, j'avais bien entendu relevé l'usage du mensonge et du trompe-l'œil, de l'illusion et du voyeurisme. J'allais intituler mon article: "Mateur menteur".
Quand je voulus récupérer la bande, afin de la décrypter, je me rendis compte que rien n'était enregistré. J'avais dû mal manœuvrer, ou bien quelque chose s'était bloqué. (C'est du moins ainsi que je me rappelle l'histoire: je ne veux pas penser que j'ai simplement renoncé, par incurie, à décrypter l'enregistrement). [l'anecdote me fait sourire parce qu'il m'est arrivé exactement la même chose avec Alain Guiraudie, ndlr] Je ne sais pas, mais je devine, pourquoi je n'ai pas proposé de recommencer aussitôt l'entretien. En soi tout entretien, à l'époque, était pour moi un supplice, et je supposais qu'il en était de même pour l'interlocuteur. J'avais secrètement honte de l'impasse dans laquelle la revue s'était engagée, de ce qu'elle était devenue, et j'en venais à considérer, plus ou moins consciemment, que le cinéaste nous faisait une faveur en nous accordant un peu de son temps. C'était un premier long métrage, mais si maîtrisé. J'imaginais probablement que Pierre avait mille choses plus importantes à faire que de se relire, et qu'il avait dû oublier cet entretien à peine l'avait-il fini. Je ne croyais pas que la revue pût lui être d'une quelconque utilité, ou même qu'il attachât de l'importance à ce qu'il y avait dégoisé. Les Cahiers se débattaient dans tant de conflits internes difficiles, et déchirants, dans tant de difficultés matérielles et morales, dans une si réelle misère pour tout dire, que ce couac fut étouffé dans l'indifférence générale.
J'appris ensuite, avec une surprise qui dénonce ma niaiserie, que Pierre ne prit pas bien ce foirage. Plus tard, il se vengea à sa manière, en me faisant endosser dans Rouge-gorge, le temps d'une petite scène, le rôle d'un mouchard. Vengeance, ce n'était sans doute pas l'intention. Pierre était un gentil manipulateur, un fabriquant de mondes artificiels et sourdement inquiétants, de fantaisies à la manière de Callot, un conteur dans la tradition du petit-romantisme. Ses films sont traversés de violences, de terreurs et de crimes, hantés de trafiquants obscurs, d'escrocs, de mauvais anges, mais en toute légèreté. La vengeance n'était pas son style. D'ailleurs on me propose toujours des rôles de froids salauds; ou de pauvres types; il y a sûrement une raison.
Quoi qu'il en soit, avec Pierre, nous ne fûmes jamais fâchés; nous nous voyions peu, mais à intervalles assez réguliers, sauf les dernières années: les aléas de la vie, Suzanne Schiffman me donnait de ses nouvelles. Depuis quelques mois elles étaient sombres, angoissantes. Mais il y avait en lui une telle faculté de résistance, et de gaieté, que je n'imaginais pas que la maladie vaincrait.
J'ai toujours conservé secrètement, en face de lui qui était drôle, qui riait de tout, même de ses propres difficultés à monter ses projets (il m'offrit un jour un petit texte de Melville, Moi et ma cheminée, sur la solitude de l'artiste), la honte de cet entretien sabordé. Je n'en ai jamais reparlé, ni lui, mais c'était quelque chose qui était entre nous, comme dans ses films ce secret abject et indicible autour de quoi Vincent, hanté par le passé de son père, tourne sans jamais pouvoir se reposer. Ça l'amusait peut-être. Ça finissait par m'amuser aussi.
Maintenant il n'est plus là; la honte reste. Mais avec le souvenir de ses yeux rieurs, ses yeux d'animal et d'enfant, joyeusement avides de regarder entre les tentures closes, la chose cachée. Tout ce qui donne envie de faire du cinéma, et d'y aller. Tout ce qui fait l'attrait, faut-il dire pervers? ou simplement malicieux, de son œuvre.
Sur sa tombe, Sylvie a voulu qu'on jette des fleurs très simples, des fleurs des champs, des marguerites, des iris. Cela va bien avec ce qu'il y a de curieusement champêtre dans le titre de presque tous ses films: Vincent mit l'âne dans un préRouge-gorgeAlouette, je te plumerai.
Ce jour-là, le ciel était très bleu à travers les arbres nus, avec une nappe de fins stratus, et certainement des oiseaux chantaient, bien que je ne m'en souvienne pas: le Père Lachaise est l'endroit de Paris, paraît-il, où il y a la plus grande concentration d'oiseaux. De formation, Pierre était ornithologue, je l'ai appris depuis. (Pascal Bonitzer, Cahiers du cinéma n°489, mars 1995) 

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