samedi 20 mars 2021

Vingt ans après et dix ans plus tard...


Moïse et Aaron de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1975).

Les Cahiers: 1980-2010 (1)

Précision: je ne retrace pas l'histoire des Cahiers, j'en suis bien incapable. Il s'agit plutôt d'une promenade (subjective, ça va de soi) dans ce que fut pour moi l'aventure des Cahiers, découverts au milieu des années 80. J'y avance, au gré de mes relectures, sans ordre préconçu (d'où l'aspect décousu), essayant tout de même de garder un cap.

En 1980, qu'en est-il de la trinité Cinéphilie-Politique-Théorie? Les Cahiers, au nom du Père cinéphile, du Fils politique et du Saint-Esprit théorique... De Baecque a raison quand il écrit que ce qui traverse l'histoire des Cahiers a fondamentalement à voir avec le sacré:

Les Cahiers ont choisi la souveraineté du cinéma, dogme fondateur, et ce rapport, ils l'ont vécu avec foi. D'abord, relisez la "Lettre sur Rossellini" de Rivette, "Le goût de la beauté" de Rohmer, le "Voile de Véronique" de Bazin, les textes de Truffaut et de Chabrol sur Hitchcock, ceux de Godard sur Rouch, comme une incarnation: le corps du cinéma, voilà la vérité, voilà ce qu'il faut aimer. De cette vision du cinéma comme art de l'Incarnation, découle la plus belle définition de la mise en scène ("faire bouger des corps dans l'espace") et une philosophie de la transparence du regard: seul le réel du corps, filmé sans masque, sans obstacle, est "beau". Mise en scène et beauté: ce cinéma fascine. D'où la pointe extrême de cette pensée de la représentation: l'idée mac-mahonienne, la fascination pour l'Incarnation, la beauté des corps, la violence qui les anime et la rigueur de leurs mouvements...
En réaction, face à cette fascination, une partie de la rédaction, au sein de la même foi pour un cinéma souverain, choisit une autre idée de la représentation. Ce corps qui est apparu sur l'écran, plutôt que de le regarder directement, de l'adorer, il s'agit de l'opacifier, de placer des obstacles entre lui et l'œil. D'une incarnation glorieuse et transparente, les Cahiers, au détour des années soixante (l'on nomme cela le cinéma moderne), font une incarnation délicate, troublée: corps mélangés par l'exotisme (le cinema nôvo), corps éventrés par les "béances du récit" (Godard), corps brûlés, mutilés par l'irruption obsédante de la subjectivité du regard (Persona de Bergman). Ces deux pans du cinéma (classique/moderne, cinéma de poésie/cinéma de prose, etc.) visitent les deux manières de l'Incarnation, les deux façons d'être de l'Image: le corps de gloire et le corps de douleur.
Mais cette pensée de la représentation ne sort pas indemne des expériences théoriques et politiques du début des années soixante-dix. Le corps du cinéma n'a pas seulement été brusqué, il a été détruit. Découpé par le montage, perdu par le gros plan, le voilà dans les pages mêmes des Cahiers, haché par le photogramme qui a pris la place des photographies, puis exclu de façon encore plus radicale avec l'arrêt de l'illustration, tandis que les textes écrits alors théorisent et dénoncent les illusions idéologiques de la représentation. Les Cahiers ont détruit le corps du cinéma, l'incarnation a été défaite: l'iconoclasme découle de cet interdit de l'image.
Tout le travail de la fin des années soixante-dix consiste, au contraire, à redonner corps au cinéma, par une compréhension de la culture populaire (Allio et Foucault), de l'Histoire (Syberberg), du mouvement (Godard et Deleuze), par l'expérience de l'épouvante corporelle (De Palma, Cronenberg) ou la curiosité pour le corps de l'Autre (la science-fiction).

En 1980, si l'amour du cinéma est toujours là, peut-on encore parler de foi? Si "l'histoire des Cahiers s'est longtemps écrite comme une guerre de religions" (de Baecque), et à la religion du "beau" (période classique) a succédé la religion du "nouveau" (période moderne), qu'en est-il après? Les années 80, période postmoderne s'il en est (en attendant l'hypermoderne), témoignent davantage d'une crise de foi. Pas au sens, pour les Cahiers, d'une remise en cause de leur amour du cinéma, ni de ce qu'il en est de sa souveraineté, mais au sens où, vu le champ de ruines laissé par l'aventure marxiste-léniniste, reconstruire la revue ne pouvait se nourrir d'une simple foi retrouvée. C'est d'un amour raisonné, et non plus aveugle, qu'il va falloir faire preuve pour que les Cahiers revivent. Ce qui suppose une bonne dose de pragmatisme (davantage incarné par Toubiana dans l'attelage qu'il compose avec Daney). Et pour commencer: une base qui soit solide, autrement dit une équipe solide. Et quoi de plus solide, que ceux qui étaient déjà en place, non seulement pour leur expérience de la revue, les rendant immédiatement opérationnels, mais plus encore parce qu'il n'y a pas meilleures plumes. C'est quasiment toute l'ancienne équipe qui se retrouve sur le pont (seul exclu: le vilain Pakradouni). Même Comolli et Narboni ne sont pas loin, officiant en coulisses. C'est en février 1978, avec le n°285, après trois années qu'on qualifiera de balbutiantes (mais déjà prometteuses), que prennent corps, dans un nouveau corps (dessiné par le graphiste Jacques Daniel), les nouveaux Cahiers. Pour marquer le coup: une photo en couverture, et pas n'importe laquelle: Monsieur Verdoux, Chaplin qui vient de mourir (en même temps que Hawks et Tourneur, ce dont rend compte Biette dans le numéro, sous le titre lapidaire: "Trois morts"). Verdoux, ça renvoie à Bazin, au mythe de M. Verdoux: le mythique, écho à la première période des Cahiers (même si le texte de Bazin a été écrit avant); mais aussi Verdoux en "avatar de Charlot", dans une nouvelle peau, comme le sont les nouveaux Cahiers. Et pour officialiser la chose, un éditorial, qui aujourd'hui encore, conserve une bonne part de son actualité:

(...) il nous semble que le moment est venu de faire le point, de dire dans quelle direction nous entendons aller, où nous en sommes, le cinéma et nous. Plutôt dessiner un cadre qu'ériger une ligne.
Un mot sur la conjoncture.
(...) cette "crise du cinéma" dont on parle avec une telle délectation, est-elle conjoncturelle ou s'agit-il d'un mot charitable pour dire que le cinéma se meurt? Et s'il s'agissait plutôt de cette crise endémique par laquelle le cinéma depuis toujours essaie de "se refaire", comme une machine qui ne fonctionne que parce qu'elle est détraquée?
Répondre à cette question est peut-être hasardeux, ou hâtif. Encore faut-il qu'elle soit posée. Car il y a tout de même deux ou trois choses que nous savons, aux Cahiers.
Par exemple que (...) le spectateur de bon sens, à la fois dupe et exigeant, pour lesquels les grands films du passé ont été faits (hier la nourriture du cinéphile, aujourd'hui les "classiques" offerts par la télévision) est en voie de disparition. Nous entrons dans l'ère du "consommateur culturel", qui est un nouveau type de spectateur, encore mal connu, à la fois non-dupe et "curieux", plus cultivé mais aussi plus facile à intimider (par le label "qualité", par une politique des auteurs généralisée, donc vidée de sens).
C'est là une conséquence d'une mutation dans les media qui ne fait plus de doute. Le cinéma a été un medium dominant. Il ne l'est plus. Il a eu le monopole de l'imaginaire de masse. Il ne l'a plus. C'est aujourd'hui un medium dominé, par la télévision bien sûr, mais surtout par tout langage publicitaire. Ce qui signifie en retour que le public actuel de cinéma (...) attend du cinéma qu'il soit une formidable caisse de résonance idéologique, un peu à la manière des films qui, à la télévision ou dans les appareils culturels, "préparent" le débat. Mais qui ne font guère plus. C'est aussi par rapport à un tel public (et pas seulement à ce qui subsiste du "grand public") que les films sont pensés, fabriqués, lancés, plus comme des raids sur le marché culturel que comme des entreprises de production (et le mot "production", du coup, reprend tout son sens).
Cette mutation du cinéma entraîne-t-elle une crise correspondante dans ce qui s'écrit autour du cinéma? Y a-t-il une crise des revues de cinéma? Sans doute mais elles ne le savent peut-être pas toutes. Il y a des choix minima à redéfinir.
Par exemple, une revue de cinéma doit-elle épouser la cause du cinéma, participer à une sorte de front uni pour la défense du cinéma, toutes professions réunies, toutes contradictions résorbées? Nous ne le pensons pas. Il se passe assez de choses en France (ou plutôt à Paris, ville privilégiée) pour alimenter des revues qui se donnent pour seul objectif de "suivre" l'actualité. Sauf que cette sacro-sainte "actualité" est de part en part pré-déterminée, pré-mâchée par l'ensemble de la profession (du producteur au publiciste). La critique, telle qu'elle continue à être pratiquée, se distingue de plus en plus mal de la publicité. Il nous semble qu'un vrai discours critique ne consiste pas seulement à produire des avis, des jugements, des analyses (ce que nous nous proposons de faire plus que jamais), mais aussi à essayer de découper différemment le cinéma. C'est ce que les lecteurs des Cahiers sont en droit d'attendre.
Il y a des découpages faciles mais stériles, n'aidant pas beaucoup à penser. Comme l'opposition du "système" et du "marginal". Cette dichotomie fait plaisir de part et d'autre mais elle a pour effet d'unifier peureusement, soit au sein de la profession (non merci pour participer à la reconstitution de la "qualité française", fût-elle de gauche), soit à sa porte ou dans ses marges (aucune envie non plus d'encourager la revendication de la pauvreté militante et bien-pensante, luttant avec ressentiment "contre la récupération"). D'abord le système et ses marges sont plus liés qu'il n'y paraît (c'est même un des effets de la "crise"). Ensuite parce que c'est justement dans leur entre-deux que les choses les plus intéressantes se passent.
Par exemple, Straub et Godard. Ces deux noms, depuis quatre ans, sont revenus avec insistance dans les Cahiers. Mais nous n'avons peut-être pas bien expliqué ce qui fait leur importance à nos yeux, pas seulement leur indéniable statut de "grand cinéaste", mais aussi leur refus obstiné de cette dichotomie système/hors système, leur acharnement à toujours postuler un spectateur (à respecter, même sans ménagements), leur souci d'interroger le monde à partir de ce qui leur reste de l'ancien cinéma: les gestes du cinéma. Ce sont des artisans. Leur travail permet de mieux saisir, comme livrée à elle-même, cette part d'artisanat qui allait de pair jadis avec la part d'industrie et que le naufrage de l'industrie, sa fuite en avant accélérée, rendent aujourd'hui visible. C'est le principal intérêt du retour de la question cinéphilique: retour à des gestes, à la question "comment?"
Il y a d'autres découpages, tout aussi stériles. Comme de définir le cinéma par la négative, par ce qu'il n'est pas, pour en cerner la "spécificité". C'est une approche aujourd'hui dominante à l'université: on y étudie le cinéma tel qu'en lui-même et à l'abri de tout ce qui pourrait le polluer. Cinéma "pur" contre cinéma "impur": la préférence anciennement accordée par Bazin à ce dernier continue à prévaloir pour nous.
Ce qui veut dire: étudier le cinéma dans son hétérogénéité même. Sociale: aussi bien les quartiers réservés (le porno) que les habitats design (la pub), dans les quartiers résidentiels (Bergman) que les deux-pièces kitchenette (Moullet). Et aussi: l'étudier dans ses rencontres, ses tangences, ses voisinages avec d'autres media, d'autres chaînes d'images enregistrées, tracées sur d'autres supports, la peinture, la photographie, la vidéo, etc.

Pas de ligne donc, mais un cadre, où à la trinité Cinéphilie-Politique-Théorie, propice aux crises, se substitue quelque chose de mieux contrôlable, qui puisse se réguler de lui-même, une sorte de crise permanente, endémique, à l'instar de celle du cinéma, qui ferait des Cahiers une machine elle aussi toujours en train de "se refaire". Il en est ainsi de la cinéphilie, de la politique, de la théorie, machines à l'intérieur de la machine, appelées à se refaire via une sorte de mouvement critique perpétuel (la Critique, quatrième terme pour contenir le conflit entre Cinéphilie, Politique et Théorie) qui durant les deux années à venir va servir de rampe de lancement pour la revue:

critique de la cinéphilie: à travers les textes de Biette sur d'anciens films américains qu'il a revus à la télévision ou lors de rééditions (le cinéma d'hier conjugué au présent), et bien sûr la diatribe (postmoderne) de Skorecki "Contre la nouvelle cinéphilie": (...) "La télévision est le dernier endroit où quelque chose de la lucidité hallucinée de la cinéphilie d'hier est encore possible: allez-y vous vautrer dans le sublime et le débile, toutes notions de temps et de goûts mêlées! Démêlez la laine enchevêtrée du 625 lignes pour vous tricoter un vêtement à votre mesure, hasardeuse et logique! C'est bien le seul lieu, trop familier pour qu'on s'en avise, où le dernier ciné-télé-phile peut échapper à la mort monotone, partir à l'aventure...", texte auquel répondra sèchement Kané, mais qui n'empêchera ni Skorecki ni Biette de poursuivre leurs chroniques sur les vieux films vus à la télé, résultat peut-être d'une transaction au sein de la rédaction, en tous les cas, exemple parfait de cette "hétérogénéité" revendiquée par Daney et Toubiana dans leur édito. La "cinéphilie en question" aussi à travers les textes de Bernard Boland ("Sortir de la nostalgie?" et surtout "Passe Montagne, film français" qui voit Stévenin, au contraire de Jacquot, Miller et Tavernier, en sauveur de la cinéphilie, "rendue à la santé et au sommeil de la vie— dans une note de bas de page, Boland précise que ce qui l'intéresse, "c'est la position contradictoire du cinéphile pris entre la tentation de la folle glorification du film comme machine (exprimant ainsi la vérité de sa place mais condamné au mutisme et à la contemplation) et le recours à l'auteur comme possibilité de dégagement, de réveil, de communication. L'auteur réintroduit la différence, le relatif, le partiel; il permet de parler des films, peut-être d'en faire."

critique de la politique, qui s'exprime à mon sens dans l'importance accordée par la revue à Straub et Godard, et leur positionnement en dehors de la "dichotomie système/hors système", de même que "leur souci d'interroger le monde à partir de ce qui leur reste de l'ancien cinéma". (à développer — cf. infra Oudart contre Straub et Godard)

critique de la théorie: le plus gros chantier pour les Cahiers, tant la théorie c'est quand même ce qui a servi de fer de lance à la revue depuis une dizaine d'années et, en dépit des dérives, était devenue sa marque de fabrique, surtout auprès de l'université (notamment américaine). La critique portera sur les outils, autour de ce que la revue appelle des "questions de figuration" qui, selon Daney, "permette à une interrogation fondamentale sur le cinéma de faire retour. A la fois pour ressaisir ce qui peut et doit l'être des dix dernières années de réflexion théorique (cinéma et sémiologie, cinéma et psychanalyse, etc.) et pour réenvisager le cinéma, cet art "pas comme les autres", comme dit Jean Louis Schefer. En ces moments non dénués d'anti-intellectualisme (le ouf repu de tous ceux qui ont eu peur ces dernières années — peur de la théorie, peur de la politique, peur de la conjonction — a quelque chose de vaguement dégoûtant, comme si à l'intelligentsia de gauche succédait une bêtitsia de droite) et dans la lassitude des discours institués, il faut reposer ces "questions de figuration", et de ce mode particulier de figurer qu'est le cinéma, à ceux — ils sont rares et plutôt seuls — qui réfléchissent sur le statut des images en cette fin de siècle." Et d'interroger Jean Louis Schefer ("L'homme ordinaire du cinéma"), Pierre Legendre ("Où sont nos droits poétiques?"), remettant en question, respectivement, la psychanalyse et la sémiologie, appliquées au cinéma. A la place, interroger avec Bonitzer, les questions purement esthétiques de "décadrage" (cinéma et peinture) et de hors-champ, toujours avec un esprit critique: "Le cinéma qui nous intéresse est celui qui joue des hors-champs: vous devez commencer à le savoir, on ne cesse de le seriner (c'est drôle, on a l'impression d'être les seuls). Les grands cinéastes — Hitchcock, Lang, Mizoguchi, Tourneur, Dreyer, Duras, Straub, Godard — sont ceux dont la mise en scène, l'écriture, le montage, s'articulent d'effets de hors-champ, d'un fading de la représentation. Car c'est en jouant du hors-champ, des hors-champs, c'est-à-dire en ouvrant le film au pas-tout, que le réel à quelque chance d'y pointer, et d'être subvertie la répétition du même." (en ouverture de son texte sur Vincent mit l'âne dans un pré... de Pierre Zucca). On y ajoutera, toujours avec Bonitzer (qui a participé avec Toubiana à l'écriture du scénario de Moi, Pierre Rivière... d'Allio, d'après Foucault, et futur scénariste de Ruiz, Téchiné, Kané, Rivette...), les questions de "récit": "Bernard Boland soulignait récemment avec raison une phrase du dialogue de L'Homme qui aimait les femmes, et qui est à prendre bien entendu à compte d'auteur: Vous êtes narratif, nous n'avez pas peur de raconter une histoire. Qui a peur, aujourd'hui, de raconter une histoire? Disons que c'est une peur diffuse, issue de la modernité, pas seulement et pas principalement cinématographique (littéraire aussi bien, je dirais même surtout littéraire, mais qui s'est propagée ailleurs), un "soupçon" comme on dit, porté à l'encontre du narratif, du romanesque, via un naturalisme dépassé, largement dénoncé et, il est vrai, endémique dans le cinéma, le cinéma français du moins. Aujourd'hui, un peu partout, c'est plutôt le manque d'histoires, de bonnes histoires, qui se fait sentir. La crise du cinéma, c'est aussi la crise du cinéma romanesque, le désir cinéphilique frustré de vibrer auprès d'un récit aussi passionnant et bouleversant qu'ont pu être pour notre génération, au hasard et inégalement, Moonfleet, la Dame de Shanghai, Mrs Muir, par exemple. Est-il possible aujourd'hui de trouver au cinéma l'esprit de générosité et de passion qui anime le moindre des écrits de Stevenson?" (en ouverture de son texte sur les Enfants du placard de Benoît Jacquot).

Et, complément inévitable: la critique de la critique (qui mêle donc cinéphilie, politique et théorie), avec notamment les deux textes polémiques de Jean-Pierre Oudart: "A propos d'Orange mécanique, Kubrick, Kramer et quelques autres" (qui fait suite dans le même numéro à celui de Skorecki contre "la nouvelle cinéphilie") et "Notes de mémoire sur Hitler de Syberberg", dans lesquels il dézingue les idoles Straub et surtout Godard, la modernité s'incarnant davantage, à ses yeux, chez Kubrick, Robert Kramer et Syberberg:

(...) Il n'y a pas longtemps, Saint Jean-Marie et Saint Jean-Luc, Godard et Straub, passaient aux Cahiers du cinéma pour le fin du fin de la modernité cinématographique. Pour moi, la problématique des enjeux de la modernité s'inscrit plutôt, dans ses lignes de plus grande tension, dans l'impossibilité de réconcilier le cinéma de Milestones et celui d'Ici et ailleurs, le cinéma d'Orange mécanique et celui de Non-réconciliés, et c'est dans la pensée de cet impossible conciliation qu'il y a urgence à travailler le cinéma, y compris théoriquement. Parce que cette impossibilité interroge à la fois les problématiques critiques-théoriques et la politique des auteurs-Cahiers depuis 68...
(...) Il y a une infinie distance entre le cinéma de Syberberg et celui de Godard qui, par un retournement à 180°, est pour moi, tel que je l'ai reçu, depuis 10 ans, comme beaucoup, dans la gueule, l'aboutissement le plus raffiné, le plus sophistiqué, du recouvrement du cinéma par le scénario dogmatique: les images ne doivent pas séduire, les spectateurs ne doivent pas rêver. L'effet de rêve est voué à la malédiction, dans un cinéma dont la scénographie et les procédures de montage sont faites pour répéter aux spectateurs qu'ici n'est pas ailleurs, et qu'autrement dit, pour parler clairement, en tant que spectateurs, ils ne doivent pas cesser de savoir, et éprouver douloureusement et honteusement, qu'ils ne sont pas dans le coup, de là où on travaille, de là où on souffre, de là où on meurt. Ce que répète le cinéma de Godard aux cinéphiles politisés de ma génération depuis le groupe Dziga Vertov, ce n'est pas autre chose que cela: vous n'êtes pas dans le coup, vous n'êtes pas là où il faudrait être, vous avez manqué le train ou vous n'avez pas pris le bon, vous êtes des négativités sans emploi. Ce que j'ai appelé le surtravail du signifiant, le déjà-cliché et la stratégie du montage selon Godard, c'est à répéter que ça sert aux Cahiers, à étayer esthétiquement et théoriquement le travail de deuil du gauchisme.
J'aime aujourd'hui le cinéma de Syberberg, contre celui de Godard, parce que je ne m'y sens pas complètement déplacé par les interrogations qu'il fait lever sans poser aux spectateurs la moindre question. Parce que je n'y suis pas à l'école, sous un prétexte politiste de plus en plus vague. Parce que je n'y suis pas surveillé. Et aussi parce que c'est, à sa façon, un cinéma très local, qui a l'extrême souci de se localiser. C'est un cinéma qui ne respire pas la honte, comme celui de Godard, d'être fait par et pour des petits-bourgeois qui ont un tant soi peu le souci de l'histoire et de la politique. Un cinéma qui a un goût, une sensibilité, un cortège de soucis, une esthétique spécifique. Godard, malgré son petit côté pop, Mirò et graffiti, c'est un cinéma qui n'est pas seulement étayé par un fantasme planétaire, mais qui a le goût de mort du cinéma planétaire des media, et s'y complaît avec morosité.

Quant à l'hétérogène, qui est lui-même porteur de crise, par la confrontation des éléments qui le compose, on peut dire qu'il se manifeste à tous les niveaux: exemplairement dans le rapport cinéma et télévision, on l'a vu, avec Biette et Skorecki, mais aussi vidéo (Godard: après Six fois deuxFrance tour détour deux enfants, van der Keuken, Nam June Paik...), peinture (le Quattrocento, Velázquez, Cremonini, Monory et Fromager), photographie... pornographie ("Le sexe froid" par Yann Lardeau), comme annoncé dans l'édito. Mais encore: dans l'éloge de Syberberg et de son film Hitler, le côté kitsch, l'aspect "magazine de quat'sous", traités par Oudart et Bonitzer (Séduction et terreur au cinéma), le jeu de Totò, dont "le corps comique et paroxystique se débat contre toutes les fictions, celle des récits qu'il ne parcourt qu'en les brisant, celle d'une langue italienne artificielle et imposée qu'il s'obstine à réinventer en la massacrant, celle d'une identité et d'une nature humaines réservées, qu'il jouit de faire basculer entre l'animal et la machine..." (Comolli et Géré), le montage dans Genèse d'un repas de Moullet, le numéro spécial (impossible à faire) de Godard, le son chez Tati, Apocalypse Now en couverture, Coppola cohabitant avec Straub (De la nuée à la résistance)...

Et pour finir — en contradiction (logique) avec ce qui précède — Ozu: le choc esthétique qu'a dû être, à cette époque, la découverte de ses films (Voyage à Tokyo, le Goût du saké...), que résume à sa manière Alain Bergala: "Notons au passage qu'il a fallu attendre les films d'Ozu pour que nous apparaisse comme une évidence lumineuse que le cinéma n'est pas condamné à être un art de l'événement, de la figure, mais qu'il peut aussi trouver un état de perfection dans l'art de montrer la trame continue, la vacuité étale, le temps de fond (comme on le dit de la toile) dont quelques événements infinitésimaux, en séries un peu dérisoires, pris en charge par une énonciation pré-réglée, viennent légèrement affecter la surface et nous la rendre ainsi sensible, pour elle-même, sans que la figure occulte le fond mais nous permette au contraire de mieux en jouir.
Le spectateur (...) doit consentir sans trop de résistance à cette torpeur un peu vide, à cet ennui léger, à cet état de vacance dont parlait Jean Narboni à propos de Flammes d'Arrieta, il doit être disposé à goûter comme un plaisir cette attente légère, diffuse, cette langueur de l'énonciation, et donner congé en lui au spectateur qui a besoin d'un maître comme à celui qui est en quête du secret." (L'être-ange au cinéma)

(à suivre)

[ajout du 21-03-21]

Janvier 1980: Daney et Toubiana créent "Le Journal des Cahiers (qui remplace "Le Petit Journal"). Les deux Serge s'en expliquent dans l'édito:
Un journal dans une revue? Un monstre à deux têtes ou deux têtes pour un monstre en crise? Il est clair aujourd'hui que tout projet de revue est obéré par l'accélération donnée à la consommation culturelle. La mode est au discours éphémères, à l'écriture au jour le jour, au prêt-à-penser. Mais il y a crise aussi du côté de la presse d'information qui laisse de moins en moins de place au reportage, au discours critique et au tranchant du goût. D'où un babil généralisé, pas vraiment critique, pas vraiment publicitaire, tout cela à la fois allégeance aux modes et aux Institutions.
Une revue accueille un journal avec ce pari: donner le désir de combler le fossé qui se creuse entre ceux qui devraient dire ce qu'ils savent du cinéma (informer) et ceux qui devraient dire ce qu'ils voient dans les films (critiquer). Relever ce pari c'est ouvrir nos colonnes à tous ceux qui aiment le cinéma.

De fait, le début des années 80 voit les Cahiers s'ouvrir, telle une fleur, à tout ce qui fait le cinéma: on voyage beaucoup, d'abord en Allemagne puis de plus en plus loin, avec une prédilection pour l'Asie: Inde, Japon, Hong Kong, Taïwan et même l'Indonésie (Daney); on rencontre beaucoup de monde: d'abord, les "anciens" des Cahiers: outre Godard, qu'on a jamais quitté — Numéro deux est le film le plus marquant de la décennie passée —, Rivette, Rohmer, Chabrol et bien sûr Truffaut pour qui c'est le grand retour (après un compagnonnage chaotique), hélas endeuillé par sa disparition fin 84, justifiant un numéro spécial où il est moins question de ses films que de l'univers romanesque dans lequel ils s'inscrivent; mais aussi ceux qu'on avait un peu mésestimés (Pialat), un peu abandonnés (Eustache); en fait, c'est tout le cinéma d'auteur français qui est au rendez-vous: Straub bien sûr (l'autre compagnon de route avec Godard), Bresson, Demy, Garrel, Téchiné, Mocky... + Akerman (qui est belge), sans oublier Duras — un numéro spécial pour elle toute seule. Les numéros spéciaux sont d'ailleurs nombreux durant cette période: un spécial Télévision, le médium "cool", comme on dit à l'époque, un spécial "Made in USA", qui permet de rencontrer Scorsese, De Palma, Coppola, Cimino, le critique Manny Farber... un spécial Raoul Ruiz (extraordinaire)... sans compter les Hors-séries (Syberberg, Pasolini, Welles, Hitchcock, Hong Kong). On rattrape le temps perdu avec les films de Ferreri, Fassbinder, Cassavetes, Oshima, Bertolucci, Tarkovski, Skolimovski... Aucune grande signature n'échappe à cette boulimie de cinéma que sont pour les Cahiers les années 80 (après le pain sec des années 70-75): Kubrick, Kurosawa, Chahine, Fuller, Satyajit Ray, Antonioni, Bergman, Jerry Lewis, Fellini, Leone... C'est l'occasion aussi de grandes découvertes (Ozu et Oliveira en premier lieu, puis de nouveaux cinéastes: Cronenberg, Brocka, Lynch, Carpenter...), comme de re-découvertes (Mizoguchi, Barnet, Naruse, Griffith, Dreyer, les Hitchcock-Paramount, Sjöström...). On lit également beaucoup — d'autant qu'on s'est mis soi-même à l'édition (avec Gallimard) — de Barthes (La Chambre claire) à Deleuze (L'Image-mouvement), en passant par Ollier (Souvenirs Ecran) et Schefer (L'Homme ordinaire du cinéma); on s'intéresse au cinéma fantastique ainsi qu'à la technique (le dialogue Godard/Beauviala autour de l'Aäton 35), on débat sur la réforme du cinéma, les nouveaux médias (Canal+), la vidéo et les magnétoscopes (avec Jean-Paul Fargier en grand "manie-tout"), on s'inquiète du cinéma d'auteur et de la fonction de la critique... Cannes et Venise y sont investis comme jamais. Et au sein de la revue de nouveaux noms apparaissent: après Serge Le Péron et Danièle Dubroux, après Alain Bergala et Yann Lardeau, c'est le tour de Charles Tesson, Olivier Assayas, Alain Philippon, Hervé Le Roux... Sinon on aime encore la polémique entre rédacteurs (sur Loulou, sur Et vogue le navire...) et les calembours (la palme à Narboni qui nous la narre bonne à propos d'E.T., même si le calembour est dans le film: "d'où elle sort la créature? d'Uranus? de your anus?"— Spielberg, pain béni pour les jeux de mots puisque déjà, à propos de Rencontres du troisième type, Biette s'y risquait — c'était plus tiré par les cheveux — avec true UFO/Truffaut). Quant au goût des listes (celles des films de l'année), il revient, qui voit triompher la Femme de l'aviateur de Rohmer et Francisca d'Oliveira en 1981, Une chambre en ville de Demy en 1982, A nos amours de Pialat et l'Argent de Bresson en 1983... Pour l'anecdote, notons dans les listes de 1982 de Daney et Skorecki la présence — en cadeau Bonux — de spots publicitaires et de vidéo-clips, signe que, concernant la télévision (omniprésente depuis que le nouveau pouvoir lui impose de nouvelles règles), on ne se contente pas de parler des films qui y sont diffusés (Skorecki, Biette et les "fantômes du permanent") ou des magazines consacrés au cinéma ("Cinéma, Cinémas", de Claude Ventura, Anne Andreu et Michel Boujut, débarque sur la "2" en 1982), mais bien, comme prévu, de tout ce qui touche à l'image (même si l'engouement n'a parfois qu'un temps, cf. le film publicitaire)... la formule "juste une image" n'ayant jamais été aussi juste qu'en ces années-là (c'est aussi le titre de l'autre émission-phare, bien que plus confidentielle, concoctée par Thierry Garrel, Louisette Neil et Philippe Grandrieux — deux hommes et une femme là aussi — sur les "nouvelles images").

Si Daney quitte la rédaction en chef en 1981, c'est en 1985 qu'il s'éloigne vraiment de la revue. L'esprit insufflé y demeure, mais la surchauffe menace. Tout va trop vite. Les films sont de plus en plus nombreux à sortir chaque semaine (un mal qui va aller en empirant), et à multiplier les pôles d'intérêts — contrecoup toujours de la période de disette vécue précédemment — au gré d'une actualité qui elle-même ne fait que s'accélérer en recyclant à tout-va, on gagne en variété (qui permet de faire coexister dans un même numéro — en l'occurrence celui de décembre 1984 —, à côté des films à l'affiche, ceux à venir de Coppola, Chabrol et Godard, un entretien avec Catherine Deneuve, le cinéma indépendant new-yorkais — au sein duquel Jim Jarmusch —, Edgar Reitz, l'auteur de Heimat, pas encore sorti en France, un réalisateur du muet: Victor Sjöström, et les nouveaux cinéastes de Taïwan, tels Edward Yang et Hou Hsiao-hsien, présentés par Assayas...) ce qu'on perd en temporalité, au sens du temps nécessaire au lecteur/spectateur pour rencontrer un film, une œuvre, un auteur..., ce qui fait que ledit lecteur est plus invité à ingurgiter ce qu'on lui propose qu'à s'y abreuver (et ce d'autant plus que dans le numéro suivant, les cartes seront redistribuées, on parlera de tout autre chose, actualité oblige). Cette accélération, poussant à l'encombrement (Daney pense que le lecteur qui ne peut pas tout lire tout de suite y reviendra plus tard, est-ce bien sûr?) — pour éviter le survol et l'absence de débat contradictoire, entraînant une forme de consensus (moins les évaluations sont fines, approfondies, plus elles se ressemblent) —, crée une pression chez le critique consciencieux:

Toubiana: Il y a tout un courant qui, constatant que la critique n'a presque plus de poids, que c'est un métier toujours aussi peu rentable pour ceux qui l'exercent, qu'en l'exerçant les gens prennent le risque de porter sur eux une part d'abjection (il y a des tas de gens qui nous vivent comme des emmerdeurs, des donneurs de leçons ou des artistes ratés), prend la fuite, s'amuse à faire des pirouettes en fait d'évaluer les films, joue aux fléchettes par films interposés, (ils) mettent le son ou le ton de leur critique un peu trop fort. Ce qui importe à leurs yeux, c'est le subjectivisme, le culte de sa propre personnalité critique, plus que la mise à l'épreuve de son amour du cinéma, ou la mise à l'épreuve de son amour de rendre compte de son amour du cinéma, si on veut [credo cahiériste]. Je n'aime pas beaucoup cette attitude mais elle a un avantage: elle fait foin du masochisme critique, elle met en avant son humeur. Or la critique d'humeur, si elle a ses limites, ne laisse jamais froid le lecteur, ne l'ennuie pas si elle est faite avec talent, et permet au lecteur de réagir.

Daney: Ce qui manque aujourd'hui, c'est une idée du cinéma un peu transversale. Plus personne ne pense qu'on est sur un chemin et qu'il y a quelque chose à frayer.

Toubiana: Du coup, les gens fonctionnent comme des critiques culinaires: j'ai vu le film avant vous, je l'ai goûté, voilà comment est la sauce: Coluche est bien, le scénario est nul... et c'est fini!

Comme le disent ailleurs Toubiana et Daney, le problème de la critique des années 80, c'est qu'elle suit ce mouvement d'accélération là où elle devrait ralentir, prise dans ce que Daney appelle l'effet de présent, qu'il résume ainsi: Il est vrai que la critique est faite pour ralentir, qu'elle ralentit et que peu de gens lisent. Si on ne met pas en scène ce présent six mois, trois mois ou trois semaines avant la sortie d'un film, l'effet de présent n'existe plus. (...) Au moment même où il sort, si un film n'est pas déjà attendu, il n'est pas au présent, il est versé dans le compte-courant de l'image où il est en compétition avec la vidéo, la télé et c'est une autre économie. 

On voit dès lors où se situe l'enjeu pour les Cahiers dans les années 80. Entretenir l'effet de présent en créant de l'attente. C'est tout le sens de ces numéros où l'on parle autant des films qui sortent que de ceux qui vont sortir, via tous ces reportages sur les tournages. Où l'on parle aussi des grands cinéastes du passé, à l'occasion d'une rétrospective, d'un livre, et pas seulement au moment de leur mort. Où l'on convoque la mémoire du cinéma en même temps qu'on évoque les prochains films des cinéastes qu'il faut défendre, les auteurs-Cahiers (de plus en plus nombreux, au passage), pour mieux présentifier l'actualité du moment, tous ces films qu'on livre, à grand renfort de publicité, à la consommation du spectateur. Il y a un parallèle évident entre un système, concurrencé par la télévision et cherchant comment faire revenir les spectateurs dans les salles, et une revue qui porte encore le poids de ses années d'égarement et cherche, elle, à reconquérir ses lecteurs, mieux à en conquérir de nouveaux. Avec le risque, pointé par Daney, d'ajouter encore un peu plus à cette "valeur-culture" déjà acquise par le cinéma (avec ce que cela peut avoir de sclérosant, de muséal...) au détriment de l'immédiateté (cette part de spontanéité qu'offre une approche plus "journalistique" du cinéma).

Même si ce n'est pas spécialement à ça que pense Daney quand il précise que la bagarre de l'Art et essai, livré à un moment, a été gagné depuis longtemps et qu'aujourd'hui "il est devenu très artificiel de mimer le débat ou une polémique à propos d'un film", on ne peut s'empêcher de penser à la polémique opposant en 1982 l'As des as à Une chambre en ville, polémique initiée par Gérard Lefort dans Libé sous prétexte que, les deux films étant sortis la même semaine, le premier, conçu pour séduire à grands frais le public, détournerait à son profit les spectateurs du second, polémique vaine et qui fera pschitt tant elle témoigne d'une profonde méconnaissance de ce qu'est un public, de ce qu'est devenu le public. D'abord, bien sûr, parce que rien ne dit que ceux qui sont allés voir le Belmondo auraient été voir, si ce dernier n'était pas sorti en même temps, le Demy, mais surtout parce qu'il y a plusieurs publics: pas tant la distinction entre celui qui n'irait voir que les (bons?) films d'auteurs et celui (le grand public qui est aussi "bon public") qui n'irait voir que les (mauvais?) films commerciaux, que, naviguant entre les deux, une sorte de public moyen dont on ne peut rien dire, ni prédire, de ses préférences puisqu'elles-mêmes parfaitement fluctuantes. De sorte que, parmi les spectateurs qui le constituent, il y a ceux (nombreux) qui ne sont allés voir que le Belmondo, ceux (rares) qui ne sont allés voir que le Demy, et puis ceux (pas si rares) qui sont peut-être allés voir les deux ou bien n'en ont vu aucun. Et à l'arrivée, rien qui justifie d'opposer ces deux films si différents, appelés à vivre séparément leur carrière commerciale. Il est clair que Belmondo n'est pour rien (comme il le dit lui-même) dans l'insuccès du film de Demy. On peut considérer que Une chambre en ville a en fait rencontré son public, sauf que dans les années 80 ce type de public est devenu très minoritaire, et que s'il faut trouver un coupable c'est justement du côté de la critique, de celle-là même qui s'est lamentée de l'échec du film, parce que, en suivant le raisonnement de Daney, elle n'a pas su susciter l'attente, rendre en amont le film suffisamment présent, le laissant pour le coup démuni au moment de sa sortie. Alors qu'à l'inverse, le succès rencontré l'année suivante par les Trois Couronnes du matelot de Ruiz tient, en partie, à la "présence" du cinéaste dans les mois qui ont précédé la sortie du film, avec notamment le numéro "spécial Raoul Ruiz" publié par les Cahiers après la "Semaine" de ces mêmes Cahiers où avait été présenté/acclamé le film. (Cet "effet de présent" n'a bien sûr rien d'absolu: cf. Rohmer dont les films, de par leur mode de production — le fameux micro-système — peuvent surgir sans qu'ils soient attendus, l'effet de présent se confondant alors avec un véritable effet de surprise, pour le public autant que pour la critique.) 

Pourquoi cette digression? Parce que, pour les Cahiers, la question du public est comparable à celle de ses lecteurs. Elle est même centrale, posée dès le départ par Bazin. Les années 80 voient l'arrivée d'un nouveau public, comme d'un nouveau lectorat, plus cultivé, encore plus urbain peut-être qu'avant, pratiquant comme dit Daney le "bouche-à-oreille culturel". Et au sein de ce public (lecteurs potentiels de la revue), il y a ceux, minoritaires, qui, dans la tradition utopiste de ce dont rêvait Bazin (créer un bon public qui sera plus exigeant et exigera de meilleurs films), ne vont voir que des films comme Une chambre en ville, et ceux, moins exigeants, "branchés" dit Daney, qui veulent quand même se divertir et n'iront pas voir systématiquement le film de Demy, sans que cela traduise nécessairement un rejet. Ce que résume Daney: une oscillation entre aller au cinéma pour se retrouver tout de suite (s'amuser d'une image confortable qui n'est rien d'autre que sa propre image, une image-reflet) et y aller pour se perdre d'abord (accepter au contraire d'être bousculé, désorienté). Or, si le premier public, l'exigeant, fait écho aux lecteurs habituels d'une revue comme les Cahiers, qu'il ne sera donc pas trop difficile de faire (re)venir, qu'en est-il du second? 

Un questionnaire des Cahiers publié en 1986 révèle que le lecteur Cahiers est majoritairement masculin, a moins de 35 ans, vit dans une grande ville, est diplômé et va très souvent au cinéma — tout ce qu'on savait déjà —, mais surtout que ce qu'il aime le plus dans la revue ce sont les entretiens, les articles de fond, les critiques des films du mois, un peu moins les reportages sur les tournages et nettement moins les analyses sur l'économie du cinéma. Et que, pour ce qui est du Journal des Cahiers, sa préférence va aux articles sur la technique, les comptes rendus de festivals, la chronique sur les livres, plutôt qu'à ce qui concerne la vidéo, la télévision ou "ce qu'on appelle pompeusement les transformations du paysage audiovisuel". D'où la conclusion des Cahiers: Nos lecteurs seraient-ils plutôt des adeptes du "recentrage" sur le cinéma, au détriment d'une ouverture des Cahiers sur la vidéo, les nouvelles images, les relations entre cinéma et télévision ou l'analyse de l'économie des médias en général? C'est pourtant là un des éléments de réflexion essentiels de la revue (après tout, il y va de l'avenir du cinéma), l'enjeu étant de ne jamais perdre de vue les questions esthétiques: qu'est-ce que se joue, entre esthétique et économie, à chaque étape de l'histoire du cinéma, cette question a traversé l'histoire des Cahiers depuis plus de trente ans.

Tel est le dilemme qui se pose à Toubiana dans les années 80. Ouvrir c'est bien, mais jusqu'où? Faire revenir les lecteurs, c'est bien, mais à quel prix? Où placer le curseur? Et quid de la critique? Faut-il parler plus que de raison des films qui font consensus, de tous ces films pas méprisables, loin de là (je ne parle pas du tout-venant commercial, celui qui en 1976 alimentait l'irrésistible rubrique "Glauque story" où officiaient les plumes acerbes et bienvenues de Kané, Skorecki et Dubroux), mais suffisamment consensuels (au niveau du public et de la critique) pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en rajouter, ni en bien ni en mal, sachant que la portée d'un tel discours sera proche de zéro?

(à suivre)

15 commentaires:

  1. Le photogramme a changé, non ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. L'ancien photogramme était mieux

      Supprimer
    2. C'est ce que vous dit Buster, Straub : que c'était mieux avant !

      Supprimer
    3. Jamais dit que c'était mieux avant, mais je ne dis pas que c'est mieux maintenant...

      Le premier photogramme (qui renvoyait au même film, Momo et Ronron) était sûrement plus éloquent, il avait un côté langien (les Nibelungen), celui-là est plus léger, quand je le regarde, je ne sais pas pourquoi, je pense à Dupond et Dupont dans Le crabe aux pinces d'or.

      Supprimer
    4. Alors là Buster vous me coupez la chique, je sais pas quoi dire

      Supprimer
    5. Mais c'était quoi le premier photogramme ?

      Supprimer
  2. C'est bien Syberberg ? Vous en avez déjà parlé quelque part, Buster ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. De Syberberg je n'ai vu que Ludwig requiem pour un roi vierge, c'était il y a longtemps, plus aucun souvenir... Hitler est sorti en DVD il y a une dizaine d'années, il faudrait que je m'y colle (7h quand même!)

      Supprimer
  3. Pourquoi arrêter votre "promenade" à 2010 ? Après, vous avez cessé de lire les Cahiers ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est toujours un peu la même question, à laquelle j'ai déjà répondu... les Cahiers je les ai lus, on va dire religieusement une bonne dizaine d'années entre le milieu des années 80 et le milieu des années 90, après ç'a été moins régulier, de moins en moins même, à partir des années 2000.

      Supprimer
    2. Merci. Et désolé si je vous fais répéter les mêmes choses.

      Autre question: les textes sur Satyajit Ray, c'est fini ?

      Supprimer
    3. Non pas du tout. J'ai vu L'Expédition et le texte est quasiment écrit, mais étant donné le peu d'intérêt suscité par Ray, je ne me presse pas. Pareil pour les Cahiers. Aussi parce que je n'ai pas un temps infini à consacrer au blog.

      Supprimer
    4. Ray et les Cahiers moi ça m'intéresse.

      Supprimer