Onoda d'Arthur Harari (2021).
Dix mille nuits et un jour.
"Je reviendrai."
Si le film d'Harari fait écho au sublime Anatahan de Sternberg, c'est un écho très lointain, en rapport avec la question des "soldats japonais restants", ces soldats qui, ignorant la réalité ou refusant d'y croire, continuèrent de se battre après la capitulation du Japon et furent retrouvés, certains très longtemps après, dans différentes îles du Pacifique. Onoda est un de ceux-là, il a même été le dernier, établissant un record: 30 ans (10000 nuits) passés à "guériller" dans la jungle des Philippines. En fait, s'il n'y avait le caractère, ici proprement insensé, du respect aveugle à l'ordre reçu ("ne jamais mourir!" — soit l'inverse du kamikaze), Onoda, à travers son esprit de résistance, évoque plutôt un autre film, Guérillas aux Philippines de Fritz Lang, dont il constitue une sorte de contrechamp dilaté. Contrechamp, puisque vu du côté japonais... dilaté, parce qu'étalé dans le temps (du fait en partie de l'absence véritable d'ennemi, parti depuis longtemps et se réduisant à quelques paysans abattus ici ou là). Mais dans les deux cas, un même sentiment, celui de l'attente, avec pour motivation une même promesse, celle qu'on reviendra vous chercher, et dans le cas d'Onoda, quel que soit le temps qu'il faudra.
"I shall return", la célèbre phrase de Mac Arthur, replié en Australie et promettant de revenir délivrer les Philippines, est inscrite sur les paquets de cigarettes que fument les soldats américains et leurs alliés phillippins. L'objet n'a pas la même fonction que la barre de chocolat Lawson ou la bouteille de Coca-Cola, signes d'une Amérique déjà bien présente. Là, il s'agit plutôt de revanche. "Je reviendrai" parce que je (Mac Arthur) ne saurais rester sur l'humiliation d'une défaite cuisante... En attendant, il faut résister et faire feu de tout bois. C'est l'aspect réjouissant du film, le côté à la fois ingénieux et artisanal. Guérillas célèbre ainsi des soldats contraints de se reconvertir en bricoleurs de génie pour assurer la liaison avec l'état-major américain, espionner la flotte japonaise et préparer, via un gouvernement civil clandestin, la future indépendance du pays. Pièces automobiles, vis, boulons, tringles, ferraille, accumulateur... tout est récupéré. On fabrique de la monnaie avec du papier d'emballage et de l'encre à base de suie et de glycérine, des câbles télégraphiques à l'aide de fil barbelé tendu d'arbre en arbre et de bouteilles utilisées comme isolant, du gasoil à partir d'huile de palme, des fusils avec des bouts de tuyau et de la poudre avec du souffre, du gros sel et de l'antimoine, une station radio avec le moteur d'une raffinerie, le générateur de la salle de cinéma et le circuit électrique de voitures...
Dans Onoda, l'ingéniosité se limite à construire des huttes en bambou, lors de la saison des pluies, faire de la couture, pour réparer ce qui se dégrade avec le temps, ou encore ruser avec l'habitant pour lui chaparder ce dont on a besoin (de la nourriture ou de quoi recharger une batterie)... Il s'agit surtout de s'occuper durant toutes ces journées où rien ne se passe. Le film dure 2h45, soit 10000 secondes, une nuit par seconde, sauf que le temps, si long soit-il, n'y est pas régulier. A mesure que le film avance, les ellipses se creusent, créant une véritable béance dans la dernière partie. C'est que le film est construit selon le principe du "jusqu'au dernier", les temps forts correspondant aux moments où va disparaître un des trois compagnons d'Onoda. De "ils étaient quatre" à "il n'en resta plus qu'un" (ou "aucun" si on considère la présence japonaise sur l'île comme le fil decrescendo du film), c'est le côté "policier" d'Onoda, qui fait que le film est formé de blocs inégaux: de 1944 à la reddition d'Akatsu, de 1950 à la mort de Shimada, puis, quinze ans plus tard (!), de 1969 à la mort de Kozuka, et pour finir: l'année 1974, la dernière, lorsque Onoda, après sa rencontre avec l'étudiant japonais parti à sa recherche et qu'on avait suivi en ouverture — le film est un long flashback —, finit par accepter d'être relevé de sa mission par celui-là même qui lui avait ordonné de survivre... Il en résulte une incroyable élasticité dans la narration, qui s'étire ou se contracte en fonction de l'intensité de ce qui nous est raconté, entre contemplation (la jungle qu'on découvre au début) et crispation (cette même jungle dont on est devenu prisonnier), ponctuée d'instants de pure euphorie (le décryptage du haïku, peut-être le sommet du film)... rendant Onoda aussi captivant que les meilleurs films à suspense, tel par exemple... Old de M. Night Shyamalan.
Le sablier.
Si Onoda est un contrechamp possible à Guérillas, on peut voir Old, le dernier film de Shyamalan, comme son exact opposé (et à ce titre les deux films se complètent idéalement). Au temps distendu d'Onoda répond le temps accéléré d'Old. Dix mille nuits d'un côté, dans une île des Philippines, qui voit les personnages condamnés à survivre, en attendant qu'on vienne les chercher; une seule journée de l'autre, sur une plage des Caraïbes, qui voit les personnages vieillir à la vitesse grand V, condamnés, eux, à mourir sans que personne ne leur vienne en aide. Old est comme une série télé dont toutes les saisons nous seraient livrées d'une traite, en 1h48, non pas résumées mais bien condensées, rendant le récit étonnamment dense tout en restant linéaire. Le film, sans son prologue ni son épilogue (que je ne dévoilerai pas, rassurez-vous), a la structure d'une pièce de théâtre classique avec sa règle des trois unités (unités de temps: 24 heures, de lieu: la plage, et d'action: des vies en accéléré). Autant de contraintes qui sont celles d'un film réalisé en pleine pandémie, marqué par l'isolement et l'obligation de tourner vite. Shyamalan s'appuie sur cette réalité pour faire de son film une terrifiante course contre le temps. Les différents personnages, rassemblés sur la plage et représentatifs de la classe moyenne américaine, sont victimes d'un mal mystérieux (comme dans l'Ange exterminateur de Buñuel, nous dit Shyamalan) qui les fait vieillir avec une telle rapidité que la mort leur est promise dans la journée, au plus tard le lendemain matin, s'ils ne meurent pas avant d'un accident. Il y a bien sûr l'aspect socio-éthique du récit: le film comme critique acerbe d'un certain jeunisme, de tout ce qui, dans nos sociétés modernes, en prônant le culte de la beauté et d'une santé parfaite, entretient la peur du vieillissement, peur certes ancestrale (cf. l'élixir de longue vie) mais qui aujourd'hui a pris une ampleur démesurée, comme si vieillir était devenue une tare à combattre par tous les moyens. Mais l'intérêt est surtout dans la manière dont Shyamalan agence les événements qui marquent une vie, de la naissance à la mort, les concentrant sans les précipiter (le défi est là), avec ces rencontres du hasard qui modifient le cours des choses... Faisant avec les exigences d'un décor minimaliste (ce qui justifie qu'on l'utilise au... maximum), jouant sur les focales et les changements d'axes (bien que le film s'apparente à une tragédie, la mise en scène n'a rien de "scénographique" en termes d'espace), Shyamalan impose d'emblée une sorte de malaise, en phase avec celui que ressentent les personnages, cédant tour à tour à l'incompréhension, l'incrédulité, la révolte, la folie... mais aussi, pour finir, à une forme de sagesse, chez ceux du moins qui auront surmonté les épreuves de la journée jusqu'au soir de leur vie... De sorte que si Old témoigne d'une esthétique de série B, très lo-fi, qui prolonge des films comme The Visit ou Glass, il s'en différencie aussi par son dernier acte (auquel se superpose l'épilogue, une des fins possibles choisies par Shyamalan pour conclure son récit)... un dernier acte en forme de points de suspension (c'est l'épilogue qui mettra un point final au récit), quant à l'avenir des derniers occupants de la plage, mais dont je ne dirai rien non plus, sinon qu'il ouvre sur un "au-delà" qui est celui de l'œuvre, donc de la mort (en ce sens, Old, par ses rebondissements narratifs, apparaît aussi comme un défi lancé à la mort, une manière d'en retarder l'échéance, en multipliant ainsi, sans "temps mort", les moments les plus forts, ceux qui ponctuent un récit). Un "au-delà" qui est de l'ordre du temps et dont le seuil ici est symbolisé par une barrière de corail, autrement dit suffisamment marqué, en tant qu'horizon (et ce, quelle que soit l'issue à venir de l'histoire), qu'il se dégage du dernier Shyamalan une dimension eschatologique (les origines indiennes du réalisateur n'y sont sûrement pas pour rien — on peut voir Old comme un film bardo), qui renverrait à "la face cachée du temps" et l'idée de renaissance... Comme si Shyamalan, maniant avec dextérité le sablier déréglé qu'il avait entre les mains, le retournait in extremis au moment où...
Old, c'est aussi mauvais que Split ou un peu moins ?
RépondreSupprimerRéponse d'un spectateur : "Un abominable navet réalisé avec une idée de départ géniale. Des acteurs formidables pour certains livrant leur pire prestation. Shyamalan restera dans l'histoire comme l'homme qui transforme l'or en étrons." :-))
SupprimerC'est fin comme analyse, ça me rappelle "valzeur"
SupprimerCe n'est pas fin mais c'est marrant. Peut-on en dire autant de Old ?
Supprimer"valzeur" ? c'est qui ?
SupprimerHum... un lecteur-critique, très critique même, qui sévissait sur l'ancien blog, plutôt brillant mais un peu glauque.
SupprimerPourquoi il n'est plus là, "valzeur" ?
SupprimerOld est honorable, Onoda est admirable
RépondreSupprimerBonjour Buster,
RépondreSupprimerMerci pour la qualité de vos textes et le ton des réponses aux commentaires.
Je n'ai pas vu Guérilla aux Philippines mais Moullet raconte qu'un soldat s'y laisse manger par les fourmis sans crier pour ne pas révéler la présence des Américains; Dans Onoda, le jeune soldat dans la même situation est sans intentions, déjà dévitalisé, anticipant de quelques plans sur son passage de l'autre côté.
Merci Moulux, je n'avais pas fait le rapprochement, le passage avec les fourmis je l'évoquais dans le texte consacré au film de Lang (je n'en ai reproduit qu'une partie)
Supprimerle texte est là
Existe-t-il un autre moyen d'accéder à ce texte sur American Guerrilla in the Philippines ? Merci beaucoup.
SupprimerCarla
Bonjour, passez par la messagerie (adresse: balloonatic@orange.fr) je vous enverrai le texte en retour
SupprimerMerci !
SupprimerSympa le texte sur le film de Lang, ainsi que les commentaires, très stimulants. Merci.
RépondreSupprimerC'était le bon temps, les heures riches du blog, on y croisait des durs à cuire et même un critique de cinéma qui depuis a pris du galon... tout ça c'est fini.
SupprimerC'est qui le critique qui a pris du galon ?
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