lundi 5 juillet 2021

Holy Motors

Holy Motors de Leos Carax (2012).

Leos ou l'éternel retour.

Saints moteurs, moteurs sacrés. En 1980, à 19 ans, Carax écrivait dans les Cahiers"Il suffit au cinéaste-Stallone de dire moteur! pour que Rocky-Stallone se mette à exister sacrément sur l’écran. Trente ans après, il suffit au cinéaste-Carax de dire moteur! pour que Alex Oscar-Lavant se mette à exister sacrément sur l’écran. Holy Motors est peut-être un film sur le cinéma, c'est assurément un hymne à l’acteur (qui je le rappelle n'est pas le comédien). La beauté du geste, c’est d’abord lui, l'acteur: Denis Lavant, vrai moteur du film. Qui fait avancer le film, mais de manière heurtée, saccadée, on pourrait dire cahotante. C'est qu'on boite souvent chez Carax (comme chez Browning ou Buñuel). En fait, c'est tout le cinéma de Carax qui est boiteux, bancal, instable. Dans Holy Motors, ça claudique beaucoup, d'un segment à l'autre, et même à l'intérieur des segments. A ce titre, le film est plutôt disgracieux. Sauf que la question ne se pose pas en ces termes. Il ne s'agit pas de savoir si c'est beau ou pas, même s'il peut y avoir une réelle beauté (sauvage) dans la boiterie, mais comment ça boite: bien ou mal? 

Cocteau a toujours hanté le cinéma de Carax. Ici encore et pas seulement à travers l’aspect phénixologique du film, qui voit Lavant renaître au moins trois fois de ses cendres, mais aussi, via Godard et Franju (grands admirateurs de Cocteau), dans la manière avec laquelle Carax agence ses images — Holy Motors est une étrange machine, avec segments et pistons — depuis le rêveur/spectateur du début (Carax himself), pénétrant, par une porte dérobée, dans une salle de cinéma endormie, jusqu’au "sanctuaire" des limos, pressentant la fin des machines, en passant par le personnage de... Merde mangeur de fleurs, vision grotesque, turgescente, obscène — ob-scène, qui est au-devant de la scène — du poète, lequel, dans le Testament d’Orphée, piétinait de rage des pétales d’hibiscus en répétant "merde! merde! merde! merde! merde!"... Holy Motors, c'est Carax regardant à la fois en arrière, un cinéma qui n’existe plus (en tant que machine à rêves), mieux: le cinéma avant qu'il existe (Marey/Muybridge) et devant soi, l’après-cinéma: le virtuel absolu, cinéma total, au sens de Bazin, ou de Barjavel: lorsque ces personnages [ceux du cinéma] se libèreront de l’écran et de l’obscurité des salles pour aller se promener sur les places publiques et dans les appartements de chacun, cinéma total qui est aussi cinéma zéro, cinéma à zéro caméras (devenues invisibles), zéro spectateurs (100% hybrides), zéro machines...

On trouve tout chez Carax, comme jadis à la Samaritaine, le meilleur (ici, l’arrivée en combinaison de l’acteur de motion capture, M. Merde dans les allées du Père Lachaise, une troupe d’accordéonistes dans une église, le rire lugubre d'Edith Scob, le retour de l’homme au foyer, au milieu des "siens"), le pire (la mendiante sur le pont Alexandre III, M. Merde dans sa grotte avec la Belle) et le moins bon (un mélo-clip dans ladite Samaritaine, vieux paquebot désaffecté...). Sauf que, justement, on n'est pas à la Samaritaine, on n’est pas là pour faire son marché, choisir ce qui nous plaît et laisser ce qui ne plaît pas. Holy Motors est comme un kit (un peu kitsch), qu'on ne peut dissocier, sous peine non seulement de disperser les pièces mais surtout de rompre le fil secret qui court tout le long du film, entre les différents segments, via les motifs du masque, du double, de la mort... ce qui, là encore, rappelle Cocteau — Holy Motors: un cocktail de Cocteau? —, ce qu'on pourrait appeler "l'effet Carax" (qui n'a rien à voir avec le culte dont bénéficie le cinéaste), comme il y a "l'effet Cocteau" (dixit Godard), agissant sur le spectateur (encore un holy motor), presque malgré lui, au point non pas de le leurrer mais disons... de lui faire supporter ce que chez d'autres il n'aurait peut-être pas toléré.

Qu'est-ce qui court ainsi, en boitant, dans Holy Motors, si fort que les défauts du film (les nœuds du fil) finissent par passer à la trappe? Difficile à dire, d'autant que si "la beauté est dans l'œil de celui qui regarde", comme il est rappelé dans le film, le fil en question relève lui aussi d'un effet miroir, agissant d'autant plus fortement sur le spectateur que c'est le spectateur lui-même, par son désir d'interprétation, qui le fait exister. Alors? On dira d'abord que le mouvement du film est celui de l'introspection, ainsi que le suggère "La Marche funèbre" de Chostakovitch qui rythme les séquences. En cela, le film se rapproche du Cosmopolis de Cronenberg. Les stretch limos comme support de l'introspection? Sauf que l'horizon du film n'est pas la connaissance de soi. Holy Motors navigue davantage dans une sorte d'entre-deux qui touche à l'éternel retour. D'un côté, l'histoire du cinéma, qui se répète, sous des formes nouvelles, différentes mais semblables dans leur essence, c'est le versant mélancolique du film (la tristesse que provoque cette répétition du même), tel qu'il apparaît dans la séquence du retour à la maison (cf. la chanson sublime de Manset qui confère à la séquence toute sa résonance); de l'autre, le désir de cinéma, perpétuellement réactivé, qu'il soit satisfait ou non, machine libérant l'énergie, c'est le versant pulsionnel, ludique, du film, tel qu'il apparaît lors de l'entracte musical (magnifique) ou encore dans la séquence finale, disneyienne (aujourd'hui, on dit pixarienne), des limos qui parlent. Holy Motors ou l'éternel retour de Leos Carax.

Raconte-moi mieux le rêve.

Revoir Pola X, le plus rivettien des films de Carax, le plus beau aussi. P.O.L.A. pour Pierre Ou Les Ambiguïtés. Sous-entendu Lola: "Leos ou les ambiguïtés", car Pierre c'est Carax bien sûr, plus encore que l'Alex des films d'avant avec Lavant. De la lumière trompeuse d'une "vie de château" (ah la musique de Purcell pour annoncer Deneuve) au chaos esthétique d'un artiste (en quête d'absolu), Pola X est une véritable plongée au cœur de la fiction, de ce qui la nourrit (avec la part d'autobiographie que cela suppose), et à ce titre le film charrie (plus qu'il ne véhicule, à l'image des flots de sang qui emportent l'écrivain et son "ange noir") tout un ensemble d'images et de motifs que Carax cherche moins à ordonner (parfaitement) qu'à exploiter (au maximum). "Raconte-moi mieux le rêve", dit Lucie à Pierre. Raconte-moi mieux le film, pourrait dire le spectateur à Carax... Mais comment raconter mieux ce qui relève manifestement d'une fuite en avant. Raconter mieux serait contrarier la course même du film qui, une fois lancé, doit aller à son terme sans perdre de son élan initial. Dans Pola X, on court, on boite (à l'image de Guillaume Depardieu), on trébuche, mais on se relève toujours, on ne s'arrête jamais... Raconter mieux serait soustraire au film ce qui fait toute son ambiguïté, quant au thème de la "sœur" — à l'origine des secrets de famille: Marie est-elle la mère ou la sœur du héros? Isabelle est-elle sa demi-sœur, comme elle le prétend, ou juste une "âme-sœur"? —, quant à la question de l'imposture et la position de l'artiste (si le film adapte Melville, il convoque aussi Musil, Beckett et Blanchot...), autant dire qu'il perdrait ce qu'il a de plus profondément vivant.

Retour à Holy Motors.

J’aime le film, en dépit de ses défauts, de ses segments inégaux, de sa fiction empêchée, d’une certaine laideur aussi... Et si je l'aime c'est que non seulement il ne renoue pas avec les années 80 mais que surtout il en est la part cathartique. Car soyons clair: l'esthétique eighties, avec ses couleurs criardes et saturées, son maniérisme, son côté kitsch (au mauvais sens du terme), avait à voir avec la "merde". Mais à cette époque, on croyait que c'était beau. La beauté était là. Ce que nous dit Holy Motors, c'est ça: la beauté + la merde. Il ne s'agit pas seulement de mélancolie (la merde dans la beauté), mais de quelque chose de beaucoup plus intérieur, que Carax se chargerait de nous dévoiler, de ramener à la surface: la merde sous l'éclat du vernis. Soit la vraie valeur de l'esthétique des années 80, y compris de la sienne. Peut-être. Mais si j'aime Holy Motors, c'est pour autre chose encore...

(...) Créer, c'est sans doute renaître, mais à partir de son urine et de ses excréments. La création pourrait être définie de ce point de vue par un humoriste comme une branche de la recherche "fientifique". Produire une œuvre, c'est s'expulser de soi-même, c'est s'arracher aux délices d'un état hypnagogique où l'on se satisfait de rêver narcissiquement d'un accomplissement de ses désirs, c'est, au lieu de savoir, se laisser surprendre, au lieu de s'y reconnaître, sursauter. Entretenir des rêveries érotiques peut faciliter le coït physique et la procréation charnelle, mais celles-ci n'ont jamais suffi à rendre quelqu'un créateur d'une œuvre. Un fantasme très angoissant d'auto-engendrement par l'anus me semble opérer, qu'il faut aller chercher très loin en soi par consentement à une régression profonde avant de s'extirper avec lui. En même temps, le lecteur [plus généralement le destinataire] futur est présent, à titre de témoin de cette scène, et déjà, l'auteur cherche, en lui apparaissant, à produire sur lui un effet, comme l'enfant sur son trône au milieu du cercle de famille, parfois un choc, parfois un assentiment... Ruse anale par excellence par laquelle le créateur entraîne ce témoin imaginaire dans un jeu d'odeurs, de consistances, d'opportunités, de moulages, de retenus et d'explosions, de cadeaux offerts ou thésaurisés, de souillures jetées à la face, à qui sera le plus fort des deux, le maître de l'autre et de soi, le prince de l'ambivalence et le champion de l'ambiguïté ou de l'absurdité. Omnipotence narcissique orale chez le lecteur, le spectateur, l'auditeur: oui. Mais pas de création véritable sans mobilisation d'une omnipotence narcissique anale, avec sa douleur initiale dans les tripes et son final triomphateur et éclaboussant. (Didier Anzieu, Créer-Détruire, 2012)

Et si Holy Motors, c'était ça aussi: un grand film ouvert, éventré, livré en morceaux, dans lequel la merde serait moins la métaphore d'une époque — époque qui d'ailleurs n'est pas reniée — que l'expression de ce qui est à l'œuvre à l'intérieur même de l'œuvre, cette part régressive, immonde, qui est au cœur de tout travail créateur, qui fait qu'une œuvre existe. En ce sens, Holy Motors prolongerait davantage Pola X et Merde qu'il ne revisiterait Boy Meets Girl, Mauvais Sang et les Amants du Pont-Neuf. Non pas que les films réalisés par Carax dans les années 80 ne soient pas des œuvres — ils le sont indubitablement — mais que la volonté de faire œuvre y est trop manifeste. Avec Holy Motors c'est différent. Les "saints moteurs" ne seraient rien d'autre que toutes ces productions chaotiques qui participent, en s'ordonnant, à l'imagination créatrice, avec la part de risque que cela suppose dans l'acte même de créer, qui fait que ce qui est produit soit aussi, par moments, de la merde.

D'où aussi la crainte farouche de s'engager dans un processus non seulement dont on ne sait jamais à l'avance s'il sera créateur, mais en raison des risques et périls de s'apercevoir, ou que les autres ne s'aperçoivent, que ce que l'on a produit, ce n'est en fin de compte que de la crotte. D'où le refuge dans la rêverie éveillée — dont Freud a bien eu tort de faire le modèle de la création littéraire — où l'on peut s'adonner sans retenue, sans mauvaise odeur, sans contractions sphinctériennes, sans lutte avec le bâton fécal, à la contemplation de ses pures productions psychiques et à la surestimation de leur singularité. L'interprétation psychanalytique des œuvres se limite évidemment, et hélas, aux œuvres qui, tôt ou tard, ont réussi. Elle aurait pourtant beaucoup à dire sur les mécanismes de la croyance vaniteuse qui fait croire à tant de peintres du dimanche, d'écrivains du samedi, de penseurs par mauvais temps et de cinéastes de l'été qu'ils ont fait une œuvre alors qu'ils ont transformé l'urine en eau de roses pour lui donner la ressemblance du lait et qu'ils se sucent eux-mêmes béatement en même temps que leur pouce, rêvassant au lieu de s'arracher les tripes et de faire d'eux-mêmes quelque chose sinon quelqu'un. (Didier Anzieu, ibid.)

Au bout du compte, Holy Motors nous rappellerait à quel point créer c'est, plus qu'une mise à nu, une affaire d'accumulations et de décharges, qui passent par le corps de l'artiste, représenté ici par celui de l'acteur (Denis Lavant alias M. Oscar) et ses transformations. Corps, énergie, travail... déchets inclus. Et pour cela, il faut sortir du rêve éveillé dans lequel se bercent non seulement l'artiste satisfait de son travail, mais aussi le spectateur, trop confortablement installé. N'est-ce pas le sens de la scène somnambulique qui ouvre le film? Au-delà de ce que dit Carax de lui-même et du cinéma, c'est la mécanique de l'œuvre qui me touche le plus, où l'on y devine quelque blessure narcissique à réparer et le trop-plein pulsionnel qui entraîne le mouvement (Anzieu toujours, qui fut aussi le meilleur exégète de Beckett, ceci explique cela). Si "la beauté est dans l'œil de celui qui regarde", c'est que la "merde" est bien du côté de l'œuvre. C'est ça qui, quelque part, me saisit, me dérange, me bouleverse (dans tous les sens du terme) et fait, en définitive, que j'aime Holy Motors.

13 commentaires:

  1. La bande-annonce d'Annette fait très peur, non ?

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    1. Pas très engageante en effet, je crains le gros machin boursouflé, cet aspect que je n'aime pas chez Carax et dont je pensais qu'il s"était débarrassé.

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    2. Détrompez-vous Buster, le film vaut beaucoup mieux que sa bande-annonce ! Sinon je vous conseille le numéro d'été des Cahiers, il est fabuleux !

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    3. A Cannes, on se lève tous pour Annette !

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    4. Tout le monde n'est pas béat d'admiration devant Annette :

      https://www.critikat.com/panorama/festival/festival-de-cannes-2021/annette/

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    5. Merci pour le lien, je lirai ça après avoir vu le film.

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    6. C'est quoi ces conneries ? On se lève pour moi, pas pour Annette !

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  2. Alors, vous l'avez vu, Buster ?

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    1. Pas encore, je ne suis pas si pressé que ça... le côté flamboyant je m'en méfie un peu. Ceux qui aiment disent que c'est flamboyant, ceux qui n'aiment pas disent "tape-à-l'oeil", mais c'est la même chose, il n'y a là qu'une différence de goût et de sensibilité...

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  3. Croyez-moi, j'aurais détesté cette bouillie audiovisuelle qui donne le coup de grâce au cinéma. Carax est un traître.

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    1. Ca y est, j'ai vu Annette, un conte burtonien (des Noces funèbres à... Dumbo! en passant par les récits d'enfants-monstres) mais à la sauce Carax, celle qui pique les yeux... il y a de bonnes choses (surtout les scènes de stand-up) mais pas suffisantes pour en faire ce grand oeuvre que nous vantent/vendent la plupart des critiques (la partie "abyssale" du conte est quand même très plombante).

      (note à venir, ainsi que sur Benedetta, vu également et que j'ai préféré même si les deux films ne sont pas comparables... disons que le côté "flamboyant" d'Annette - le terme est repris par tous les thuriféraires de Carax, pour changer de "romantisme fou" ou de "lyrisme exacerbé", les superlatifs n'ont jamais manqué à son sujet - oui eh bien ce côté flamboyant je l'ai plutôt trouvé dans le Verhoeven)

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    2. Vous êtes trop indulgent avec la boursouflure, Buster.

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    3. J'y reviendrai, pour l'heure j'attends que le soufflé retombe...

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