Benedetta de Paul Verhoeven (2021).
Une autre jouissance.
Après Annette, Benedetta... après les abysses, l'abbesse. Le cinéma voyage... de Leos à Lesbos, passant du noir, désespérément noir, du Carax aux couleurs mordorées et chatoyantes du Verhoeven. Parce que la lumière, c'est ce qui frappe en premier dans Benedetta. Le film c'est un peu Rembrandt mais aussi Rubens (j'y reviendrai) en Toscane... plus précisément à Pescia, la ville coupée en deux, de part et d'autre du torrent qui porte son nom: d'un côté, la vie publique, "la chair et le sang" (et la peste au loin qui menace, elle sévit à Florence); de l'autre, la vie de recluse, la Vierge et l'encens (et la chair menaçante qu'il faut éloigner, se flageller y aide). Et là, de ce côté-ci de la Pescia, où Benedetta, promise à Jésus, est entrée au couvent dès l'âge de neuf ans, et, une vingtaine d'années plus tard, a été nommée abbesse puis mère supérieure, suite à ses visions et autres manifestions "miraculeuses", là donc, le conflit, arbitré par le pouvoir politique que représente à cette époque (au début du XVIIe siècle) l'Eglise, entre... Entre quoi, au fait? Oui, bien sûr, la sainte et la tribade — c'est le thème du film — mais plus encore, l'extase (mystique) et la jouissance ("absolue" dans le cas de l'hystérique), qui fait de Benedetta un personnage ambivalent, qui conjoint dans un même corps la douleur exquise (mais peut-être hallucinée) de la transverbération (comme sainte Thérèse) et le plaisir charnel (bien "réel" celui-là mais de quelle nature?), procuré par Bartolomea, la novice avec qui elle partage sa cellule (1).
Benedetta se présente ainsi non pas comme un va-et-vient entre deux types de jouissance, mais comme la représentation monstrueuse d'une même jouissance, ni franchement mystique ni purement physique, une sorte de jouissance intermédiaire, qui emprunte à la grâce mystique, sans l'atteindre (les vrais mystiques n'ont pas besoin de bouts de verre pour qu'apparaissent les stigmates du Christ) mais exprimée avec une telle certitude qu'on ne peut faire de Benedetta simplement une usurpatrice, ainsi que la voit une des religieuses; de même, c'est une jouissance qui vise "plus haut" que la seule satisfaction orgasmatique, jouissance plutôt autoérotique, masturbatoire (Bartolomea sert davantage d'agent que d'amante), par le biais (oh blasphème!) d'une petite Vierge en bois transformée en godemiché (auquel s'opposera l'effrayant spéculum — très cronenbergien — pour faire avouer Bartolomea), sans l'atteindre non plus (elle demeure un horizon notamment pour l'hystérique) mais vécue avec une telle intensité, qu'on ne peut faire de Benedetta uniquement une pauvre abbesse torturée par ses pulsions... Cette jouissance, on serait tenté de la dire "féminine", comparable donc, mais pas assimilable, à celle des mystiques (cf. sainte Thérèse par le Bernin), soit l'Autre jouissance, jouissance supplémentaire par rapport à la simple jouissance d'organe. Reste que le film dit aussi autre chose...
La beauté vénéneuse de Benedetta tient certes à cette approche érotico-mystique du cas Benedetta — qu'on aura vite fait de qualifier de "sulfureuse" sur la foi des précédents films de Verhoeven —, mais aussi à ce qui s'y cache derrière, dans le contexte de l'époque, via l'ascension (au sens socio-politique cette fois) que connaît Benedetta. Non pas en tant que préfiguration de ce que sera plus tard la lutte des femmes pour leur émancipation (c'est là, sous-jacent, mais ce n'est pas le cœur du film), car c'est encore en termes de jouissance qu'une telle ascension est vécue chez Benedetta. La jouissance au sens (premier) de "je me réjouis": je me réjouis d'être reconnue comme sainte et d'en tirer profit pour m'élever dans la hiérarchie monastique. Cette jouissance "autre", Virginie Efira l'exprime avec une incroyable subtilité, par le regard notamment, sans que jamais cela devienne explicite mais avec une telle force que, émergeant progressivement du film, elle (cette troisième jouissance) finit par supplanter les deux autres (la mystique et l'organique). De sorte que le "ménage à trois" du début (Benedetta partagé entre Jésus et Bartolomea) prend une autre dimension, qui place Benedetta en position de rivale vis-à-vis du pouvoir incarné par l'Eglise et les hommes en général, c'est le versant hystérique du personnage, tel qu'il se manifeste quand sa voix prend celle du démon (fidèle en cela à l'imagerie de l'époque), tout en restant profondément convaincue d'être guidée par Dieu, c'est le versant Jeanne d'Arc dont on ne peut rien dire sinon que le personnage s'était donné une mission (qui ici consiste non pas à "bouter la peste hors de Pescia" mais à l'empêcher d'entrer).
Benedetta apparaît donc multiple. Rien, en dehors peut-être des troubles conversifs, ne permet de confondre les différents personnages en un seul. Peu importe, car ce qui intéresse Verhoeven, c'est justement d'entretenir l'ambivalence. Cette ambivalence, c'est le noyau du film que le cinéaste ne livre évidemment pas tel quel... il l'habille avec sa science habituelle. Je ne parle pas de la reconstitution historique, qui se doit d'être fidèle (mais sans l'acharnement vériste d'un Konchalovsky), il s'agit plutôt de recréer extérieurement, en surface, l'ambivalence qui nourrit l'histoire de Benedetta, coupable de s'adonner à des actes "contre-nature" (plus condamnables encore pour l'Eglise que le simple péché de chair), à l'époque de la Contre-Réforme dont on sait par ailleurs que le combat fut autant politique (sinon plus) que spirituel (cf. les procès en sorcellerie comme celui, orchestré par Richelieu, du prêtre libertin Urbain Grandier dans l'affaire des possédées de Loudun, à laquelle on pense par instants — la période est la même). Réforme vs. Contre-Réforme, la nonne vs. le nonce... Verhoeven enveloppe tout cela, à sa manière, parfois caricaturale (c'est aussi le grotesque auquel s'oppose la Contre-Réforme) mais surtout picturale. En bon Hollandais qu'il est, il introduit dans son film l'esthétique qui régnait alors dans les anciennes Provinces-Unies, où cohabitaient, au sud, toujours sous domination espagnole, un art d'inspiration italienne, à l'image de Rubens, le Flamand, qui célébrait le plaisir de la chair et qu'on retrouve ici via les formes pulpeuses de Virginie Efira ("tressaillement de reins, montagnes de fesses, palpitation des seins", écrit Philippe Muray dans La Gloire de Rubens) et, au nord, le dépouillement suave de la peinture hollandaise, à l'image de Rembrandt avec ses clairs-obscurs et ses teintes dorées. L'ambivalence est là aussi, produisant une autre forme de jouissance (esthétique celle-là), qui associe à la puissance des courbes (les drapés et les corps dévoilés), la délicatesse des reflets (la lumière intérieure). Benedetta? Un grand film baroque.
(1) La description que fait Thérèse d'Avila de la transverbération, où il est question d'un ange qui, de son dard enflammé, lui transperce le cœur jusqu'aux entrailles, n'est peut-être pas étrangère aux cauchemars "endiablés" que fait Benedetta avec son ange à elle. Ce n'est pas dans le film, mais Thérèse a été canonisée à l'époque où se déroule le film et j'imagine très bien Benedetta avoir connaissance de cette expérience mystique.
Et Titane, vous l'avez vu ?
RépondreSupprimerNon. (c'est pas Grave j'espère)
SupprimerTitane c'est pire que Grave c'est Nul.
SupprimerSpike Lee ("le-premier-président-de-jury-afro-américain") a préféré Titane...
RépondreSupprimerTexte magnifique !
RépondreSupprimerMerci Verveine.
SupprimerJe dirai même plus : texte sublime !
SupprimerOk n'en jetez plus!
SupprimerTexte à pleurer d'extase !
SupprimerMouais... là je sens que ça raille (comme on dit à la télé italienne)
SupprimerD'un autre côté, le film est quand même très moche...
RépondreSupprimerLes bubons c'est pas très beau (le sextoy non plus) mais ça se veut réaliste, pour le reste non, le film n'est pas moche, en tous les cas, beaucoup moins que le Carax.
SupprimerJe dirais plutôt : aussi moche, mais autrement.
SupprimerBonjour Buster,
RépondreSupprimerJe découvre votre blog, il est vraiment super, mais comment retrouver les anciens textes, tout ce qui a trait au cinéma, il n'y a pas d'archives.
En haut à gauche, dans la barre de recherche, taper : "tout ce qui a trait au cinéma".
SupprimerMerci Olivier... vous pouvez essayer la méthode indiquée par Tom. Sinon il y a une rubrique "Mes Cahiers du cinéma" où je collige chaque mois les principaux textes, mais bon, le plus simple serait que je publie un index... j'y réfléchis.
Supprimer