jeudi 15 juillet 2021

Les rêves de Burgalat


Rêve capital, Bertrand Burgalat, 2021.

Il y a deux catégories d'hommes, ceux qui conservent les numéros de téléphone des amis défunts dans leur répertoire et les autres. J'ai l'impression que ce disque parlera aux premiers. (Jean-Pierre Montal)

Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat...

Stéphane Lerouge sur le dernier Burgalat:

"Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat me ramène à l'électrochoc fondateur de la bande (très) originale de Quadrille, en mai 1997, notamment à Quarapicho, plage finale du CD. Ce thème à la mélancolie souriante, avec la voix soliste de Burgalat, des réponses à la flûte à bec, une rythmique pop délicieusement nonchalante faisait l'effet d'un envoûtement immédiat. Certains enchaînements harmoniques me soufflaient à l'oreille: "François de Roubaix et Jean-Claude Vannier ont un fils caché: il s'appelle Bertrand Burgalat." Comme ses deux pères, Bertrand a su transformer ses handicaps en avantages, mieux en signature. Son allergie aux règles théoriques l'amène à jongler librement avec l'harmonie et la tonalité, le pousse vers des audaces souvent inconscientes, que des compositeurs plus académiques s'interdiraient. Un quart de siècle plus tard, il persiste à échapper à l'orthodoxie musicale. Ses défauts, il ne les a ni estompés, ni ceinturés. Dit d'une autre façon, ses bizarreries sont plus saillantes que jamais.
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat confirme son statut d'auteur-compositeur-interprète hors-format, traçant un même sillon insolite. Rêve capital s'écoute comme l'ultime volet d'un triptyque étrenné avec Toutes directions et Les choses qu'on ne peut dire à personne. "A chaque projet, souligne-t-il en fusillant le sandwich Daunat dans un TGV filant vers le sud, le pari est de conserver les mêmes ingrédients (auteurs, musiciens, ingénieur du son), sans faire un copier-coller du disque précédent. Au départ, j'avance à tâtons. Mes rêves débordent de musiques démentes. Souvent, à mon réveil, tout s'est évaporé. Cela signifie que chaque morceau existe virtuellement avant qu'on ne l'écrive. Il se planque quelque part en nous, il faut juste le débusquer et, avec la technique la plus fluide possible, le coucher sur le papier, lui donner une existence physique." Rêve capital ou rêves capitaux?
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat respecte certains fondamentaux et, en même temps, les pulvérise. Cette fois, pas de titre instrumental en ouverture mais Flash, où la voix parlée de Bertrand ("Merci d'avoir choisi ce morceau") résonne comme une invitation au voyage. "Tout a été enregistré dans l'ordre du disque, insiste-t-il. Dans un rapport de symétrie, "Flash" s'imposait en ouverture, Rêve capital en conclusion: ce sont deux titres nocturnes. Comme si, entre ces deux pôles, il s'écoulait une journée entière. Voilà l'idée de l'album: une compression de vingt-quatre heures, façon César (le sculpteur)." Des vingt-deux morceaux mis en boîte à l'origine, il n'en reste que la quintessence, c'est-à-dire quatorze, dans un souci de réduction à la cuisson. Le parcours ne manque pas de surprises, d'un duo suspendu (Correspondance) avec Jacqueline, huit ans [il s'agit de la propre fille de Bertrand Burgalat], comme un écho aux Amis de François de Roubaix, au tubesque L'homme idéal, regard amusé, sinon acide, sur le culte de l'image et la dictature des apparences. Sans oublier ces effets inouïs où, par un fracassant trompe-l'œil (l'oreille?), les machines prennent le relais des voix, très loin, très haut dans l'aigu. Comme si les interprètes se dématérialisaient sous nos yeux. Personnellement, j'ai été spiralé par Spectacle du monde, celui de la comédie humaine contemporaine, du trouble face aux calepins d'autrefois ("Chaque vie est une notice dans un carnet du soir / Dans le mien, les numéros des amis disparus / L'Ascension par Dali / Les larmes d'Alain Delon"). La litanie réverbérée des vieux numéros de téléphone prend la dimension d'une quêtemodianesque, celle du temps passé et dépassé. Avec sa constellation d'auteurs (Blandine Rinkel: "Flash", Parallèles, L'attente, Sans accolades, "Rêve capital" — Pierre Jouan: Retrouvailles — Yatta-Noël Yansané: Du haut du 33e étage — Laurent Chalumeau: "L'homme idéal" - Odile Loiret: La chanson européenne — Marie Möör: Vous êtes ici), Burgalat fait crépiter ce que l'on aime le plus dans son univers: la réalité des choses et leur décalage, l'intime et l'universel, les énumérations dérisoires façon message codé, le poétique et le trivial, voire la poésie de la trivialité (celle des ronds-points, des zones commerciales, des ailleurs post-périphérique). Vous tenez entre les mains le premier album de l'histoire du disque à utiliser le nom commun "concupiscence", à associer Google Earth à L'arme au cœur de l'écrivain-mercenaire Jean Kay, à télescoper le poète romantique roumain Eminescu avec Dernier domicile connu de José Giovanni (J'ai adoré cette journée), à emboutir il maestro Morricone avec les enseignes KFC, HomeSalons, Cave à vin, Gémo (et ce, tour de force, dans la même chanson, È pericoloso sporgersi).
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat s'enregistre comme un mille-feuille, strate par strate, écartelé entre les fuseaux horaires. La rythmique d'abord, les percussions (marimba, vibraphone, bongos, rototom) par Bertrand lui-même dans son studio pyrénéen, les cuivres à Los Angeles, les cordes à Sofia, le multi-instrumentiste Renaud Pion (clarinettes, saxophones, cor anglais) et les voix dans la tanière normande de l'inégnieur du son Stéphane Lumbroso. Tout en faisant l'économie d'un vocabulaire récent (distanciation, présentiel, cluster), Rêve capital évoque la charnière 2020-21 mais vise au-delà. "On y parle de la société dans laquelle nous vivons en tentant d'éviter le piège du démonstratif", conclut Burgalat. D'autant que tous les titres ont été élaborés bien avant la crise sanitaire. Mais paradoxalement, "Vous êtes ici", par exemple, peut-être interprété comme une parabole sur le chimérique "monde d'après". "C'est ce que j'affectionne le plus: raconter notre époque sans être prisonnier de la conjoncture, ni de son langage. En coda, j'aurais bien aimé ajouter sur l'album un regard polémique, esquisser une réserve, un jugement plus dissonant: une simple réécoute a suffi à anéantir cette perspective."
Chaque nouvel album de Bertrand Burgalat (et Rêve capital n'y déroge pas) s'écoute comme une réponse à l'aphorisme qui clôt le Roi de cœur de Philippe de Broca: "les plus beaux voyages se font par la fenêtre."

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