jeudi 1 octobre 2020

Hong Sang-soo, opus 24


La Femme qui s'est enfuie de Hong Sang-soo (2020).

Eloge de la fugue.

1. Le titre anglais (celui pour les festivals) du dernier Hong Sang-soo, The Woman Who Ran, fait écho à son titre original (qui est aussi — c'est loin d'être toujours le cas — le titre français), la Femme qui s'est enfuie, tout en en déplaçant quelque peu le sens. Il nous dit qu'une femme a couru, c'est vague, sans qu'on sache ni vers quoi ni pourquoi, là où le titre original, un peu plus précis, énonce que la femme s'est enfuie. En fait peu importe, la différence est moins sémantique que phonétique. Si le titre original nous parle davantage, c'est aussi, peut-être, parce qu'il résonne à la manière d'un Hitchcock, voire d'un Antonioni (la fuite au lieu de la disparition), mieux encore: d'un Naruse, quand le titre anglais, lui, joue sur l'allitération "woman" / "who ran", soit un niveau plus souterrain, plus poétique mais moins perceptible, délaissant ce qu'il pourrait avoir d'informatif pour quelque chose de purement "esthétique". Dans "la femme qui s'est enfuie", les mots se détachent; dans "the woman who ran", ils tendent à fusionner, créant un mouvement, une sorte d'écoulement. Tout ça pour dire que le titre anglais offre d'emblée au spectateur, sans qu'il s'en aperçoive nécessairement, une impression de bien-être, celle d'être justement dans un film de Hong Sang-soo. De ce titre, qui finalement ne veut pas dire grand-chose, il se dégage, outre sa fluidité, ce qui fonde toute la poétique hongienne: la notion de répétition conjuguée à celle de différence: "who ran" répète "woman" mais différemment, et c'est bien cet écart dans la répétition que Hong Sang-soo va encore une fois nous décliner (on ne s'en plaint pas) avec son nouveau film. Et pas n'importe lequel, le 24e en 24 ans! (pour s'en tenir aux longs métrages), justifiant cette question: si, dans la lignée de ses derniers films, c'est "la femme" qui s'est enfuie, qu'en est-il de Hong Sang-soo lui-même? Qu'a-t-il cherché à fuir, lui, en tournant film sur film depuis près d'un quart de siècle? On pose la question, mais il n'y a pas de réponse, évidemment, cela relève du mystère, comme pour la femme du film, comme pour la femme en général. Si la question de l'art et la question de la femme ont peut-être à voir, expliquant qu'avec le temps, le cinéaste, à l'instar d'un Rohmer, tend à faire de la femme le centre de son œuvre, on ne peut rien dire de plus. Reste qu'avec la Femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo repose la question, et de la plus belle des manières. Une manière éminemment musicale, comme toujours chez lui, mais qui là, avec ses trois parties, ses quatre voix et son principe de répétition, épouserait la structure d'une fugue...

2. La Femme qui s'est enfuie est un film d'automne occupé par des femmes. A ce titre, il prolonge les derniers Hong Sang-soo (il s'ajoute à la liste des Kim-films). La mélancolie y affleure toujours, tout du long, à travers les trois amies que retrouve Kim Min-hee, dans un rôle d'observatrice, comme souvent (cf. Grass), mais qui ici se caractérise par sa vision de l'amour et de la vie à deux, différente, du moins au début, de ce qu'elle affirmait dans les précédents films, même s'il apparaît assez vite que le fait de "n'avoir jamais été séparée de son mari depuis qu'ils vivent ensemble (cinq ans)" — c'est le refrain du film, que Kim répète lors de ses trois rencontres — n'est pas une preuve d'amour, puisque l'amour ça ne se prouve pas (elle l'avoue elle-même lors de la deuxième rencontre). Rien de péremptoire dans ce que déclare la jeune femme, ce qu'elle avance ce sont des "idées reçues", avec ce que cela suppose d'illusoire. Le film ne va pas s'attacher à les tailler en pièces, mais simplement à les questionner, via le discours des trois amies (la première a divorcé il y a peu, la deuxième, qui vivait avec sa mère, vient de rencontrer un homme, la troisième a épousé l'homme dont était jadis amoureuse l'héroïne), de sorte qu'à la fin, quelque chose a changé dans le regard de Kim. On parlera de trouble, là où précédemment il s'agissait plutôt de révélation. C'est que, pour la seconde fois chez Hong (après Hotel by the River), on ne s'y enivre pas. Si les scènes de sexe ont disparu de ses films, depuis déjà un certain temps, les scènes de repas où l'on se soûle, elles, y figuraient encore, jusqu'aux derniers. Dans la Femme qui s'enfuie, Kim apporte à son amie (la première), outre la viande qu'elle s'est mise à aimer, un peu d'alcool, mais pas du soju, juste du makgeolli, un alcool de riz beaucoup plus doux. Pas de quoi s'enivrer, avec les conséquences que l'on sait: asséner aux autres quelques vérités, quand ce n'est pas leurs quatre vérités... Il règne dorénavant une incontestable douceur dans les films de Hong Sang-soo. De fait, dans la dernière partie, qui normalement aurait dû être l'occasion d'un repas bien arrosé, autour de la rencontre (fortuite) de Kim et d'une ancienne rivale, puis de l'ancien aimant, rien n'est véritablement exprimé. S'y manifeste une gêne, un malaise, mais pas d'éclats. On pourrait dire que Hong a mis de l'eau dans son vin. Une forme d'abstinence qui irait de pair avec le discours de la première amie, empreint d'animalisme (elle ne mange plus de viande et nourrit les chats du quartier, assimilés à des enfants)? Peut-être, mais c'est que les scènes de beuverie servaient surtout à mettre en scène les conflits entre hommes et femmes, des conflits que Hong Sang-soo semble vouloir dépasser aujourd'hui (après l'acmé que constituaient dans ce domaine le Jour d'après et Grass). Et cela en changeant d'axe, en modifiant le rapport de forces. Ce qui frappe dans la Femme qui s'est enfuie, c'est que, alors que les femmes se font (et nous font) courageusement face durant tout le film, les hommes, eux, qui ne sont pas "absents" (c'est d'eux, pas loin d'être assimilés à des coqs, dont parlent les femmes, entre diverses banalités sur la viande, les animaux: les poules, les vaches, les chats..., le corps et l'esprit, la beauté d'un paysage: le mont Imwang, le goût des pommes, etc.), les hommes donc, lorsqu'ils sont à l'écran, restent à la porte et ne sont filmés que de dos (qu'il s'agisse du voisin se plaignant des chats, "qui ne sont pas des êtres humains", du jeune poète se plaignant, lui, au contraire de ne pas être traité "comme un être humain", ou de l'ex-amant, toujours aussi arrogant pour croire que celle qu'il a jadis trahie était venue au cinéma exprès pour lui). Une façon pour Hong Sang-soo de nous signifier le rôle de figurant auquel les hommes sont désormais réduits dans ses films, mais aussi, en "masquant" ainsi leur visage, la duplicité de leurs discours, cette lâcheté dont ils font preuve, ce dont les accusent régulièrement les femmes, de sorte que lors du dernier plan, quand, après avoir croisé son ex, Kim retourne voir son film (on y voit la même image, celle de la mer), c'est le doute qui a fini par s'installer et que trahit son regard. Son mari, qui ne conçoit pas l'amour autrement qu'en étant toujours ensemble, et qui, là, s'est absenté pour quelques jours, est-il bien parti en voyage d'affaires?

3. Qu'en est-il alors de la fugue? Il est question dans le film d'une femme qui s'est enfuie de chez elle au grand désespoir de sa fille. Mais il est évident que c'est d'autre chose dont parle le film, au sens où l'anecdote n'est là que comme amorce, l'idée de fugue renvoyant à quelque chose de beaucoup plus diffus. Disons d'abord que si le film se présente comme un prolongement des quatre films composant le "dernier Hong" (Seule sur la plage la nuit, le Jour d'après, Grass et Hotel by the River), il se révèle surtout comme une reprise en miroir du premier. Par le retour à la couleur, les nombreux échos, à commencer par le fait que les deux premières amies que retrouve Kim sont jouées par les deux mêmes actrices que dans Seule sur la plage... (la première réapparaissant ensuite dans Grass, la seconde dans Hotel by the River), ainsi que le dernier plan (la salle de cinéma avec ses fauteuils rouges et l'image de la mer à l'écran), mais surtout parce que le film, fort de la dimension presque terminale de Hotel by the River, offre ici un vrai renouveau dans l'œuvre de Hong Sang-soo. Renouveau au sens où les thèmes y sont repris sous un nouvel éclairage. J'évoquais à propos du précédent film, la scène dans Seule sur la plage... où Kim reproche au réalisateur de faire toujours le même film, sur ses amours passées, et que celui-ci lui répond que le problème n'est pas là, que ce qui compte, quand on parle de l'amour, c'est d'élever le point de vue, au-delà des questions de bonheur et de vertu (ce que Hong Sang-soo réussissait, d'une certaine façon, dans Hotel by the River). Sous l'emprise de l'alcool, Kim y dénonçait les faux-semblants qui jalonnent le discours amoureux. Dans la Femme qui s'est enfuie, elle se révèle, à l'inverse, presque ingénue sur la question. Mais l'est-elle vraiment? Le fait qu'elle ne soit pas sûre d'être amoureuse de son mari témoigne peut-être chez elle d'une nécessité, celle de faire un break dans sa vie de couple, ou alors d'une ancienne blessure (concernant l'amant qu'on découvre à la fin?), que la jeune femme feint d'avoir oubliée, autant de situations qui font qu'une femme décide un jour de "s'enfuir". La fugue, c'est ça aussi: un thème, repris par plusieurs voix, le côté répétitif, la juxtaposition des lignes, les rimes, l'aspect mélodique... On objectera que Hong Sang-soo y recourait déjà. Oui mais pas de cette façon, qui donne l'impression au spectateur-auditeur de ne pouvoir tout saisir de ce qu'il s'y dit, que quelque chose échappe. Et qui ne touche plus seulement au rapport homme-femme, mais à ce que veut une femme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire