dimanche 18 octobre 2020

Fritz Lang: l'invraisemblable vérité


L'épure et l'impur (2).

Et puis j'ai revu le film (je l'avais découvert il y a longtemps)... Une deuxième fois, pour vérifier que certains éléments de l'intrigue ne m'avaient pas échappé, que Lang n'avait pas laissé traîner (malgré tout) quelques indices préparant le coup de théâtre final... et c'est vrai qu'on en trouve, sans qu'ils soient concluants pour autant (ils témoignent plutôt de l'ambiguïté du héros, qui semble dissimuler quelque chose, depuis cette histoire de livre, ce nouveau roman qu'il dit vouloir impérativement écrire avant de se marier, jusqu'à sa parfaite connaissance du crime qu'il attribue à chaque fois au fait que c'était dans le journal)... Puis une troisième fois, pour vérifier ce qu'il en est de cette possible "fascination" dont parle Rohmer — plutôt réticent à l'égard du film — à la fin de son article (paru, lui, dans Arts)... et c'est vrai qu'on la ressent, sans qu'elle relève du même mécanisme (c'est moins le monde que nous montre Lang qui finit par nous fasciner que l'incroyable rigueur dont il "fait preuve" pour déshumaniser son film à l'image du monde)... Ce qui fait qu'après la troisième vision, il faut tout reprendre à... zéro. Et se demander (enfin) si l'épure qu'est manifestement le film, s'inscrit dans la continuité de ce que fut le cinéma de Fritz Lang à Hollywood par rapport à la période allemande, tel un processus de "désexpressionnisation", s'il marque (comme on l'a précédemment évoqué) une étape supplémentaire, déjà à l'œuvre dans la Cinquième Victime, ou si on est là face à quelque chose de totalement nouveau, justifiant le recours par Lang à un schématisme que d'aucuns diront au mieux sidérant, parce que s'y perçoit, vis-à-vis de ce monde devenu inhumain, une forme de mépris absolu (Rivette), au pire consternant, parce que s'abaissant pour le coup, à la suite de la Cinquième Victime, au niveau du zéro absolu (Bazin). Deux positions extrêmes, dont témoigne l'utilisation du mot "absolu". J'en vois bien une troisième, pas aussi extrême (quoique), où il serait moins question de "mépris absolu" que de détachement (par rapport au public, par rapport au système), moins question de "zéro absolu" que de degré zéro (au sens barthésien du mot, concernant l'écriture), ce qui relèverait du cheminement de l'artiste, arrivé au dernier stade de son œuvre. Avec cette particularité chez Lang, qui donne à l'Invraisemblable Vérité ce côté à la fois sidérant et revêche, que tout dans ce film semble s'agglomérer pour ne faire qu'un, un seul corps, corps sans grâce, composé d'éléments uniformes, monocordes, soudés les uns aux autres, telles des concrétions, que ce soit au niveau: 1) de la lumière, ici d'un gris étale, à l'opposé des contrastes de noir et de blanc qui d'ordinaire caractérisent le film noir — là on est davantage dans la "série blême"; 2) du cadre, on l'a vu, avec l'histoire des deux formats, posant un vrai problème quand on regarde le film dans sa version "originale" (1:33), dans la mesure où Lang l'ayant tourné en 4/3 mais pensé en format large, cela crée au-dessus des personnages, surtout dans les plans d'ensemble, une sorte de vide, des espaces non remplis, comme neutres, ce qui intrigue, pire: cela donne l'impression que le film est par instants mal calé ou que, du fait que l'image semble abaissée, quelque chose y serait visuellement inaccessible; autant d'éléments, d'ordre technique, qui participent au sentiment de désagrément que peut susciter le film, mais ne disent rien de son côté soit disant "rebutant", car évidemment, c'est au niveau de l'épure (cet "extrême dépouillement", titrait Rohmer) que ça se passe. Alors, venons-y à cette épure...

L'épure, on peut la concevoir comme une construction, un tracé un peu plus élaboré qu'un simple plan dans ce que l'on cherche à représenter, mais bien souvent, comme ici, en ce qui concerne les œuvres tardives d'un artiste, cela relève de la soustraction. Et pour qu'il y ait soustraction, il faut, au départ, un matériau de base, pas nécessairement abondant, mais complet. C'est tout le travail de Lang en amont du tournage, puis du montage. La nécessité d'avoir en main tous les éléments du récit, pour qu'ensuite il puisse faire le tri entre ce qu'il garde et ce qu'il supprime. Dans quel but? Il y a l'intrigue policière, et son suspense qui retient l'attention du spectateur, pas méfiant quant au finale, d'autant que ce qu'il suit est déjà passablement tordu, mais parfaitement clair du fait de sa linéarité, qui voit les événements s'enchaîner sans que le récit dévie. Faire ainsi le tri entre ce que doit savoir et ne pas savoir le spectateur (on ne se pose pas la question de ce qu'il peut vaguement soupçonner). Et puis, il y a les personnages, dont les affects ont été suffisamment gommés pour qu'aucun (sauf l'assistant du procureur, il faut bien une exception à la règle) n'apparaisse ou ne se révèle véritablement sympathique (même les "filles", bien qu'amusantes, sont présentées comme cupides), ce qui en soi n'est pas très étonnant, c'est dans l'esprit des polars de l'époque. Le personnage de Dana Andrews est évidemment le plus troublant. Mais peut-être pas là où on l'attend. Fritz Lang déclare (ingénument?), à propos du twist final, que sa crainte était d'avoir présenté pendant tout le film Andrews comme un type honnête, puis subitement, dans les dernières minutes, de nous dire: bah non, c'était un salaud — crainte justifiée pour ce qui est du pacte de confiance avec le spectateur (on pense au Grand Alibi d'Hitchcock). Mais le film, surtout quand on l'a revu, impose une autre lecture. D'abord Andrews n'apparaît pas si sympathique que ça (trop poli — et insensible — pour être honnête) et c'est justement à la fin, comme l'a bien vu Rivette, que l'armure se fend (même si l'impassibilité demeure), à la faveur d'un lapsus, dont on sait la valeur d'acte manqué, conférant au personnage cette humanité qui lui a manqué pendant tout le film, alors que parallèlement Joan Fontaine, celle pour qui il avait tué — certes dans un but intéressé: épouser la fille de son ancien patron — se résout, non sans douleur mais suffisamment vite pour que l'acte de grâce ne soit pas signé, à envoyer un homme (son ex-fiancé donc) à la chaise électrique, et ainsi/aussi offrir la victoire au procureur, le rival de son père décédé, ennemi juré de la peine de la mort. C'est là, dans ces quelques minutes, que l'épure atteint au sublime, à travers un lapsus (deux syllabes, pas plus), un corps qui se plie (le devoir avant l'amour), une main qui reste suspendue (la grâce refusée)... Ces quelques minutes font écho à la scène d'ouverture, comme si c'était à sa propre exécution qu'assistait Dana Andrews au début, le film traçant ensuite une ligne entre cette scène et le finale, justifiant toutes les coupures, pour ne pas quitter la ligne, la suivre d'une traite, sans pause ni à-coup, créant cette impression, toujours terrifiante chez Lang, d'implacabilité.

D'ailleurs, où est Lang dans ce film? La question ne m'a pas tout de suite effleuré, mais maintenant que je me la suis posée, elle ne me quitte plus. Je parlais de soustraction dans l'épure. Soustraire après avoir accumulé (c'est l'aspect "matissien" de l'épure). Or, qu'accumule-t-on dans le film, si ce n'est d'abord des preuves, qu'on fabrique à dessein (un briquet, un lait pour le corps, un bas...) pour se faire inculper et, si tout se passe "bien", se faire condamner, avant de révéler que ces preuves étaient fausses et ainsi être innocenté. Des preuves qui, aux yeux de Spencer, le directeur du journal où travaillait Andrews (c'est lui qui a conçu ce plan diabolique pour démontrer l'inanité de la peine de mort), doivent être suffisamment tangibles pour qu'on croit à la culpabilité de celui qu'elles accusent, puis, une fois la condamnation prononcée, se détruire d'elles-mêmes, en quelque sorte, par le dévoilement de la mise en scène. Sauf qu'en disparaissant avant l'heure, elles ne retrouvent pas leur statut d'origine, celui de preuves fabriquées, et perdent en même temps le caractère irréfutable qu'elles avaient au début de l'enquête. Le doute s'installe — c'est le stade des "vraies fausses preuves" —, entretenu par la campagne de presse que mène Joan Fontaine pour sensibiliser l'opinion. En face, il y a Thompson, le procureur, partisan de la peine capitale, décidé à faire exécuter Andrews et qui, pour arriver à ses fins, dit vouloir s'appuyer sur des faits et non le ressenti des gens ("people feel"), soit un discours assez proche de celui que tenait Spencer, les deux hommes ne s'opposant finalement que sur la question de la peine de mort. Si sur ce point Lang s'identifie à Spencer, pour le reste, à savoir l'engagement dans le travail (quelle que soit la cause), on peut voir Spencer et Thompson comme des portraits de Lang lui-même travaillant à son film, par la primauté accordée aux faits et non aux émotions. Spencer, l'auteur du plan, accumule avec l'aide d'Andrews des preuves qui seront perdues (accidentellement et irrémédiablement puisque fondées sur des photos Polaroïd), puis Thompson, pour des raisons contraires mais qui portent là aussi sur la culpabilité d'Andrews, en cherche de nouvelles, en vain, avant qu'une preuve ultime (l'explication en détail du plan par Spencer) ne surgisse in extremis... ce qui, finalement, ne servira à rien. De la même manière, Lang, dans son travail sur le scénario, multiplie les scènes, en élimine certaines, puis en réintroduit d'autres, lesquelles ne seront pas toutes utilisées. C'est ça aussi l'épure...

à suivre

[21-10-2020]

En guise de conclusion (provisoire?)

Je n'ai pas parlé jusqu'à présent d'abstraction, alors que s'il y a bien un film pour lequel le terme convient, terme utilisé à tout bout de champ par la critique — comme celui d'épure d'ailleurs — dès qu'un film se présente "nu", dégraissé de son gras narratif aussi bien qu'esthétique, s'il y a donc bien un film dont on peut dire qu'il est abstrait (ou quasi abstrait, comme le précisait Rivette, car l'abstraction pure n'existe pas au cinéma, pour ce qui est du moins du cinéma non expérimental), c'est celui-là. Reste à savoir pourquoi. Pourquoi un tel désir d'abstraction chez Fritz Lang, pourquoi cette accélération soudaine dans la voie de l'abstraction où s'était engagé le cinéaste, surtout depuis son précédent film? A lire le livre d'Eisenschitz, on serait tenté de faire le lien avec ce qui était devenu une nécessité pour lui: quitter au plus vite Hollywood et l'Amérique, et que, prenant conscience de cette nécessité au moment même où il tournait l'Invraisemblable Vérité, Lang aurait "brusqué" les choses, concentrant en quatre-vingt minutes ce qui aurait dû sinon — s'il était resté à Hollywood — se forger de façon plus progressive, via deux ou trois films supplémentaires. Cela a joué, évidemment. Mais on peut aussi voir cette accélération sous un autre angle, envisager d'autres motifs, plus ou moins conscients chez Lang, qui relèvent davantage de la "chose artiste", mieux: du défi de l'artiste: se "prouver" à lui-même (et dans le cas de Lang, contre Hollywood qui ne le considérait plus à sa juste valeur) qu'il pouvait aller beaucoup plus loin (en termes de quête artistique) que ce qu'il avait réalisé jusque-là, quitte à se couper du public et de la critique, en s'imposant un problème de mise en scène qui soit difficile à résoudre, problème au sens mathématique du mot, à la manière des problèmes de Hilbert, ici en l'occurrence et pour reprendre le propre questionnement de Lang dans son entretien avec Bogdanovich: comment faire admettre que le héros soit un salaud alors que le film s'est évertué à nous montrer le contraire. Eh bien la réponse passe par l'abstraction, qui est bien plus que l'épure. Car si l'épure retranche pour ne conserver que l'essentiel, on peut dire que l'abstraction, elle, retranche jusque dans l'essentiel, à commencer par ce qui dans un film relève de l'incarnation. En un sens, l'épure prépare le terrain de l'abstraction. Beaucoup de films s'apparentent à des épures, mais s'arrêtent là, ou alors, s'ils empruntent le chemin de l'abstraction, ne s'y aventurent pas vraiment, pas aussi loin en tous les cas que l'Invraisemblable Vérité (c'était le cas justement de la Cinquième Victime). Fritz Lang, avec ce qu'il considère comme devant être son dernier film tourné en Amérique, se lance donc un défi: rendre cette question de l'innocence et de la culpabilité, qui a parcouru toute son œuvre, la plus abstraite possible. Faire ainsi l'épreuve comme il ne l'avait jamais faite auparavant des puissances de la dialectique. Et ce, par le biais de l'abstraction qui pousse à l'extrême l'absence de chair, le côté distant des personnages (cf. la scène où Joan Fontaine rompt ses fiançailles avec Dana Andrews, on a l'impression qu'elle est juste passée lui dire bonsoir), dépassant/surpassant tout ce qui d'ordinaire établit un lien avec le spectateur (identification, projection...). Et par-là même, dissocie les deux questions que sont, d'un côté, celle de l'innocence et de la culpabilité, et de l'autre, celle de la peine de mort — sujet sensible, qui ne peut que soulever les passions —, évacuant ainsi le thème-bateau (au cinéma) de l'innocent condamné à mort pour ne concevoir la peine de mort que comme un problème de pure morale: la réponse à un crime par un autre crime, que le condamné soit coupable ou innocent. C'est tout le sens de la scène initiale: l'exécution d'un homme dont on ne sait rien de sa culpabilité et de ce qui l'a conduit sur la chaise électrique. Il ne s'agit pas de dire que derrière tout innocent il se cache un coupable, et inversement, mais de rendre les deux termes, coupable et innocent, inopérants pour justifier ou non la peine de mort. Et pour le coup rendre tout aussi inopérants les termes "salaud" et "sympathique" pour définir le personnage joué par Dana Andrews. De sorte qu'à la fin, il n'y a pas de véritable rupture. Pour le spectateur oui, mais au niveau de la logique même du film, non. Andrews est toujours ce même bloc, qu'il soit un brave type ou un salaud n'y change rien. Seul le lapsus est venu témoigner de l'être, présent à l'intérieur. L'abstraction consistait en cela: emprisonner, plus qu'éliminer, ce que Dana Andrews (et les autres aussi) pouvait exprimer d'affectif et de psychologique en surface, ce qu'on pourrait interpréter comme de l'anti-psychologisme. Et évoquer dès lors — plutôt que Hegel — Husserl, voire Frege (plus radical encore dans son anti-psychologisme), ce qui déplacerait la philosophie du film du côté du logicisme. L'abstraction non plus par le "négatif", mais par la logique, sinon les mathématiques (cf. l'article brillant de Serge Bozon, qui en bon logicien analyse le film sous l'angle mathématique — Bertrand Russell est cité en exergue —, in Cahiers du cinéma n°685, janvier 2013, à l'occasion de la sortie en DVD du film). Reste quand même le lapsus...

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