mercredi 7 octobre 2020

Love story


Arthur Lee & Love.

François Gorin compte assurément parmi les meilleurs critiques de la planète pop, comme en témoigne son blog "Les disques rayés", où se mêlent la connaissance de ce dont on parle, un vrai talent d'écriture et une bonne dose d'humour (sans quoi, il n'y a de bon critique). J'y reviendrai. En attendant, comme un avant-goût, voici un de ses billets, celui qu'il a consacré à Love et Arthur Lee:

Fastoche d'aimer Love au début des années 1980: un fantôme bigarré qui avait surtout vécu trois saisons et laissé deux albums essentiels, Da Capo et le fantasmabuleux Forever Changes. Arthur Lee sévissait encore avec divers acolytes mais si l'acide l'avait moins fracassé que Syd Barrett, on savait ses grandes heures derrière lui. Et nul Roger Waters n'était venu piquer l'œuf à l'oiseau-lyre pour le couver et en faire son vaisseau spatial. Désormais, l'influence de Love essaimait moins sur la côte californienne que sous le ciel pluvieux d'Angleterre, avec The Pale Fountains en apprentis sorciers.
Visuellement, Love était parfait. Ils avaient l'air méchant, ça valait mieux quand on s'appelle ainsi (imaginez le même nom porté par de souriantes godiches en chemises à fleurs…). Arthur Lee ressemblait à un clone presque réussi de Jimi Hendrix. Et Johnny Echols, l'autre guitariste, à un jumeau de Lee. Même le doux Bryan MacLean tirait la tronche.
Le son du premier Love est agressif, encore très rhythm'n'blues. Ils ont commis l'irréparable: faire subir à une chanson de Bacharach & David les outrages du rock'n'roll. C'est My Little Red Book, une bluette où le petit livre rouge du Président Mao devient l'agenda du gars qui cherche à remplacer sa fiancée. Traduite en langage Love, une décharge électrique dans le style des Who avec voix qui hache et arrache. Lee et consorts remettent ça pour un single jeté comme une pierre ou un os, qui fera saliver les garage bands d'époque et les revivalistes ensuite (Barracudas…): 7 and 7 Is. C'est un cas unique, rare en tout cas: énergie brute et texte joliment barré. In my lonely room I'd sit my mind in an ice cream cone… My father's in the fireplace and my dog lies hypnotized… A côté, la poésie que le jeune Morrison écrivait pour ses Doors fait un peu manuel scolaire. Seuls les Seeds au début dégageaient ce genre de délicieux malaise. Mais Love en avait plus encore sous la semelle de ses boots.
Découvrir Forever Changes était un choc, en toute saison. J'imagine que l'impression produite aujourd'hui n'est pas différente de ce que j'ai ressenti quinze ans après sa création. Je garde une affection particulière à Alone Again Or, mais ce n'est que la première pièce d'une mosaïque impossible à dissocier quand on en a goûté tous les flux et reflux, éclats et reflets, mouvements et enchaînements. Très peu d'albums se tiennent dans la même trame aux couleurs changeantes selon le jour et l'humeur. L'image de la pochette, modelant une seule tête avec les cinq du groupe, illustre bien la nature de la musique, aussi cohérente que fragmentée. On a prêté beaucoup de vertus au LSD et rangé commodément pas mal de bouillies sous l'étiquette "psychédélique". Ce qui tient en haleine ici est le ciselé, la précision, plus que le délire; Forever Changes invite moins l'auditeur à planer qu'à explorer un labyrinthe musical sans équivalent (ni les effets de collage d'un Sgt Pepper, par exemple). Il y a bien pourtant une palette sonore qui s'ouvre tel un éventail. Cet album, qui miroitait le moment (1967) autant que le sursaut génial d'un groupe à la dérive, eut en son temps un impact limité. Faute d'arguments plus spectaculaires que sa richesse kaléidoscopique? Le premier Love naviguait à vue entre Byrds et Stones et les voici ailleurs, tendant des fils immatériels. Hendrix est toujours bien là, mais pourquoi pas Simon & Garfunkel, Segovia, les Moody Blues et une espèce inconnue de musique de chambre, essentiellement acoustique. On entend des tas de phrases étranges dans ces chansons tour à tour symbolistes, impressionnistes ou surréalistes. La douceur flamenca de "Alone Again Or", chanté par MacLean, I heard a funny thing… somebody said to me… you know that I could be in love with almost everyone…, prélude à des ruminations morbides issues du cerveau dérangé d'Arthur Lee. De la première à la dernière note, une même beauté fracturée les hante. L'autre héroïne de Forever Changes, c'est la trompette. Pas seule parmi les cuivres, mais la plus éminente. C'est peut-être elle qui faisait fuir les fans des Doors sans rameuter ceux d'Herb Alpert. Mais il y avait de la trompette sur "Penny Lane"! Pourquoi Maybe the People Would Be the Times or Between Clark and Hilldale n'a-t-il pas été un tube, au moins californien? Parce que les DJs n'arrivaient pas à écrire le titre en entier sur les feuilles de programme? Celle-là, Michael Head et ses Pale Fountains n'étaient pas peu fiers de la refaire, en bermuda, à la piscine Deligny (1984). Elle éclate au début de la face deux de l'album. On a quitté à regret les énigmes feutrées de The Red Telephone. Et voilà que le clairon nous envoie la rafale. Tout Forever Changes - Arthur Lee n'a pas eu de mots assez forts pour le souligner - porte la marque d'un certain David Angel, responsable des orchestrations de cordes et cuivres. Une fois qu'il les avait bien en tête, Lee lui chantonnait ses idées d'arrangements. Doctement, Mr Angel prenait note et ça donne "Maybe the People…" et autres merveilles. La seule intrication des mots, du rythme et de la mélodie est un régal. Les points de suspension en fin de couplet… And oh, the music is so loud / and then I fade into the… Et le crowd attendu vient au couplet suivant. La façon de faire rimer street et obsolete. Les jeux de mots, I'm at this laugh affair… Le "hippisme" à rebours: Let's go paint everybody gray… yeah, gray! Plus radicalement encore que Jimi Hendrix (encore salué dans Bummer in the Summer), Arthur Lee refusait de jouer le jeu du "chanteur noir". Quitte à sonner comme un Burt Bacharach sous acide (un autre génie fracturé en était là en 1967, Brian Wilson), à se lancer dans des morceaux à tiroirs un peu ronflants (You Set the Scene). Je passe sur la reformation du groupe en 2002, et le rendez-vous des fantômes un soir à L'Européen: triste, avec d'infimes éclats de la vieille magie.


D'autres titres:

- Orange SkiesDa Capo
¡Que Vida!Da Capo
- AndmoreagainForever Changes
Old ManForever Changes
Live and Let LiveForever Changes
- Nothing, Four Sail

PS. Bryan MacLean

Dans les notes de pochette du CD Ifyoubelievein, qui en 1997 exhumait pour l'essentiel des démos de 1966 retrouvées dans le garage de sa maman (sic), Bryan MacLean évoque l'impression que lui faisait Arthur Lee avant Love: un genre de sombre héros du quartier surnommé "Polo", à qui il valait mieux ne pas se frotter. On sent là encore l'admiration mêlée de terreur. MacLean passe vite sur la frustration de se voir refuser des compositions par un Lee seul vrai maître à bord et qui en avait déjà son content. Pas un mot sur son addiction à l'héroïne et à peine une allusion à sa conversion au christianisme en 1970. De ce jour, le doux Bryan devint un ex-Love à vie, sa signature attachée seulement à quatre morceaux du groupe. Tout comme, en dépit de trois albums et quelques efforts solo ultérieurs, Arthur Lee gardera Forever Changes en bandoulière. Il y a deux-trois bonnes choses sur Four Sail (tel Robert Montgomery) et Jimi Hendrix sur un titre de False Start (histoire de boucler la boucle), mais rien qui ramène la splendeur de 1967. MacLean compare la formation d'un groupe à un mariage, "vaine tentative de faire durer l'éphémère". Les chansons que reprend Ifyoubelievein, il les a écrites à 17 ou 20 ans. On est d'abord touché par les déjà connues. Orange Skies, dans le dépouillement d'un enregistrement maison, a déjà la beauté que les arrangements de l'album Da Capo ne feront qu'enluminer. Surtout, c'est ici l'auteur lui-même qui chante (Lee le laissera faire pour "Alone Again Or"…, non sans y joindre sa propre voix). MacLean se la réapproprie une seconde fois, en 1982. Le chant n'a plus tout à fait le même aigu virginal que dans la première version, mais cette auto-reprise n'en est pas moins bouleversante. Orange skiescarnivals and cotton candy and you… L'émerveillement naïf: coucher de soleil, rossignol, etc. Seize ans après, le souvenir de cet émerveillement. Un naturel qui revient au petit trot. You don't have to try, girl… Sur les photos de ses débuts, Bryan MacLean a des faux airs de Chris Hillman. Il a d'ailleurs été brièvement roadie des Byrds avant d'intégrer The Grass Roots, première incarnation de Love. Il a grandi parmi la jeunesse dorée de Hollywood et, encore ado, se mettait au piano pour chanter des airs de comédie musicale avec sa copine Liza Minnelli. A 17 ans, il prit les Beatles en pleine figure. Mais ce qu'on entend dans ses démos de 1966 n'est pas exactement le son d'un enième boutonneux s'escrimant plus ou moins habilement à imiter Lennon & McCartney. Le dépouillement guitare-voix du folk et des subtilités harmoniques pas innocentes infusent tous ces "Strong Commitment", "Blues Singer", "Friday's Party" ou "People". Il y a aussi, il y a surtout cette voix qui s'aventure avec la liberté que lui permettent l'intimité d'une home session. Au moment de les enregistrer, Bryan MacLean avait-il déjà eu l'occasion d'entendre et voir Tim Buckley au Troubadour? Impossible de ne pas penser au beau bouclé à l'écoute de ces morceaux à la fois bruts et sophistiqués. Simple coïncidence? Buckley signe chez Elektra à la même époque que Love. Son premier album sort en 1966 mais son style ne s'épanouit qu'au suivant, Goodbye & Hello (1967). Ce n'est pas seulement Arthur Lee qui rejettera les chansons de MacLean. Quand celui-ci les fait écouter à Jac Holzman pour un album solo en projet, le patron d'Elektra décide que non, finalement, ça ne fera pas l'affaire. Se suffisait-il d'un seul Tim Buckley pour s'éviter ainsi la chance d'en avoir un second? Bryan MacLean se tournera vers la religion (pour l'anecdote, à la même église de Vineyard où Bob Dylan tombera plus tard à genoux) et une activité musicale intermittente. Une brève réunion de Love, quelques démos de plus et des séances avec sa demi-sœur Maria McKee. La parution de Ifyoubelievein devait relancer la carrière de MacLean. Mais il est mort le jour de Noël 1998, d'une crise cardiaque, dans un restaurant.

4 commentaires:

  1. Bonjour, je les ai découverts grâce aux Stones Roses qui les citaient pas mal dans leurs interviews. Vous me donnez envie de les réécouter.

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    1. Bonjour Gertrud... Normal, Forever Changes compte parmi mes disques préférés, toutes époques confondues, de ceux que je réécoute régulièrement. Ils ne sont pas si nombreux.

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  2. Cher Buster, avez-vous vu le passionnant documentaire "Laurel Canyon" sur Arte ?

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    1. Salut Musidoro, pour l'instant je n'ai vu que la première partie. Passionnant en effet. Les images d'archives sont superbes. J'aime beaucoup les 20 dernières minutes consacrées à Joni Mitchell et Crosby, Stills, Nash (& Young), il y a là un vrai récit.

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