Les Cloches de Sainte-Marie de Leo McCarey (1945).
"L'été, les vacances... la mccareyna."
Le carré de McCarey.
Le mec carré... c'est vrai qu'il avait les mâchoires carrées Leo McCarey, certaines idées aussi (qui touchent aux valeurs américaines et à leurs racines spirituelles), mais le carré de McCarey c'est autre chose, une sorte de figure secrète, cachée dans ses films, de Laurel et Hardy à Elle et lui, du burlesque (et sa géométrie) au mélo (et son harmonie)... figure qui aurait à voir avec l'idée de perfection, comme un carré parfait, parce qu'il y croyait, que les composantes étaient là, qu'il les avait réunies, pour qu'il en soit ainsi (Amen.) McCarey était aussi musicien.
A propos de Leo McCarey: un beau texte de Serge Bozon, paru dans feu La lettre du cinéma, où il est question de miracles et de charité, de gêne — l'incommodation pascalienne — et d'ingratitude, d'amertume et de béatitude...
Un temps sans charité.
"Le respect est: incommodez-vous."
Pascal
I. Les surprises de la foi
L'étrange violence du cinéma de Leo McCarey interroge en nous le spectateur émancipé et laïque dont les désillusions (revendiquées), les élucidations (salvatrices), les démystifications (nécessaires) ne réussissent pas à masquer la petite déception qui fait encore de lui — justement — un spectateur, ce spectateur de cinéma se souvenant d'un autre "esprit du temps" et de la déconvenue des émotions que provoqua sa découverte.
Peu de scènes dans l'histoire du cinéma sont aussi bouleversantes que les retrouvailles miraculeuses des amants à la fin de Elle et lui. "Miraculeuses", le mot est-il trop fort? Je ne crois pas. Qui a su affronter, à part Mizoguchi, Grémillon, Sirk, Ophuls ou Sternberg, cet excès passionnel rapprochant les êtres dans la révélation de l'infirmité en une union impossible mais attendue, inattendue mais possible?
"Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles
est le manque de charité."
Pascal
Dans le dernier film de Leo McCarey, Une histoire de Chine (1962), film difficile à supporter s'il en est, un autre miracle survient, le miracle de la conversion, celle du méchant communiste chinois enfin vaincu par la grâce. Victoire héroïque puisque Satan Never Sleeps, comme l'affirme le titre original. Lorsque ce récent converti fusille dans la dernière scène les inoffensifs ex-camarades lancés à ses trousses, prêtre irlandais tout droit venu de l'idyllique diptyque religieux des années quarante (la Route semée d'étoiles et les Cloches de Sainte-Marie), lui dit: "C'est ton premier geste de chrétien." Ce même prêtre ordonnait auparavant à une jeune fille atrocement violée d'aimer et d'épouser son agresseur, par charité pour l'enfant devant naître du crime. Pourquoi McCarey, producteur de tous ses films depuis 1936 et auteur des plus grands succès commerciaux des années quarante (les Cloches de Sainte-Marie et la Route semée d'étoiles rapportèrent près de 30 millions de dollars et une flopée d'Oscars), lui qui tournait si peu depuis la fin de la guerre, a-t-il choisi un tel scénario? Le spectateur horrifié ne connaît pas la réponse et songe, rêveur, au diptyque religieux, à cette manière de peindre dans un temps arrêté, comme suspendu au bonheur, la béatitude et l'ermitage, les enfants chantants et la bonté salvatrice, les prêtres irlandais et la spiritualité souriante. Et si un nouvel âge, un autre temps, se cachait déjà sous la peinture précieuse des métamorphoses qui rendent chacun meilleur? Comment le Père O'Malley (Bing Crosby!) consolait-il la sœur Benedict (Ingrid Bergman), humiliée par une mutation injustifiée en Arizona? En lui révélant dans la dernière scène la vraie raison de ce départ, la tuberculose qui l'atteint. Elle répondait: "Vous m'avez rendu le bonheur." Le cinéma reconnaîtra-t-il (encore) les siens? Les souvenirs, nos souvenirs, reviennent un à un, comme la proximité qui unissait Hollywood à l'infantilisme en un rêve protecteur dont Une histoire de Chine prolonge suicidairement les illusions, nous qui ne savons même plus à quoi ressemblerait aujourd'hui un cinéma aux intentions trop édifiantes pour ne pas déjouer toutes les attentes, hormis celle — inoffensive — de ne pas s'en laisser conter. Renoir avait peut-être tort d'affirmer que "McCarey est l'un de ceux qui n'ont jamais été brisés". Que s'est-il passé entre 1945 et 1962? La charité aurait-elle aussi ses (nouvelles) raisons que la raison, ou la doctrine, ne connaît pas?
"Les miracles discernent la doctrine
et la doctrine discerne les miracles."
Pascal
Un dialogue entre un prêtre et une épouse désespérée par les frasques de son mari nous indiquera peut-être la voie. "Votre mari boit-il? — Non. — Joue-t-il? — Non. — Aime-t-il une autre femme? — Non, il aime l'humanité entière." Ce mari fou de charité est le héros de Good Sam. Le prix Nobel pressenti pour écrire le film, Sinclair Lewis, refusa, trouvant le principe — et le héros — totalement infantile. Il s'agit en effet de voir la charité à l'œuvre, de voir la catastrophe. Il s'agit d'assister à la débâcle, jusqu'à ce que la ruine soit évitée in extremis par une reconnaissance inattendue — miraculeuse. Si la charité est burlesque, c'est qu'elle doit échouer. Comment peut-on avoir besoin d'être aidé? A cette question difficile, certains — "les gens de droite" — ont trouvé une réponse trop inflexible pour être rendue publique: parce qu'on le mérite. La charité serait moins calamiteuse si chaque déshérité ne dissimulait pas un parasite. Le beau-frère de Sam incarne ce parasite parfait, apathique, opaque, indéracinable comme le souci de la tâche à accomplir, du bien à propager. L'audace d'un cinéaste réactionnaire peut-elle se révéler plus apologétique que toute compassion possible? Seul M. Smith connaît la réponse. Qui d'autre aurait osé réaliser en 1942 Once Upon a Honeymoon, incroyable lune de miel clandestine dont les étapes géographiques successives (Pologne, Autriche, Slovaquie, Pays-Bas, France) ne sont pas seulement celles du voyage de von Luber, le mari trompé, mais surtout celles de l'Histoire, celle de l'invasion nazie? Même si le strict respect du parallèle est mené avec suffisamment d'aplomb pour permettre une étonnante liberté de ton, ce difficile passage du rire aux larmes, si caractéristique du cinéaste (dès Indiscreet en 1931), ne se fera jamais sans incommodation. Lorsque l'héroïne, bloquée momentanément dans le ghetto, s'écrit égoïstement: "Il faut à tout prix sortir d'ici", réplique obscène suivie par la montée — off — d'un chant des prisonniers juifs en une transition aussi mélodramatique que rhétorique, la gêne du spectateur ne cesse d'augmenter jusqu'au moment où un brusque changement d'angle et un gros plan de Ginger Rogers transforment ce malaise en émotion profonde, l'émotion de la gêne elle-même, mais vaincue, vaincue par cet excès hollywoodien qui rend indiscernables la naïveté didactique et la cruauté apologétique, l'invraisemblable charité et le cynisme sulpicien, les grosses ficelles et les nœuds coulants.
"Ce qui fait croire est la croix."
Pascal
Au cours d'une assemblée de la Screen Directors Guild, organisée pendant la chasse aux sorcières pour procéder à des serments d'allégeance au maccarthysme, un metteur en scène, "personnage machiavélique" selon John Huston, exigea un vote à main levée, comptant sur une intimidation générale des cent cinquante cinéastes présents. Il ne se trompait pas puisque seuls Huston et Wilder osèrent s'opposer. Ce personnage, c'était McCarey, sûr de son droit et de ses forces, protégé par le seul film anticommuniste dont même les maccarthystes avaient honte, My Son John, protégé aussi — chose sérieuse — par un petit canard: n'affirma-t-il pas que "le plus grand héros américain, le seul rempart contre le communisme, c'est Donald Duck"! Screwball comedy ou screwball ideology, peut-on vraiment choisir? La propagande dévoile que dans My Son John cet excès qui emporte la conviction attendue, qui l'emporte au loin, tout près de ces paris par lesquels un certain christianisme espérait faire ployer l'athée sous le poids de ses propres arguments. Le film débute par la présentation d'une famille où tout concourt, le père incarnant la médiocrité réactionnaire la plus détestable, à inciter le spectateur à partager la révolte du fils, à s'indigner, de telle manière que la découverte de l'horreur (le fils était un espion communiste!) rende coupable cette indignation même, toute tentative de critique, quelles que soient ses raisons, étant ainsi renvoyer à la traitrise fondamentale qui la sous-tend! De la déclamation du majordome anglais récitant intégralement le célèbre discours de Lincoln à Gettysburgh, dans l'Extravagant Mr Ruggles, devant un parterre de patriotes trop négligents pour le connaître par cœur, à la confession enregistrée par le traître de My Son John avant de mourir et diffusée pendant une cérémonie universitaire ("En ce moment même des agents soviétiques observent certains d'entre vous..."), le peuple américain est pris deux fois en flagrant délit de non-patriotisme, c'est-à-dire d'ingratitude, et aucune conviction n'empêche un tel reproche de toucher. Qui l'ancien avocat devenu cinéaste espérait-il convaincre, lui qui ne résista pas à la tentation d'éradiquer purement et simplement tout questionnement, chaque main levée dissimulant un poignard? Convaincre, serait-ce en fait anéantir, par les vertus comiques du désastre et les vices démocratiques des effets de manche, la légitimité du débat? Tag Gallagher avait décidément raison d'écrire que "ce que McCarey trouve effrayant dans le communisme n'est pas son autoritarisme ou son système économique, mais son humanisme laïque" (Trafic, n°15)
II. Les surprises du métier
Evoquer le bonheur d'expression qui caractérise les chefs-d'œuvre de McCarey, suscitant l'admiration des plus grands (Renoir, Hitchcock, Griffith), c'est pointer l'alliage si exigeant de l'improvisation et de l'absence totale de flou, le maximum de continuité et de sophistication calligraphique dans le minimum de contraintes scénaristiques. Grâce aux années de travail avec Hal Roach, Laurel et Hardy, Charley Chase, les Marx Brothers, W.C. Fileds, Harold Lloyd... le cinéaste découvrit très tôt que seule l'exigence de netteté rend l'improvisation nécessaire. Je pense par exemple à la progression comique si précise dans ce Laurel et Hardy (personnages inventés par McCarey!) dont les deux bobines sont uniquement consacrées à des lancers de tartes à la crème, uniformité de l'action permettant au rythme du découpage, à l'invention scénographique, au contraste opposant la gestuelle du petit fantôme anémique et terrorisé à celle du gros fessu souriant et obscène (souplesse du ver et béatitude de la citrouille)... de déployer à nu dans la répétition des mêmes gestes un emballement propre, graphique, expérience d'un savoir impuissant devant cette propension des corps à tout défaire. "L'homme que je regardais et admirais le plus était Leo McCarey, l'aisance et la rapidité avec lesquelles il façonnait, dans le feu de l'action, des gags pour Laurel et Hardy me fit pâlir d'envie" (Frank Capra). Lorsque McCarey tourne Cette sacrée vérité sans aucun script, en passant ses matinées à jouer du piano, lorsqu'il fait venir des musiciens de jazz sur le plateau pour trouver l'inspiration, comment ne pas penser à l'exigence fantaisiste, sinon chestertonienne, d'un Mack Sennett imposant la présence d'un (vrai) fou lors des réunions d'élaboration des scénarios, au cas où une idée folle surgirait — avant de rebondir... "D'habitude, c'était un demeuré presque incapable de s'exprimer pour communiquer ses idées; mais il possédait une imagination dénuée de toute inhibition. Il restait parfois sans rien dire pendant une heure, puis il marmonnait: "Faut prendre..." Les autres participants, des êtres relativement rationnels, la bouclaient alors et attendaient la suite: "Faut prendre ce nuage..." (James Agee, "La grande époque du burlesque", Sur le cinéma.) Dans cette liberté révélant les acteurs, avant toute fonction dramatique, à leur propre capacité autonome de surprise, Leo McCarey arrivait à développer les scènes comiques avec un minimum de moyens (une porte, un coucou, deux sièges dos à dos...) pour privilégier ainsi les plans longs dont le rythme très pur et très ample semble, dans Elle et lui par exemple, presque espacé par le cinémascope, à la manière de Bungalow pour femmes (Walsh, 1956), d'Exodus (Preminger, 1960), de la Comtesse de Hong Kong (Chaplin, 1967), tous ces films d'un Hollywood finissant, contemporains malgré eux de la Nouvelle Vague.
J'avoue pourtant qu'en revoyant Good Sam, la Brune brûlante et — dans une moindre mesure — Cette sacrée vérité, une réticence indécise peut surgir. Une certaine absence de construction générale, un goût très graphique pour l'étirement, le recours systématique à la gêne comme unique ressort comique, en un mot ce que Renoir appelait "cette espèce de burlesque poussé un peu trop loin", rendant parfois leur vision monotone, tendue. S'il y a sans aucun doute une (haute) exigence commune à Elena et les hommes et à la Brune brûlante, "l'expérience la plus intéressante étant précisément le fait d'essayer de toucher le burlesque dans ce qu'il a de plus extérieur" (Jean Renoir), si la mise en scène du second déploie en un tempo sec et comme coulissant une sophistication plastique aux lignes claires, à l'espace à la fois ample et "épinglé", aux perspectives sévèrement divisées par la stylisation des décors et le contraste des couleurs (CinemaScope, DeLuxe Color oblige), la satire très uniforme et presque déconnectée du prétexte dramatique — McCarey n'est pas un grand raconteur d'histoires — laisse surgir dans la peinture de cette famille au père dévirilisé, à la mère hystériquement sociable, aux enfants braillards, à la voisine nymphomane... une amertume profonde qui rejoint l'apostolat sans égards du cinéaste. Comme le dira le personnage joué par Paul Newman: "J'aime mon fils comme s'il était humain." Le lien unissant la gêne, ressort comique privilégié ou effet involontaire, et l'amertume, fonds de la satire ou échec de la satire, ce lien unissant le cinéaste au spectateur, ce que le premier veut (comment le savoir?) et ce que le dernier ressent (en est-il sûr?), Make Way for Tomorrow le déploie dans toute sa tristesse, chef-d'œuvre dont le désastre commercial en 1937 affecta beaucoup le cinéaste et qui resta toujours son film préféré. Ouvert par un biblique "Tu honoreras ton père et ta mère", ce drame de l'ingratitude ressasse à l'infini la même question douloureuse: pourquoi les parents âgés ne peuvent-ils plus qu'incommoder leurs enfants? Le film fait évidemment penser à Ozu, à une différence près, mais décisive. Quelle que soit la défaite, la défaite du Japon, l'américanisation (le Goût du saké), l'ingratitude, la solitude, le déracinement... le cinéma du metteur en scène japonais éloignait l'amertume légitime, et tout le mystère de sa conformité idéologique à l'époque est là. Il ne faut jamais attendre pour marier les jeunes filles. Filmer le vieux couple de Make Way for Tomorrow qui avance non pas vers la mort, mais vers la séparation, dans la séparation (les enfants prétendant — et rien ne prouve qu'ils mentent — ne pouvoir les recevoir ensemble), c'est déployer l'amertume dans les mille et un détails de la vie quotidienne jusqu'à ce que le ressentiment tombe (tout seul) sous le poids du miroitement des jours, jusqu'à ce que le spectateur n'ait plus besoin de preuves pour être hanté par l'amertume, jusqu'à ce que tout résonne en elle, et même le bonheur des courtes retrouvailles. Peut-on vivre dans l'amertume comme on vit dans le temps, sans le savoir — mais atteint? Oui, parce que nous sommes dans un temps sans charité.
III. Les surprises de l'écart
La conversion du communiste chinois était un miracle, et le meurtre qui en témoigne immédiatement en avère la violence, violence de ce christianisme oscillant entre la béatitude (familiale), là où l'harmonie préétablie rend toute compréhension superflue, et l'amertume (familiale), là où l'ingratitude excommunie les mauvais fils, dans un seul espace, celui d'une charité absente. Si l'amertume renvoie à l'horreur familiale, à l'ingratitude, aux communistes, mauvais fils par excellence, la béatitude renvoie au monde-ermitage légué par les grands-mères aimantes et les nonnes tuberculeuses, là ou l'harmonie (pré-établie) rend la charité inutile. Inutile sinon inopportune, comme nous l'apprend Sam, trop bon pour ne pas être mauvais mari, mauvais père, mauvais commerçant... L'obsession de la reconnaissance secrète qui fonde la grande famille humaine, unit les communautés et exclut les traîtres, souci premier où naît et se creuse l'écart, laisse ainsi résonner un étonnement, souvenir d'une découverte incommodante. Peut-on être à la fois le cinéaste de la présence des miracles et de l'absence de charité? Leo McCarey nous lègue non pas une réponse mais, absent, les figures de son œuvre.
"Tout ce qui ne va pas à la charité est figure."
Pascal
Serge Bozon, "Un temps sans charité: A propos de Leo McCarey", La lettre du cinéma n°4, décembre 1997.
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