Il sol dell'avvenire (Vers un avenir radieux) de Nanni Moretti (2023).
Cher Nanni.
1. Promemoria
Dans la filmographie de Nanni Moretti, il y a la première période ("il primo Moretti"), la mieux définie, celle des années 70-80, qui va de Je suis un autarcique à Palombella rossa, période "Michele" où le personnage que joue Moretti se nomme Michele Apicella, du nom de jeune fille de sa mère, soit "six Michele" — si on y inclut don Giulio, le prêtre de La messe est finie dont Moretti disait qu'il aurait très bien pu s'appeler Michele — ou encore "six personnages en quête d'auteur", pour paraphraser Pirandello, la trajectoire que suivent les personnages pour arriver à Moretti, l'auteur, tel qu'il s'affirme avec Palombella rossa. Et puis, il y a la période des années 90, la plus intimiste, où Moretti, auteur désormais consacré, joue son propre rôle (Journal intime, Aprile), qu'il prolonge avec la Chambre du fils sous le nom de Giovanni, le vrai prénom du cinéaste, comme dans Mia madre et aujourd'hui Vers un avenir radieux, les autres films, réalisés entre 2005 et 2020, relevant de la catégorie "Ni-ni", ni Nanni ni Giovanni... mais avec du Moretti quand même. Ce qui fait que la frontière entre les personnages de fiction que Moretti interprète dans ses films et ceux où il est Nanni Moretti (sans l'être jamais totalement — sauf dans Santiago, Italia qui n'est pas une fiction), soit la différence qui existe entre un autre soi-même (Michele, l'alter ego) et le reflet de l'artiste (Giovanni, son double), cette frontière, donc, a toujours été très mince et tend même à devenir de plus en plus poreuse à mesure que les films s'additionnent et que Moretti vieillit (c'est le principe de l'autoportrait qui dans les œuvres tardives d'un cinéaste prend le dessus sur l'autobiographie), l'homme public, celui qui occupe la scène, politiquement parlant (l'artiste citoyen), se confondant — mais dans la fiction seulement, par le biais de la comédie — avec l'homme privé, en proie, lui, à des questionnements plus personnels (la paternité, la mort de la mère, les affres de la création...)
2. Morettisme
Palombella rossa marquait ainsi la fin d'un premier cycle dans l'œuvre de Moretti. L'artiste avait trente-cinq ans. C'était en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. Trente-cinq ans après, Moretti a soixante-dix ans, le temps a doublé, et pour l'artiste il y a comme une urgence à continuer à faire des films, au moins d'en tourner un de plus, surtout si c'est au rythme d'un film tous les cinq ans, comme il le dit ironiquement... Si on considère encore que son précédent film "giovannesque" (Mia madre), c'était il y a huit ans déjà (1), expliquant peut-être que Moretti ait aussi voulu condenser en un seul film l'aspect film-charnière de Palombella rossa (avec Michele en joueur de water-polo amnésique, alors que Giovanni aujourd'hui se contente de faire quelques longueurs à la piscine et a la mémoire plutôt sélective — s'il évoque The Swimmer de John Cheever c'est pour rappeler que c'est dans les années 80 qu'il aurait dû l'adapter) et le côté film-bilan de Journal intime (dont Moretti retraçait la chronique à travers ses balades en Vespa, alors qu'aujourd'hui c'est en trottinette électrique qu'il se déplace), deux films que l'auteur ne cherche pas à parodier — Moretti pratique de toute façon l'autocitation —, mais à en réactiver le souvenir, au présent. C'est ce qui rend Vers un avenir radieux si émouvant, pour peu que l'on soit sensible au cinéma de Moretti, à l'homme autant qu'à l'artiste, par ses outrances, ses références parfois pesantes, ses métaphores aussi grosses que des soleils, son rabâchage aussi, et sa naïveté, sans quoi son cinéma perdrait toute saveur. Les critiques italiens parlent de "morettisme", et c'est ça que j'aime chez Moretti: son morettisme, qui commence par sa volubilité, et sa diction, ici très articulée, comme s'il cherchait à se faire comprendre par le plus grand nombre (on a l'impression quand il parle de comprendre l'italien, au point que ses répliques pourraient presque se passer de sous-titres) (2). Un morettisme qui se nourrit de la figure originelle de Michele, personnage tout en contradiction, aux idées bien ancrées (à gauche toute) mais perpétuellement en crise, incapable de trouver l'équilibre entre le moi et les autres, à la fois narcissique, égocentrique (qui a besoin du regard des autres) et égotiste (qui dans son discours ramène constamment tout à soi) et qui, avec l'âge, en devenant Giovanni, s'est forcément assagi, apparaissant moins intransigeant, moins brutal, (un peu) plus à l'écoute des autres, mais dont il reste néanmoins (et largement) les traces, qui font du Giovanni d'aujourd'hui — qui répétons-le est un "Moretti de comédie" — un personnage toujours aussi difficile à vivre (pour les autres), par son goût (jouissif à ce stade) de la polémique, ses principes de vieux con (les "mules" de l'actrice — "si on cache les orteils, on doit cacher le talon!", n'importe quoi), ses manies — les marottes de Moretti — ici, par exemple, de revoir systématiquement à la télé, avant le tournage d'un nouveau film, la Lola de Demy en dégustant une bonne glace, autant de marques de l'immaturité foncière du personnage, qui certes font écho à l'enfance (le temps des nougatines mi-chocolat mi-caramel), mais surtout agissent comme remèdes aux angoisses, à l'instar de la Sachertorte dans Sogni d'oro ou du grand pot de Nutella dans Bianca...
Structurellement, Vers un avenir radieux se rapproche donc de Palombella rossa et Journal intime, ne serait-ce que par sa dimension synthétique. Charge au nouveau film d'y intégrer alors ce que Moretti a réalisé depuis, ainsi de la comédie musicale (sur un pâtissier trotskiste) dans le finale d'Aprile et de toutes ces crises qu'ont traversé inexorablement les personnages morettiens, que celles-ci soient individuelles, conjugales, familiales... Vers un avenir radieux convoque, jusqu'à son finale "enchanté", toute l'œuvre de Moretti, étalée sur près de cinquante ans. Cela dit, pas la peine de pointer ce à quoi renvoie tel ou tel passage du film, telle ou telle réplique. Contentons-nous des plus manifestes, qui inscrivent le film dans ce qu'il réactualise, du personnage incarné par Moretti, et de Moretti lui-même dans son rapport au cinéma, à la vie, au politique. Trois éléments, représentés par le même personnage, servent ici de base au récit: le réalisateur envahissant, le mari épuisant, le communiste exigeant, bref le type "chiant" par excellence, typiquement morettien, avec respectivement, comme horizon fictionnel: comment finir un film (quand il n'y a plus d'argent et qu'on n'est plus sûr de la fin de l'histoire); comment survivre à une séparation (quand c'est celle avec qui on vit depuis quarante ans qui vous quitte); comment croire encore à la gauche (quand le seul parti qui vaille, le PCI — prononcez "Pitchi", à l'italienne — n'existe plus). La réponse, il n'y en a qu'une, c'est le souvenir et/ou le rêve de ce qu'on a vécu et/ou aurait aimé vivre ("le soleil de l'avenir"). Ne pas croire que Moretti nous réponde: "mais non, l'avenir n'est pas noir, il peut être bleu, rose et même rouge". Non seulement Moretti n'est plus l'idéaliste désabusé des débuts, mais son pessimisme est aujourd'hui encore plus sec, auquel s'ajoute un vrai sentiment de fatigue. Pour autant, ce qu'il cherche n'est pas de se réfugier dans le passé, surtout que le seul et unique bonheur qu'il ait vraiment connu c'est celui de l'enfance, auprès de la mère, qui est aussi celui des années 60, période fantasmée s'il en est, via tous ces rêves et autres illusions que l'époque a produits. Ce qu'il veut, c'est juste revivre (dans le souvenir ou en rêve donc, auquel peut-être fait-il mine de s'accrocher) ces "moments de croyance" où l'on espère encore une fin heureuse, comme dans Palombella rossa, lorsque Moretti revoit/revit la fin du film de David Lean, Docteur Jivago, et qu'il espère qu'Omar Sharif, vieilli et accablé, réussisse à rejoindre Julie Christie, alors qu’il connaît le film par cœur. Ce moment de croyance qui fait qu’on oublie provisoirement la fin, qu’on se plaît à rêver d’une fin qui n’arrivera pas, c’est le temps de l’utopie, d’un ailleurs nostalgique qui par définition n’existe pas. Dans Jivago, on sait que le personnage va mourir mais là, à l’instant où il s’élance pour rattraper celle qu'il a toujours aimée, il vit encore et on y croit. Dans Vers un avenir radieux, l'ailleurs nostalgique, c'est la relecture que fait Moretti, à travers le film que réalise son double Giovanni, de l'attitude du PCI au moment de l'insurrection de Budapest en 1956 et de sa répression par l'armée soviétique. Nul révisionnisme, mais simplement ce "moment de croyance" qui, durant quelques heures, a laissé espérer que le PCI de Togliatti allait suivre ceux du Parti (en fait les intellectuels, pas comme ici des militants devenus tout d'un coup trotskistes!) qui, comme les socialistes, condamnaient sans réserve l'intervention soviétique, ce que Moretti résume, en donnant au revirement l'apparence de la réalité, via cette fausse "une" de L'Unità: "Unione Sovietica, Addio". Et de conclure — c'est aussi la fin du film — par un défilé de toute l'équipe du film (et plus), sourire aux lèvres et drapeaux rouges flottant au vent... Sauf que Moretti, si je ne me trompe, est vêtu d'un pyjama. C'était donc bien un rêve. Quel rêve? Non pas que les chars russes ne soient pas intervenus, mais que le PCI, suite à ça, ait rompu totalement avec le Parti communiste soviétique.
Parce que dans les rêves tout est possible, c'est la fiction à l'état pur qui, chez Moretti, crée de véritables bulles dans lesquelles le réel n'a plus prise. Et permet ici au personnage de Giovanni de voir son épouse (par ailleurs productrice de ses films) le quitter sans vraiment chercher à la retenir, ou bien d'accepter de bonne grâce que sa fille se marie avec un sexagénaire polonais, ou encore d'emmerder un simili Tarantino (et l'épouse avec), à propos du dernier plan de son film, jugé moralement inacceptable, et pour cela, prendre au téléphone l'avis d'un philosophe, d'une architecte, et même de Scorsese, sauf que celui-ci n'est pas joignable et qu'on attendra (en vain) toute la nuit qu'il rappelle... Le dézingage de films, une des spécialités de Moretti — des films d'Alberto Sordi, chez qui "rouges et noirs, c'est pareil" à Heat de Michael Mann en passant par Henry, portrait d'un serial killer de McNaughton, la liste est longue —, qu'il contrebalance par l'évocation régulière de celui qu'il a fini, lui au contraire, par adopter: Fellini, ici à travers La dolce vita, après Huit et demi dans Palombella rossa et plus généralement tous ces plans où l'on voit des couples en train de danser ("Ça fait très Fellini" disait un des personnages dans Ecce bombo), des plans devenus, à la longue, morettiens tant Moretti aime y recourir (3) — et ce, jusqu'à l'épilogue de Tre piani, pourtant le moins morettien de ses films (d'où le fait qu'il ait été si mal accueilli, même parmi les fidèles de Moretti), dans lequel le cinéaste semble justement vouloir, à travers la séquence de la milonga, apporter au film la touche morettienne, voire fellino-morettienne, qui lui manque —, tous ces moments, situés hors du temps, que Moretti agrémente de chansons italiennes (je pense, entre autres, à Ritornerai de Bruno Lauzi qui conclut La messe est finie, peut-être le plus beau finale de toute l'œuvre morettienne, que n'égale pas ici, bien que touchant par son côté maladroit, le passage-étendard où Moretti et son équipe dansent comme des derviches tourneurs sur Voglio vederti danzare de Franco Battiato), jusqu'à leur conférer la même valeur que les gâteaux, les glaces et autres douceurs, pour conjurer l'angoisse, ce qui, conjugué à l'idée de rêve et de souvenir, nous amène à la psychanalyse, de cette psychanalyse dont on peut dire qu'elle constitue un des principaux moteurs des films de Moretti.
C'est que la psychanalyse est partout chez Moretti. Soit directement, dans des films au contenu explicitement œdipien (l'attachement à la mère dans La messe est finie, que Moretti dans Mia madre, par pudeur, "déplace" en confiant le rôle principal à Margherita Buy, un rôle qu'il reprend d'une certaine façon dans son nouveau film, mais sans la mère... alors que dans le très régressif Sogni d'oro, le film que tourne Michele, La mamma di Freud, met en scène un Freud infantile qui a besoin que sa mère lui chante une berceuse pour s'endormir), ou parce que le personnage que joue Moretti est lui-même psychanalyste (la Chambre du fils, Habemus papam); soit plus souterrainement, dans des films qui évoquent, plus qu'ils n'illustrent, le travail analytique. Pensons là encore à Palombella rossa et la manière dont le sujet y reconstruit, à l'aide des autres, son passé, et Journal intime, dont l'écriture à la première personne peut être vu, non pas comme une auto-analyse, mais plutôt, en tant qu'atelier de soi, comme l'addition de tous ces moments qui président à la décision de suivre une analyse. Qu'en est-il dans Vers un avenir radieux? Je verrais bien le film comme le troisième volet de cette trilogie du travail (analytique) qu'il formerait ainsi avec Palombella rossa (le temps de la cure) et Journal intime (l'avant de la cure), soit l'après de la cure, ou plus précisément: comment finir la cure, sachant qu'on ne sait jamais vraiment à quel moment prend fin une analyse. Le film serait donc à placer rétrospectivement, avec le recul de trente ans, juste après Journal intime (réalisé en 1993) et Palombella rossa (réalisé en 1988). Mieux: il pourrait constituer "le moment de conclure", pour parler lacanien, ce qui ne veut pas dire que ce serait le dernier film (espérons que non), mais qu'il appartient au dernier temps d'une trajectoire (l'enseignement chez Lacan, la vie d'un personnage: Michele-Nanni-Giovanni chez Moretti), marquée par le rôle qu'y a joué le langage. Dans Vers un avenir radieux, le passage où les personnages reprennent la chanson de Noemie, Sono solo parole, un des plus beaux moments du film, est le prolongement direct (mais sous forme de correctif) de la scène de Palombella rossa où Moretti rappelle que les mots sont importants: "Chi parla male, pensa male e viva male. Besogna trovare le parole giuste. Le parole sono importanti!" (4) C'est peut-être ce à quoi répond l'auteur dans son dernier film avec ce phrasé trop bien articulé, à l'image du film, fait lui-même de coupes, de ruptures, créant sa propre dramaturgie (là où dans les premiers films de la période "Michele", l'aspect fragmenté relevait davantage d'une construction chaotique, sinon anarchique). Avec cette idée que la trajectoire serait devenue une boucle, où l'on ne ferait plus que tourner en rond (le cirque, la piste vs le rectangle dialectique de la piscine dans Palombella), y pratiquant du "bavardage" (les mots détachés comme dissociés des choses), à l'image du blabla du clown, de ce rôle de bouffon, de jongleur de mots, que s'est toujours réservé Moretti (exemplairement dans le Caïman), même et surtout pour parler des choses sérieuses: du PCI, du cinéma, de la télévision (remplacée ici par Netflix, la plateforme qui est "vue dans 190 pays" et privilégie les films qui contiennent des moments "what the fuck!"), et plus généralement du "monde comme il va", au sens où ce qui est critiquable, l'est — critiqué — puis transformé, dans une vision utopique (anti-romantique au possible), pour le rendre plus tolérable, vous ôtant l'envie de disparaître, entendre: de quitter ce monde, sauvé que vous seriez par les pouvoirs enchanteurs du cinéma (à comparer avec le finale de Sogni d'oro). C'est tout le sens ici du film que tourne Giovanni — qu'il soit politique ou d'amour.
(1) Entre-temps Moretti a réalisé pour la première fois, en tant que long métrage, un documentaire (Santiago, Italia) et adapté pour la première fois également un roman (Tre piani), deux films qui, pour le coup, ne sont pas spécifiquement morettiens.
(2) Une élocution qui n'est pas propre au film mais à Moretti lui-même, ainsi qu'il apparaît dans la bande-annonce d'un autre film (un gros navet, j'ai l'impression), où il ne fait que jouer: le Colibri de Francesca Archibugi, réalisé en 2022.
(3) Alliance pas si paradoxale que ça tant l'héritage fellinien court tout au long de la filmographie de Moretti, des "vitelloni" d'Ecce bombo au cirque Budavari dans Vers un avenir radieux, en passant évidemment par tout ce qui touche au souvenir (le "ti ricordo" de Palombella rossa).
(4) Un autre élément, plus anecdotique, relie directement Palombella rossa à Vers un avenir radieux, c'est le nom Budavari, qui fait communiquer le joueur de water-polo hongrois Imre Budavari, celui que doit marquer Moretti dans le match qui oppose les "blancs" aux "rouges" (cf. là), au cirque du même nom, venu de Budapest.
[30-07-23]
L'autre grand film de cet été, en attendant ceux de la rentrée, c'est le dernier Hong Sang-soo, un de ses plus beaux à mes yeux...
De nos jours... de Hong Sang-soo (2023).
Des ramyuns au piment rouge.
Et vint De nos jours..., le n°30 dans la longue liste des longs métrages de Hong Sang-soo, sachant qu'il nous en manque deux, les n°28 et 29, Walk Up et In Water, les hauts et les bas du premier, le flou du second (le minimalisme poussé à son maximum?), les hasards pas toujours heureux de la distribution faisant qu'on en était resté à la photo cramée de la Romancière, le Film et le Heureux Hasard (The Novelist's Film), sorti en début d'année. Un manque forcément dommageable — même si le cinéma de Hong, qu'on peut attraper par n'importe quel bout, s'accommode de ce genre d'aléas —, dans la mesure où repérer les rimes entre un film et ceux qui l'ont précédé est toujours un plus. D'un autre côté, comme ces films manquants devaient, eux aussi, se faire l'écho de ceux qui les avaient précédés, on peut aisément raccorder De nos jours à des films plus anciens, bien que récents, contemporains de la pandémie (qui, rappelons-le, a perturbé Hong Sang-soo dans son rythme de production: un seul film tourné en 2020!) — je pense au côté "esquisse" d'Introduction et à la dimension "épiphanique" des deux suivants: Juste sous vos yeux et la Romancière — mieux: à un film antérieur, lui, à la pandémie, un des plus beaux de Hong Sang-soo: la Femme qui s'est enfuie, raccord d'autant plus judicieux que De nos jours semble en être à la fois le prolongement et l'égal en beauté. Etant entendu (encore) que la Femme qui s'est enfuie, en plus de faire écho aux films précédents de Hong Sang-soo (le jeu est sans fin), avait la particularité de renouer avec la part la plus lumineuse de son œuvre, prenant ses distances (tout est relatif) avec ses films plus sombres, dont ceux mélancolissimes ("les voyages d'hiver de Hong Sang-soo", comme je les avais appelés) auxquels il faisait suite... Avec cette autre particularité que le film était pour la première fois chez Hong, non pas un film sans hommes mais un film où les hommes faisaient figure de figurants... De sorte que De nos jours renvoie, via la Femme qui s'est enfuie, à la période que je préfère le plus chez Hong Sang-soo, celle des années 2010, qui va, disons, de Ha Ha Ha à Yourself and Yours, et dans laquelle on voyait s'installer, comme chez Rohmer, cette prééminence de la figure féminine... On ajoutera que "femme" et "jour(s)" sont probablement les deux mots les plus utilisés dans les titres de films de Hong Sang-soo, au point qu'on pourrait intituler l'ensemble de l'œuvre "La femme et les jours". Une femme qui avec le temps serait passée, dans De nos jours, de l'objet de désir à celui de transmission, transmettant — à l'image, bien que différemment, du vieux sage (le poète) qui, lui, est dans la transmission d'un non-savoir — un peu de l'expérience que la vie lui a permis d'acquérir. Point de départ et non conclusion d'un film qui, évidemment, ne recourt à aucun discours, se contentant de décliner ses motifs. Et sans préjuger non plus de la suite, tant chaque nouveau film de Hong Sang-soo semble en même temps s'ingénier à contredire ce qu'on avait pu écrire sur les films précédents.
Fort de ce (trop long) préambule, venons-en (enfin) à ce qui nous occupe aujourd'hui: De nos jours...
Nous.
Ce qui court dans De nos jours repose sur une idée toute simple, nous rappelant le principe esthétique sur lequel s'appuie tout le cinéma de Hong Sang-soo: on remplit un film comme on remplit sa vie. Et chez Hong, on les remplit de ces "petits riens" qui font qu'un film, une vie, sont considérés comme réussis, pas nécessairement aux yeux des autres, mais vis-à-vis de soi, dès l'instant qu'on y a fait preuve de vérité. Ce qui est à la fois peu et beaucoup et rend les films de Hong Sang-soo uniques, bien qu'ils se ressemblent, instaurant un rapport très particulier avec le spectateur. En ce qui me concerne, je peux dire que Hong Sang-soo fait partie de ces très rares cinéastes dont j'ai l'impression que chacun des films m'est adressé personnellement (à l'instar d'un Ozu, d'un Rohmer, d'un Tourneur...), expliquant d'ailleurs que je suis presque déçu, voire jaloux, quand je découvre chez les autres, à la réception d'un des films, les mêmes réactions, la même émotion, que celles que j'ai ressenties, comme si le lien privilégié que je pensais entretenir avec l'auteur était remis en cause... Bref, j'aime Hong Sang-soo. Tous ses films me touchent à des degrés divers. Et De nos jours compte parmi ceux qui me touchent le plus... sans qu'il me soit possible pour autant d'expliquer avec précision pourquoi. Disons d'abord que ça tient au "nous/nôtre" du film, qui est loin de se limiter au gros matou — il s'appelle "Nous" — qui occupe le centre de la scène A, assimilable à un chien, une peluche, un bébé, un compagnon (c'est dire sa position centrale, il fait d'ailleurs l'objet du seul mouvement de caméra, disons intempestif, du film: un zoom avant rapide, tel un focus sur ce que ce chat représente: la première personne du pluriel, une sorte de "Je à plusieurs", l'intimité en petit comité, soit donc, pour faire suite à ce qui est dit plus haut: l'auteur, son film et moi. Il est là le motif principal du film, que Hong Sang-soo déclinera dans la scène B sous la forme d'un "jeu à plusieurs", en l'occurrence le Chifoumi (pierre-papier-ciseaux) sur lequel je reviendrai.
De nos jours met en scène des scènes de conversations se déroulant le même jour dans deux appartements, où se retrouvent: dans le premier, Sang-won (Kim Min-hee), actrice reconvertie dans le design d'intérieur, Jung-soo, l'amie qui l'héberge (Song Seon-mi, qui tient à peu près le même rôle que dans Hotel by the River et la Femme qui s'est enfuie), et Ji-soo (Park Mi-so) qui, voulant devenir actrice, est venue rencontrer Sang-won pour que celle-ci la conseille (1); dans le second, Ui-ju (Gi Ju-bong), le vieux poète (comme dans Hotel by the River), résolu à ne plus boire, et deux jeunes admirateurs, Jae-won, un apprenti poète (il y en avait un dans la Femme qui s'est enfuie), espérant que le maître lui transmette quelques secrets sur son art (donc sur l'existence), et Ki-joo, une étudiante en cinéma qui filme les scènes pour son film de fin d'études. Rien a priori ne relie les deux scènes sinon, outre le dispositif scénique et les rimes qui en découleront (plus une guitare), le repas, réduit ici à des ramyuns agrémentés de gochugaru (le piment rouge), ce dont raffolent Sang-won et Ui-ju, la première étant peut-être la fille du second. Sachant que ce qui les relie, ce sont moins ces nouilles qu'on dit "instantanées" (chez nous, les plus vieux se rappelleront les pâtes Bolino — on pourrait qualifier le cinéma de Hong Sang-soo de "cinéma-Bolino"), écho aux scènes elles-mêmes qui chez Hong sont exécutées en un tour de main... moins les ramyuns, donc, que le piment qu'on y ajoute, la petite touche qui va singulariser lesdites scènes, les faire ressortir de l'extrême banalité dont elles témoignent à la base. Tout un art...
Chifoumi.
La réalité est là aussi. Ce qui importe chez Hong Sang-soo n'est pas dans ce qui est dit (Il n'y a pas plus de message à délivrer que de savoir à transmettre, comme le rappelle le vieux poète, même si Kim, elle, s'y soumet, parce que son "détachement" n'est pas du même ordre, qu'il est davantage marqué par la désillusion — celle qui lui a fait quitter le métier — que par une quelconque sagesse, acquise avec l'âge.)... ce qui importe c'est, comme toujours chez les "vrais" cinéastes, les seuls qui nous occupe, la façon dont c'est dit et, chez Hong, dont c'est répété, avec les variations que cela entraîne... Le jeu de Chifoumi (le vrai, celui dans lequel celui qui perd doit boire un coup), initié par Ui-ju, dans le but à peine voilé de regoûter à l'alcool (le vrai goût de l'alcool, le goût du soju, pas celui de la "bière sans alcool" qui n'est qu'un pis-aller — le cinéma de Hong Sang-soo, tout Bolino qu'il serait, répugne aux faux-semblants, ce n'est pas de la Buckler et encore moins du Canada Dry)... oui eh bien, ce jeu qui, par le biais de l'alcool, sert à resserrer momentanément les liens (c'est le rôle de l'alcool chez Hong, ce pourquoi on ne peut pas s'en débarrasser), vient ainsi condenser le propos du film (qui n'est pas message), à savoir: trois "Je" qui, le temps du "jeu", ne font plus qu'un seul: le "Je" pluriel que représente le "Nous", qui ne cherche pas à transmettre quoi que ce soit, mais, dans le meilleur des cas, à ce que l'un des trois favorise, consciemment ou non, le rapprochement entre les deux autres (principe même du jeu à trois et plus généralement des relations triangulaires).
De la même manière qu'on ne sait pas si, dans la scène A, Ji-soo à la fin, suite à sa rencontre avec Sang-won, embrassera une carrière d'actrice (sauf que si sa motivation demeure, il lui faudra suivre son propre chemin, ne pas chercher à imiter: cf. l'épreuve du piment)... on ne sait pas non plus si, dans la scène B, les deux admirateurs de Ui-ju noueront une "relation", comme le suggère lors du dernier plan la guitare passant des mains de la jeune fille à celles du jeune homme... Il n'empêche, et c'est bien là l'essentiel, il y a eu passage, par l'intermédiaire donc de cette guitare qui, dans les derniers Hong, sera passée successivement, avant que le vieux poète ne l'offre à la jeune fille, dans les mains d'autres acteurs et actrices (Lee Hye-young dans Juste sous vos yeux, Kwon Hae-hyo dans Walk Up, si j'en crois la bande-annonce, et même Kim Min-hee qui, dans la scène A, nous gratifie d'un accord mais pas un de plus). La guitare comme touche d'appoint, assurant en l'agrémentant le jeu des transitions chez Hong, aussi bien à l'intérieur de ses films que d'un film à l'autre, ce qui fait le charme infini de ces petites pièces, chaque morceau dans De nos jours étant par ailleurs précédé d'une note d'introduction, qu'on assimile un peu vite à un haïku alors que pour ma part j'y verrais plutôt un écho à tous ces bouts de papier que Hong Sang-soo, à l'instar de Godard autrefois, écrit pour ses acteurs lorsqu'il prépare une scène, sauf que c'est écrit la veille et que le matin du tournage, en fonction des éléments du jour (l'inspiration, la météo, l'ambiance générale...), les choses vont être modifiées, expliquant que les scènes du film ne soient pas exactement telles qu'elles sont annoncées. Car ce qui compte, c'est ça finalement: l'adéquation entre la scène à venir et le ressenti du moment. C'est ainsi qu'on "remplit" un film.
(1) On notera que les trois actrices de la scène A sont, comme souvent chez Hong Sang-soo, des anciens modèles devenus actrices (pensons également à Jeong Eun-chae, l'héroïne de Haewon et les hommes), non pas comme un hommage détourné aux "modèles" de Bresson (quoique) mais, plus probablement, pour ce que ces actrices-modèles apportent dans la composition d'un plan, en termes de grâce et d'harmonie.
[31-07-23]
Post-scriptum.
Bien que régulièrement séduit par des films comme Grande Petite, Aïe, Gentille, Arrête ou je continue... je n'ai pourtant jamais rien écrit sur Sophie Fillières réalisatrice, juste un petit mot à propos de son dernier film, en fait l'avant-dernier, la Belle et la Belle:
"Beau film miroir en rouge et bleu, qui sait jouer malicieusement avec les mots, à l'image du Ruzzle au début, qui sait jouer, tout aussi malicieusement, avec le temps (25 ans d’écart qui se télescopent), le présent qui sous les traits de Margaux, la Belle rousse en bleu, réactive le passé de Margaux, la Belle blonde en rouge, en même temps qu’il réinvente l’avenir, celui rouge-bleu des deux belles avec Marc, le beau brun qui, lui, n’aura pas tout compris."
Le physique bien sûr, la douceur d'un visage, Sophie Fillières me faisait penser (comme sa sœur Hélène d'ailleurs) à Françoise Hardy.
On est bien peu de choseEt mon amie la roseEst morte ce matin