Claudine Gabay dans Baxter, Vera Baxter de Marguerite Duras (1977).
Des hommes, une femme et deux enfants: Sur trois films français.
Des hommes (Lucas Belvaux) — Au début, disons jusqu'aux premiers "retours" dans le passé algérien, on regarde ça d'un œil amusé: Depardieu (alias Feu-de-Bois), cabot grommelant, nous la joue "Harry Baur"; et son personnage quand il a 20 ans, avec son regard bleu acier fixant la ligne bleue des... djébels, évoque celui de Gabin dans Gueule d'amour... D'un œil amusé donc, mais vite agacé tant c'est, en même temps, pénible à regarder: la fête de famille, plus "festen" que festive, qui voit toutes les aigreurs, rancœurs et autres ressentiments, non pas remonter à la surface (c'était déjà là) mais s'exprimer plus ouvertement, face à celui qui est comme "mort" depuis 50 ans, ressassant sa haine du monde et des Arabes... a des airs de déjà vu, pire de cinéma daté et même un peu rance; les atrocités de la guerre d'Algérie, rappelant l'horreur du Chemin des Dames — dixit les vieux — ou d'Oradour-sur-Glane, mais ici commises par les deux camps, parce que la Guerre finalement, de quel côté qu'on la regarde, c'est toujours horrible... si horrible que certains épisodes, on ne peut les raconter (leitmotiv poussif du film), ce qui n'empêche pas de les évoquer, et de façon si insistante (à ce niveau Des hommes est "horriblement" édifiant) via ces voix intérieures (qu'on imagine en train de lire le roman de Mauvignier), surtout celle du cousin Darroussin, l'autre grand traumatisé du film, réfugié lui dans le silence buté du déni... bref, de façon si accablante que l'indicible finit par devenir bavard. Comme du Boisset. Un comble.
Suzanna Andler (Benoit Jacquot) — On connaît la genèse du film: la promesse faite par Jacquot à Duras d'adapter à l'écran la pièce de théâtre qu'elle avait écrite en 1968 (et créée l'année suivante), pièce qui ne l'intéressait plus trop, contrairement à Jacquot qui fut son assistant dans les années 70. A Duras, qui lui demandait pourquoi il aimait cette pièce, Jacquot avait répondu: "c'est du boulevard racinisé et non du Racine boulevardisé, comme on le voit habituellement", ce à quoi Duras, intriguée, avait répliqué: "Eh bien, fais-en un film, que je voie si ce que tu dis est vrai." Jacquot l'avait promis, et même re-promis à Duras peu avant sa mort. Il aura fallu vingt-cinq ans pour qu'il tienne sa promesse, et même davantage si l'on considère la demande initiale. Le résultat? Pour ce qui est du "boulevard racinisé", je ne me prononcerai pas, je ne sais pas vraiment à quoi ça ressemble... De toute façon ce n'est plus d'actualité. Pour ce qui est de la pièce de Duras, il reste le texte (une femme, un mari millionnaire qui la trompe, un journaliste payé par le mari pour qu'il devienne son amant...), le cadre (les années 60 symbolisées par les vêtements que porte Charlotte Gainsbourg: sous sa fourrure, une robe ultracourte et des bottes en cuir) et puis le décor (une villa à louer pour l'été — deux millions — sur la Côte d'Azur)... autant d'éléments, trop ancrés dans l'époque, dont on comprend que Duras s'en soit désintéressée par la suite. Du moins en ce qui concerne la version d'origine. Car elle va quand même la réutiliser cette pièce, la réactualisant, la déconstruisant pour en faire un film, en 1977. Ce sera Baxter, Vera Baxter. Voir le film de Jacquot sans connaître celui de Duras, n'est pas sans intérêt. Parce que Jacquot respecte le texte de Duras et que l'interprétation qu'en donne Charlotte Gainsbourg est remarquable, l'actrice aimantant littéralement le film, au point d'apparaître comme le vrai sujet de Suzanna Andler. Ce qui en fait aussi la limite. Car finalement ce que Jacquot apporte de plus à la pièce (outre le besoin, comme l'avait fait Duras, d'en éliminer l'aspect trop sixties), ce n'est que ça: le regard d'un cinéaste sur son actrice, regard que lui-même qualifie d'amoureux mais qui, à bien des égards, via cette insistance à traquer les expressions de Charlotte Gainsbourg, à tournoyer autour avec sa caméra (sans autre idée que celle d'être là, au plus près), se révèle assez obscène à la longue. J'y vois même une forme de male gaze, à filmer ainsi sous toutes les coutures (et les coutures ne sont pas toujours belles) le visage d'une actrice. De sorte que le film apparaît moins comme le résultat de la promesse faite jadis à Duras que comme une réponse à sa Vera Baxter, dans lequel l'auteure avait non seulement changé le nom de l'héroïne (en même temps que le prix de la villa, qui n'était plus à louer que "un million"), mais surtout féminisé son propos, en pervertissant le classique triangle amoureux, jusqu'à "exclure" l'amant, joué par Depardieu (vu seulement au début, à l'hôtel où était censée le rejoindre Suzanna/Vera), celui-ci étant remplacé par un personnage intermédiaire, absent de la pièce initiale, mais au rôle conséquent si on voit le film sous son angle féministe, puisque incarné par Delphine Seyrig, qui rapportait les paroles de l'amant ("Michel Cayre a dit..."). A l'arrivée, plus d'homme dans la villa (le mari restait off)... à la place, tel un gynécée abstrait, que des femmes autour de Vera Baxter, avec Seyrig donc et Noëlle Châtelet (vous savez, la sœur de Jospin, spécialiste de Sade), l'amie et ancienne maîtresse du mari... Et dehors, comme enfermant Vera dans son in-existence (le vide intérieur), prisonnière de son statut d'épouse doublement trompée (dans le titre, Baxter, le nom du mari, enclôt le prénom de la femme), cette musique de fête composée par Carlos d'Alessio (la "turbulence extérieure"), présente en continu, avec comme décor l'Atlantique (l'imaginaire Thionville-sur-Mer), loin, si loin de la Méditerranée (entretemps Duras est passée par les Indes)... Or que fait Jacquot si ce n'est de réintroduire l'homme dans le dispositif (l'amant, mais aussi l'agent immobilier qui idolâtre Suzanna...), celui non plus des années 60, mais pas non plus d'aujourd'hui, une sorte de dispositif archétypal, et pour le coup plus vieux encore, Jacquot s'y incluant lui-même, par tous ces mouvements de caméra, ces va-et-vient intempestifs qui, à l'opposé de l'écriture "blanche" de Duras (les plans fixes qui privilégient le regard, les travellings latéraux sur le paysage...), donnent au film l'impression de ne vouloir qu'une chose: ligoter la femme, quoi qu'elle dise, quoi qu'elle manifeste, pour mieux la posséder. Duras doit se retourner dans sa tombe.
Petite Maman (Céline Sciamma) — C'est quoi le bon âge pour Céline Sciamma? Je veux dire l'âge que doivent avoir ses héroïnes pour que ça fasse un bon film? 15 ans (Naissance des pieuvres), 10 ans (Tomboy), 18 ans (Bande de filles), 25 ans (Portrait de la jeune fille en feu)? Au vu du dernier (Petite Maman), 8 ans semble l'âge idéal tant le film est réussi, de loin son meilleur, débarrassé de tous ces poncifs qui d'ordinaire accablent son cinéma. Parce que c'est un film de latence(s). Qui marque une pause (davantage qu'une inflexion) dans la filmographie de Sciamma, un temps comme suspendu, où les choses se trouvent apaisées. De l'ordre de l'entre-deux, espace propice au fantastique, ici d'une étonnante douceur, à l'image des rapports de l'enfant avec l'Autre (dont il fait la rencontre), plutôt qu'avec son corps (qui ne le tracasse pas encore)... Dans un décor de conte (un bois et une maison dont on connaît les recoins, pas une forêt où l'on risquerait de se perdre), emprunt d'unheimlich — l'inquiétant familier — et de sororité, une petite fille qui vient de perdre sa grand-mère (maternelle) rencontre sa maman (qui est son double) quand celle-ci avait son âge. La force du film tient à l'extrême pudeur avec laquelle Sciamma déplie son récit, sans coquetterie de style ni coup de force narratif, ce qui donne au surnaturel un côté parfaitement banal... C'est beau parce que c'est simple, que les secrets ne sont pas enfouis dans les profondeurs d'un roman familial, mais juste tapis sous des feuilles (comme prêts à sortir). On entre ainsi de plain-pied dans Petite Maman (joli pré-générique qui voit la fillette faire le tour des chambres pour dire au revoir aux pensionnaires de la maison de retraite où vient de mourir la grand-mère, manière de prendre congé du réel pour mieux s'ouvrir à la fiction), affichant d'emblée la tristesse qui accompagnera le film (et surtout la mère), mais que la rencontre de l'autre (un autre-moi, un autre-maman) permet de consoler, via tous ces jeux qui sont propres à l'enfance (construire une cabane, faire des crêpes, se balader sur l'étang...). La latence c'est exactement ça: une parenthèse, dans la vie ou dans une œuvre, avant que tout ne se réveille à nouveau, ce qui, dans le cas de Sciamma, voudrait dire que sa Petite Maman reste sans lendemain. Mais qui sait... ça peut être aussi l'amorce d'un réel changement.
PS. La chanson "La musique du futur" qu'on entend sur le générique de fin est affreusement gnangnan et gâche un peu le plaisir.
Vous avez arrêté votre série sur Les Cahiers du cinéma ?
RépondreSupprimerOui non, je ne sais pas... en fait c'était surtout pour occuper le blog pendant le confinement et la fermeture des salles de cinéma. Depuis la réouverture l'envie est un peu passée.
SupprimerC'est vrai que Trafic va disparaître ?
SupprimerQui lisait encore Trafic ? En plus c'était cher.
SupprimerC'est sûr qu'au niveau abonnement Trafic ça devait pas être le grand embouteillage... mais ce n'était pas si cher. 19 euros pour 140 pages sans la moindre pub, c'est moins cher par exemple que les nouveaux Inrocks 13 euros pour 200 pages dont la moitié de pub et le reste qui tiendrait sur une quarantaine de pages avec une maquette moins branchouille... hé hé
Supprimerlol
SupprimerC'est écrit nulle part que Trafic allait disparaître
SupprimerBuster vous devez le savoir, vous qui avez écrit dans Trafic ?
SupprimerNon je n'en sais pas plus que n'importe qui (j'ai très peu écrit dans Trafic et je n'ai plus de contact depuis belle lurette)
SupprimerFinalement vous êtes "has been" Buster
SupprimerMême pas, je n'ai jamais connu le succès... disons plutôt qu'après avoir côtoyé le milieu (un peu) je suis aujourd'hui royalement snobé :-)
SupprimerC'est donc un milieu de snobs ?
SupprimerNon.
SupprimerMon cher Buster, vous ne croyez pas que c'est vous plutôt qui nous snobez ?
RépondreSupprimerComme j'ai toujours dit, c'est toujours fifty-fifty ces histoires-là...
SupprimerBuster ne répond pas, vous voyez bien qu'il nous snobe !
RépondreSupprimerTout le monde sait que l'entre-soi dans les milieux culturels ça n'existe pas, c'est un mythe.
SupprimerOk l'anonyme, je suppose que c'est de l'ironie... l'entre-soi est consubstantiel à la notion même de "milieu", surtout culturel.
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