lundi 28 juin 2021

Sur les pas de Kelly Reichardt

Meek's Cutoff de Kelly Reichardt (2011).

Notes sur K. R.

De Reichardt, j'ai déjà parlé, j'en parle même régulièrement, depuis plus de dix ans, récemment encore, de manière oblique (sud-est → nord-ouest, pourrait-on dire), à l'occasion de l'album de Cabane, Grande est la maison. Et d'y évoquer, une fois de plus, l'esprit de Thoreau qui imprègne, traverse même (nord-nord-ouest), toute son œuvre, de Old Joy à First Cow. Thoreau, donc, qu'on prononce \soro\ comme sorrow, cette tristesse qui n'est rien d'autre qu'une "joie passée"... d'où la mélancolie que Reichardt, dont le nom, lui, se prononce \recard\ comme record, "enregistre" avec la même sensualité, symbiotique, que celle d'un transcendantaliste, celle aussi, homoérotique — une constante chez Jon Raymond, le scénariste privilégié de Reichardt —, qui sourd de nombreuses scènes... sensualité d'autant plus recherchée qu'elle est entachée de la perte, de celle qui touche aux origines — l'Amérique originelle —, en accord avec le style country folk de la musique (de Yo La Tengo à William Tyler en passant par Jeff Grace)... Et fait du cinéma, à la fois enraciné et nomade, de Reichardt un cinéma-témoin, témoin non pas de la beauté du monde mais de ce qu'il en reste aujourd'hui.

Rappels:

1. Old Joy est une pure merveille. Arriver à transcrire avec autant de justesse, autant de délicatesse, les petites failles angoissantes de l’existence, c'est tout simplement prodigieux. Rappelons les faits: deux amis que des choix de vie ont séparés (plutôt des non-choix en ce qui concerne Kurt, le personnage "immature" et gentiment crazy, campé par Will Oldham, alias Bonnie Prince Billy) se retrouvent le temps d’un week-end pour une balade en forêt, avec comme destination les sources d'eaux chaudes de Bagby (c'est dans l’Oregon). Loin des bruits de la ville, loin des bruissements du monde, relégués à l’arrière-plan, plus exactement en fond sonore (une émission politique entendue à la radio, au début et à la fin du film), Kelly Reichardt vous fait vivre, au son de quelques accords de guitare (signés Yo La Tengo), une expérience que vous n’êtes pas prêt d’oublier. Ça commence par ce qui pourrait être l’ouverture d’un film de terreur (un ami qu’on n’a pas vu depuis longtemps vous propose au téléphone de faire une promenade dans les bois, il dit connaître l’itinéraire mais, en cours de route, se trompe de direction...), ça continue par ce qui pourrait être la scène nocturne, au coin du feu, d’un western gay (l’ami vous confie sa théorie de l’Univers — assimilé à une larme qui tomberait éternellement dans l’espace — mais surtout que vous lui manquez terriblement). Et puis non, rien de tout cela, le soleil réapparaît — "Sunshine" crie Will Oldham — et vous voilà parti pour une randonnée écolo au milieu des cours d'eau, des arbres moussus, des fougères et des limaces, avec un chien, bout de bois à la gueule, pour vous accompagner, jusqu’à ces fameuses sources où là, subitement, le temps semble s’arrêter. Un bain chaud dans le creux d’un tronc d’arbre, pendant que s’égouttent les dernières traces de pluie et qu’un oiseau chante. L’ami vous raconte une histoire à dormir debout puis vient subrepticement vous masser le cou. Vous résistez un peu, vous êtes tendu, mais finalement vous vous laissez faire. Et c’est l’extase (ah, la main qui glisse dans l’eau). Blissfully yours. Un petit nirvana, un sommet de sensualité. Et après? Après, rien, le vide absolu, terrifiant, comme toujours après de tels moments, si intenses. C’est le retour à la ville, vous êtes songeur (vous attendent à la maison votre femme qui elle-même attend un enfant, et demain le boulot), lui est totalement perdu (personne ne l’attend). "La tristesse n’est qu’une joie passée"...

2. Nord-Ouest.

"I am but mad north-north-west" (Hamlet)

Si les films de Kelly Reichardt participent du traditionnel road movie (une virée dans Old Joy, le temps d'un week-end, pour rejoindre des sources d'eaux chaudes, l'itinéraire d'une "routarde" dans Wendy et Lucy, projetant d'aller en Alaska, le long périple de quelques migrants dans Meek's Cutoff, s'égarant dans les paysages désertiques de l'Ouest), ils le doivent aussi au parcours de la cinéaste dont la carrière s'apparente à une véritable traversée de l'Amérique. Reichardt a ainsi tourné son premier film, River of Grass, dans les Everglades, en Floride dont elle est originaire, puis, après une interruption d'une dizaine d'années pendant lesquelles elle s'est beaucoup promenée (avec sa chienne Lucy) au milieu de la nature, a réalisé son deuxième film, Ode, dans le Mississippi, avant de rejoindre l'Oregon (sur les conseils de Todd Haynes) où elle a depuis tourné ses autres films. Soit une direction Nord-Nord-Ouest, voire north by northwest, dont on sait (cf. le film d'Hitchcock) qu'elle n'est indiquée par aucune boussole, ce qui collerait avec le sentiment d'égarement (et donc d'angoisse) qui accompagne le cinéma de Kelly Reichardt. Au passage, north by northwest (qui est une position nautique) se traduirait par "nord-quart-nord-ouest", sauf que seule existe la direction northwest by north (soit en français "nord-ouest-quart-nord") et que "nord-quart-nord-ouest", de toute façon, se traduit en anglais par... north by west(!). Bref, de quoi se perdre, à l'image du petit groupe de Meek's Cutoff...
Au-delà de la dimension trajective (au sens virilien du terme), c'est certainement cette expérience de la nature qui donne aux films de Reichardt une telle intensité. On sait que l'esprit de Thoreau est présent dans tous ses films qui prennent comme décor l'immensité de la nature américaine. Mais c'est surtout à travers tout un mouvement, celui de la contre-culture, qui va de Kerouac et la beat generation des années 50 à l'expérience radicale du désert dans les années 70, en passant par la mouvance hippie des années 60, que cet esprit s'exprime le mieux. Le cinéma de Reichardt, loin de prolonger le mouvement, vient au contraire en sonner le glas. Il s'y dégage une forme de désillusion, de tristesse, incarnée idéalement par Will Oldham dans Old Joy, personnage cosmique dont la théorie sur l'Univers se marie avec la musique lo-fi de Yo La Tengo, et que l'on retrouve également dans Wendy et Lucy à travers le personnage, en marge lui aussi, de Wendy, et dans Meek's Cutoff à travers celui de l'Indien, des personnages qu'on peut dire "à l'ouest" mais surtout seuls, immensément seuls. Solitude dont le point d'origine chez Reichardt se situe peut-être dans Ode, inspiré de la chanson de Bobbie Gentrie, "Ode to Billie Joe" (plus connue en France sous le titre "Marie-Jeanne", la version de Joe Dassin), chanson qui raconte le suicide d'un adolescent du point de vue, très détaché, voire indifférent, des petites gens du Sud...
Si dans Old Joy la forêt s'oppose par sa luxuriance à la minéralité et à la blancheur du désert, cette "évidence absolue du monde" comme le qualifiait Baudrillard (cf. Gerry de Van Sant ou encore Brown Bunnyde Gallo, avatars modernistes, et au demeurant très beaux, de cette évidence absolue), qu'en est-il du désert de Meek's Cutoff? On est loin de la "radicalité" décrite par Baudrillard. Le désert chez Reichardt n’est pas le lieu de la désertion, on n’y recherche pas l’expérience limite (comme dans Vanishing Point de Sarafian). Que Reichardt radicalise ici son propre cinéma ne veut pas dire que ce type de cinéma soit celui de la radicalité. Au contraire, ses films marquent l’impossibilité de la désertion comme expérience radicale. On est là dans le pur désenchantement, il ne reste que des bribes de désertion, le temps (éphémère) d’un bain chaud dans le tronc d’un arbre, ou alors en repoussant toujours plus loin la ligne d’horizon (l’Alaska, les montagnes bleues), non pour disparaître mais simplement se perdre (programme minimaliste).
Thoreau n’avait pas eu besoin d’aller bien loin pour vivre son expérience. Walden est à deux kilomètres de Concord. Personne ne l'a remarqué mais Meek's Cutoff se déroule l'année même — 1845 — où Thoreau construisit sa cabane pour y faire retraite (durant deux ans). Si la contre-culture a favorisé la résurgence de cette expérience originelle, l’utopie aujourd'hui c’est fini. Non seulement la forêt est dans la ville et l’Alaska un leurre, mais le désert lui-même n’existe plus, réduit à une sorte de triangle des Bermudes improbable. Chez Reichardt, c’est peut-être moins l’esprit de Thoreau qui survit que son fantôme, errant dans un monde plus que jamais incertain... Cf. le dernier plan, magnifique, de Meek's Cutoff, l'Indien vu à travers le regard d'Emily (Michelle Williams), innocent censé conduire le groupe on ne sait où... possiblement à sa perte (d'un point de vue spirituel) si l'on considère que, alors qu'à l'autre bout des Etats-Unis, à l'Est, un homme cherche l'harmonie avec la nature, ce qu'il appelle le "grand rapport", qu'il déserte le monde pour retrouver "le Monde" (via l'acquisition d'une certaine sagesse, "à l'indienne" justement), ici, à l'Ouest, c'est l'inverse: un Indien, qui jusque-là se confondait avec les rochers, semble — à travers les objets qu'il porte, tous récupérés du chariot brisé — se désolidariser de la nature, gagné qu'il serait par les premiers signes de "civilisation", soit le début pour lui et son peuple de la déculturation. Le raccourci est là, et c'est bouleversant. (juin 2017)

3. Lost.

Avec Meek's Cutoff Reichardt s’attache à nettoyer le western de sa dimension mythologique (c’est-à-dire hollywoodienne) pour nous offrir non pas un anti-western mais un western anti-hollywoodien. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situe la part féministe du film, davantage que dans la relation entre Meek et Emily (le rapprochement que font certains à travers le mot cutoff, entre raccourci et castration, me paraît excessif). Le meilleur exemple de cet anti-hollywoodisme est l'utilisation par Reichardt du format 1:33, un format carré qui n’a plus cours aujourd’hui, qui n’est pas non plus exactement celui du western classique (1:37)... A vrai dire, la différence n’est pas perceptible, c’est surtout symbolique, le 1:33 (le vrai 4/3) c’est le format du cinéma muet. En y recourant, Reichardt veut-elle inscrire son film dans une autre tradition, celle des pionniers? Possible, mais puisque le film épouse le point de vue de la femme, on retiendra surtout l'interprétation que la cinéaste donne elle-même d'un tel format: le champ de vision — limité — des femmes de l'époque à cause de la coiffe (une sorte de bonnet à large bord) qui encadrait, en même temps qu'il protégeait de la poussière et du soleil, leur visage. (Le féminisme du film se situerait donc là, image de la vie pour le moins étriquée, sans véritable horizon, de ces femmes, suivant leurs maris à l'arrière des convois.)
Ce qui marque ainsi en premier lieu Meek's Cutoff, c'est le souci d’authenticité dont fait preuve Reichardt pour rendre son film le plus proche possible de ce que pouvait être au milieu du XIXe siècle la découverte de l’Ouest par les colons américains, via la fameuse "piste de l'Oregon". Reichardt joue dialectiquement de l'opposition entre naturalisme (simple reproduction de la réalité) et réalisme ("l'effort que l'on fait pour la comprendre", disait René Allio). Et c'est de ce jeu, entre contemplation (de la nature) et contingence (des événements), poésie (des lieux) et prosaïsme (du quotidien, tels ces gestes — non pas ralentis, nul éloge de la lenteur ici, mais replacés dans leur contexte, ce qui nécessite pour le spectateur d'aujourd'hui un véritable réapprentissage de la durée — comme traverser une rivière, réparer l'essieu d'un chariot, recharger un fusil...), bref, c'est de ce mouvement, de cette dualité naturalisme/réalisme que naît l'extraordinaire force du film ("Meek's cutoff" peut s'entendre comme mix cut off, "alliage coupé"). Et puis il y a ce drôle d'Indien, sorti de nulle part, mystérieux à tout point de vue, personnage central autour duquel s'articule la fiction. Plus que l'Indien et son insularité, c'est l'Autre, avec un grand A comme dirait... l'autre (figure pour le coup un peu trop explicite mais belle malgré tout). Je n'insiste pas, le cinéma américain (à travers notamment le western et le film fantastique) porte en lui la question du même et de l'autre... Plus intéressant me paraît le caractère énigmatique du personnage, quant à ses motivations réelles: conduit-il le groupe ou cherche-t-il à le perdre? Il dessine d'étranges figures sur les rochers, se lance tout d'un coup dans de longues incantations, refuse de communiquer (Emily — dont les lèvres sont de plus en plus desséchées — en parle comme d'un homme-enfant)... il n'est pas impossible qu'il soit fou, et je trouve cette idée magnifique. Reste la question — essentielle chez Reichardt — du territoire. Le sentiment de perdition qui accompagne les personnages est entretenu par la volonté, récurrente depuis Old Joy, de les faire marcher, au sens physique du terme. La marche, c'est vraiment le moteur de ses films, davantage walking movies que road movies. Car marcher, c'est encore la meilleure façon d'arpenter un territoire et donc de le comprendre, de se l'approprier. Le cinéma de Reichardt, c'est d'abord cela. En un sens, Meek's Cutoff marque un (premier) aboutissement dans son œuvre, œuvre fortement "vectorisée", d'Est en Ouest, à l'image de la Frontière... (juillet 2011)

(à suivre)

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